La remarque était malencontreuse.
« Un vieil encroûté comme moi n’a plus d’aventures », répondit le colonel, d’un ton acerbe. Il se remit à moudre les grains de sucre contre les parois de sa tasse. Puis il parut se repentir de sa rudesse ; il réfléchit un instant.
« J’ai rencontré ce vieux Burke, au club ; il m’a demandé de lui amener une de vous, à dîner ; Robin est de retour, en permission, a-t-il dit. »
Le colonel termina son thé. Quelques gouttes tombèrent sur sa petite barbe pointue. Il tira son vaste mouchoir de soie et s’essuya le menton avec impatience. Eleanor, assise sur sa chaise basse, surprit une curieuse expression d’hostilité entre ses sœurs. Mais elles ne se disaient rien. Elles continuèrent à manger et à boire jusqu’au moment où le colonel, levant sa tasse, la trouva vide et la posa d’un geste ferme, avec un petit cliquetis. La cérémonie du thé avait pris fin.
« À présent, mon garçon, va-t’en terminer ta préparation », dit le colonel à son fils.
Martin retira la main qui se tendait vers une assiette.
« Allons, file », répéta le colonel, d’un ton d’autorité. Martin se leva et s’en alla, laissant traîner sa main sur les chaises et les tables, comme pour retarder sa sortie. Il claqua la porte avec force derrière lui. Le colonel, debout, se dressa au milieu de ses enfants, sanglé dans sa redingote étroitement boutonnée.
« Il faut que je sorte, moi aussi », dit-il. Mais il s’arrêta un instant, ne sachant où aller, semblait-il. Il se tenait, bien raide, au milieu d’eux, comme s’il avait un ordre à donner, mais il n’en trouvait aucun, à ce moment précis. Puis il se souvint.
« Je voudrais que l’une de vous pense à écrire à Edward, fit-il s’adressant à ses filles, indifféremment. Dites-lui d’écrire à maman.
– Oui », répondit Eleanor.
Il s’acheminait vers la porte, mais il s’arrêta.
« Et faites-moi signe quand maman voudra me voir. » Il s’interrompit et pinça l’oreille de sa plus jeune fille : « Petite canaille barbouillée », fit-il en montrant la tache du tablier. Rose étendit aussitôt sa main pour la cacher. À la porte, il s’arrêta encore. Ses doigts tâtonnaient, agitaient le loquet :
« N’oubliez pas, dit-il, d’écrire à Edward. » Enfin, ayant tourné le loquet, il disparut.
Elles gardèrent le silence. Eleanor sentit quelque chose de tendu dans l’atmosphère. Elle prit un des petits livres qu’elle avait laissé tomber sur la table et l’ouvrit sur son genou. Mais elle n’y posa pas les yeux. Son regard se fixa, un peu distrait, vers la pièce à côté. Les arbres bourgeonnaient dans le jardin du fond. Il y avait de petites feuilles – des feuilles en forme d’oreilles sur les buissons. Le soleil luisait, intermittent ; il brillait, il s’éloignait, il éclairait tantôt ceci, tantôt…
« Eleanor », dit Rose, intervenant. Son attitude rappelait drôlement celle de son père.
« Eleanor, répéta-t-elle à voix basse, car sa sœur ne l’écoutait pas.
– Qu’y a-t-il ? demanda Eleanor en se retournant.
– Je voudrais aller chez Lamley », dit, Rose.
Elle était l’image même de son père, debout, les mains derrière le dos.
« C’est trop tard pour Lamley, répondit Eleanor.
– Ils ne ferment pas avant sept heures, dit Rose.
– Alors demande à Martin de t’accompagner. »
La petite fille se dirigea lentement vers la porte et Eleanor reprit son livre de comptes.
« Mais tu n’iras pas seule, Rose, tu m’entends », répéta-t-elle, en levant les yeux au-dessus de ses chiffres, au moment où la fillette atteignait la porte. Rose fit un signe de tête sans mot dire, et disparut.
Elle monta l’escalier. Elle fit halte, un instant, devant la chambre de sa mère et renifla l’odeur à la fois âcre et doucereuse qui semblait s’accrocher aux pots, aux timbales et aux bols à couvercle, posés sur la table, en dehors de la pièce. Rose continua à monter, elle s’arrêta à la porte de la salle d’étude. Elle ne voulait pas entrer car elle s’était disputée avec Martin. La querelle avait commencé à propos d’Erridge et du microscope, et avait continué sur le m******e des chats de Miss Pym, à côté. Mais Eleanor lui avait recommandé de demander à Martin de l’accompagner. Rose ouvrit la porte.
