Chapitre Deux
― Merde alors ! Ce n’est pas possible ! Tu plaisantes ? Dis-moi tout ce qui s’est passé, dans les moindres détails ! Sa colocataire trépignait presque d’excitation.
― Mais je viens de te le dire… J’ai rencontré un K dans le parc. Mia se frottait les tempes, tout autour du crâne elle sentait encore la tension provoquée par la montée d’adrénaline. Il s’est assis sur le banc voisin et m’a parlé une minute ou deux. Ensuite, je lui ai dit que je devais partir et c’est ce que j’ai fait.
― Et voilà ? Mais qu’est-ce qu’il te voulait ?
― Je n’en sais rien. Je lui ai posé la question, il m’a dit qu’il voulait seulement parler avec moi.
― C’est ça, et bientôt les poules auront des dents. Jessie n’y croyait pas davantage que Mia. Mais sérieusement, il n’a pas essayé de boire ton sang ou quelque chose de ce genre ?
― Mais non, il n’a rien fait. Si ce n’est lui effleurer la main pensa Mia. Il m’a seulement demandé mon nom et il m’a dit le sien.
― Il t’a dit son nom ? Et comment s’appelle-t-il ? lui demanda Jessie, les yeux exorbités de stupéfaction
― Korum.
― Évidemment, Korum le K, c’est logique. L’humour de Jessie se manifestait souvent dans les moments les plus inattendus. Le ridicule de sa remarque les fit ricaner toutes les deux.
― Et tu t’es tout de suite aperçu que c’était un K ? À quoi ressemblait-il ? Jessie avait repris son sérieux et poursuivait son interrogatoire.
― Oui, je m’en suis aperçue tout de suite. Mia pensait au moment où elle l’avait remarqué pour la première fois. Comment avait-elle deviné son identité ? Était-ce d’instinct, grâce à sa capacité à reconnaître un prédateur quand elle en rencontrait un ?
― Je me demande si ce n’était pas ses mouvements. C’est difficile à dire. Des mouvements qui n’avaient rien d’humain. Il ressemblait beaucoup aux K que l’on voit à la télévision, grand, beau, de cette beauté particulière qui est la leur, avec des yeux étranges, presque jaunes.
― Oh la la, j’ai du mal à y croire. Jessie arpentait la pièce. Et comment t’a-t-il parlé ? À quoi ressemblait le son de sa voix ?
Mia soupira.
― La prochaine fois que je serai poursuivie dans le parc par un extra-terrestre, je n’oublierai pas mon magnétophone. Promis.
― N’exagère pas. Toi aussi tu voudrais tout savoir si tu étais à ma place.
C’est vrai, Jessie avait raison. Mia soupira de nouveau et raconta tout ce qui s’était passé à sa colocataire, en n’omettant rien si ce n’est ce moment où il lui avait effleuré les doigts. Bizarrement, la manière dont il l’avait touchée et celle dont elle avait réagi lui semblait trop intime pour en parler.
― Alors tu lui as dit au revoir et il t’a dit à bientôt ? Mon Dieu, tu comprends ce que ça veut dire ? Au lieu de satisfaire la curiosité de Jessie lui raconter l’histoire en détail l’excitait de plus en plus, Mia avait l’impression qu’elle allait se mettre à sautiller.
― Non, qu’est-ce que ça veut dire ? Mia se sentait lasse et à bout. Cette conversation lui rappelait l’impression qu’on a après un entretien d’embauche ou un examen, quand on meurt d’