« Eh là, Martin… », fit-elle, tout d’abord.
Il était assis à une table et marmottait, un livre appuyé devant lui. Du grec, ou peut-être du latin.
« Eleanor veut… », dit-elle en observant la rougeur de son frère, sa façon de refermer la main sur un bout de papier, comme s’il se préparait à en faire une boulette, « elle veut que je te demande… », puis Rose se raidit, le dos contre le montant de la porte.
Eleanor s’appuya en arrière, dans son fauteuil. Le soleil à cette heure-là donnait sur les arbres, dans le jardin du fond. Les bourgeons commençaient à gonfler. La clarté printanière faisait ressortir l’usure de l’étoffe des sièges. Le grand fauteuil de son père avait une tache sombre à l’endroit où il reposait sa tête. Mais quelle quantité de fauteuils, quelle pièce vaste, aérée, à côté de cette chambre où la vieille Mrs. Levy… Milly et Delia restaient toutes les deux silencieuses. Eleanor se rappela l’histoire du dîner. Laquelle irait ? Elles en avaient envie l’une et l’autre. Si seulement, au lieu de les traiter en bloc, au lieu de dire : « Amenez une de vos filles », les gens avaient demandé : « Amenez Eleanor », ou bien : « Amenez Milly ». Alors il n’y aurait pas eu à discuter.
« Eh bien, déclara brusquement Delia, je vais… »
Elle se leva comme si elle se dirigeait vers un endroit précis. Mais elle s’arrêta. Puis elle se mit à la fenêtre qui donnait sur la rue. Les maisons, de l’autre côté, avaient toutes les mêmes petits jardins, les mêmes marches, les mêmes piliers, les mêmes fenêtres en s*****e. À cette heure-là tandis que le crépuscule tombait, elles prenaient un aspect spectral, perdaient de leur substance dans la pénombre. On allumait les lampes ; une lumière brilla dans un salon, en face ; puis, les rideaux tirés, la pièce disparut. Delia regardait ce qui se passait au-dehors. Une femme du peuple poussait une voiture d’enfant ; un vieillard s’en allait clopin-clopant, les mains derrière le dos. La rue demeura vide ; bientôt, un cab la descendit au bruit de ses grelots. L’intérêt de Delia s’éveilla. Le cab s’arrêterait-il à leur porte, ou non ? Elle le surveilla attentivement, mais à son grand regret, le cocher agita ses rênes, le cheval continua en bronchant et le cab fit halte deux portes plus bas.
Delia se retourna : « Une visite pour les Stapleton », s’écria-t-elle. Milly vint rejoindre sa sœur. Ensemble, par la fente des rideaux, elles suivirent des yeux le jeune homme en chapeau haut de forme qui descendait de voiture. Il leva la main pour payer le cocher.
« Ne vous laissez pas surprendre en train d’épier », leur recommanda Eleanor. Le jeune homme montait les marches en courant. Il entra dans la maison. La porte se referma sur lui et le cab s’en alla.
Mais les deux jeunes filles restèrent à leur place, les yeux sur la rue. Les crocus fleurissaient, jaunes et violets, dans les jardins en façade ; les amandiers et les troènes étaient pointillés de vert. Une rafale soudaine s’engouffra dans la rue ; elle chassa un morceau de papier le long du trottoir et un petit tourbillon de poussière sèche lui courut après. Au-dessus des toits s’étendait un de ces couchers de soleil de Londres, rouges et changeants, qui allument dans chaque fenêtre, l’une après l’autre, des flambées d’or. Cette soirée de printemps avait quelque chose de sauvage ; même ici à Abercorn Terrace la lumière variait, passait de l’or au noir, du noir à l’or. Delia laissa tomber le rideau ; elle se retourna et vint au milieu du salon en disant tout à coup :
« Oh ! mon Dieu ! »
Eleanor, qui s’était remise à ses livres, leva la tête, troublée :
« Huit fois huit, dit-elle tout haut. Que font huit fois huit ? »
Elle mit son doigt sur la page pour marquer l’endroit et regarda sa sœur. Debout, la tête rejetée en arrière et les cheveux rouges sous la lueur du couchant, elle paraissait hardie, et même belle à cet instant. À côté, Milly semblait couleur de souris, indéfinissable.
« Voyons, Delia, dit Eleanor en fermant son livre ; tu n’as qu’à attendre… » Elle voulait dire jusqu’à la mort de maman, mais elle ne put prononcer ces mots.
« Non, non, non, répondit Delia en étirant les bras, c’est sans espoir… » Elle s’interrompit. Crosby entrait. Elle portait un plateau. Un à un, avec un petit tintement exaspérant, elle y déposa les tasses, les assiettes, les couteaux, les pots de confitures, les plats de gâteaux et de tartines. Puis elle sortit, tenant avec précaution le plateau en équilibre devant elle. Il y eut un silence. Elle revint, plia la nappe et remit les tables à leur place. Après un nouveau temps d’arrêt, elle apporta deux lampes à abat-jour de soie. Elle en mit une dans la pièce du devant et l’autre dans celle du fond. Puis, faisant craquer ses souliers bon marché, elle se dirigea vers la fenêtre et ferma les rideaux. Ils glissèrent avec un cliquetis familier le long de la tringle de cuivre et bientôt des plis de peluche lie-de-vin, lourds et sculptés, masquèrent les croisées. Lorsque Crosby eut fermé les rideaux des deux pièces, un profond silence parut tomber sur le salon. Le monde extérieur semblait entièrement retranché derrière une masse. Au loin, du bas de la rue suivante, on entendait monter la voix monotone d’un marchand ambulant ; les fers pesants des chevaux de camion martelaient sans hâte l’avenue. Les roues broyèrent le sol, puis le bruit s’évanouit et le silence fut complet.
Deux cercles de lumière jaune tombèrent des lampes. Eleanor tira son fauteuil sous l’un d’eux, baissa la tête et poursuivit la partie de son travail qu’elle gardait toujours pour la fin parce qu’il lui déplaisait par trop – elle additionnait des chiffres. Ses lèvres remuaient et son crayon marquait des points sur le papier à mesure qu’elle ajoutait huit à six, cinq à quatre.
« Là ! s’écria-t-elle enfin. C’est fini. Je vais maintenant auprès de maman. »
Elle se baissa pour ramasser ses gants.
« Non, dit Milly, lançant de côté une revue qu’elle venait d’ouvrir, j’irai. »
Delia surgit tout à coup de la pièce du fond dans laquelle elle rôdait.
« Je n’ai absolument rien à faire, dit-elle d’un ton bref. C’est moi qui irai. »
Elle monta l’escalier, marche par marche, très lentement. Elle s’arrêta à la porte de la chambre à coucher, en face de la table chargée de pots de verre. L’âcre et doucereuse odeur de maladie lui causait un peu de malaise. Elle n’avait pas le courage d’entrer. Par la lucarne, au fond du couloir, elle apercevait de légères bouclettes de nuages couleur de flamant rose, en suspens contre un ciel bleu pâle. Après la pénombre du salon, ses yeux étaient éblouis. Il semblait que la lumière l’immobilisait à cette place. Puis des voix d’enfants lui parvinrent du palier au-dessus. Martin et Rose se disputaient.
« Alors, ne viens pas ! » criait Rose. Une porte battit. Delia attendit un instant, aspira profondément, regarda une fois de plus le ciel de feu et frappa à la porte de la chambre.
L’infirmière se leva doucement, un doigt sur les lèvres, et sortit. Mrs. Pargiter dormait. Elle reposait dans un creux de l’oreiller, une main sous sa joue. Elle gémissait un peu, comme si elle errait dans un monde où, même pendant le sommeil, de légers obstacles lui barraient le chemin. Elle avait un visage lourd, boursouflé, la peau semée de taches brunes et ses cheveux, jadis roux, étaient devenus blancs, sauf par plaques où quelques mèches paraissaient trempées dans du jaune d’œuf. Elle ne portait pas de bagues, en dehors de son alliance, et ses doigts révélaient à eux seuls son entrée dans le monde fermé de la maladie. Cependant elle ne semblait pas prête à mourir. Elle donnait l’impression de pouvoir subsister éternellement dans ce domaine intermédiaire entre la vie et la mort. Delia ne constata aucun changement. Lorsqu’elle s’assit, elle sentit la vie couler en elle-même à pleins bords. Une longue glace étroite, au chevet du lit, reflétait une portion du ciel, sa surface aveuglante de lueur rouge. La coiffeuse était illuminée. Les rayons frappaient les flacons d’argent et de cristal, tous rangés avec cet ordre parfait des choses qui ne servent pas. À cette heure tardive de l’après-midi, la chambre de malade prenait un aspect de propreté, de calme et d’ordre irréels. Là, près du lit, se trouvait une petite table avec les lunettes, le livre de prières et un vase de muguet. Les fleurs ne semblaient pas vraies elles non plus. Il n’y avait rien à faire, sinon regarder autour de soi.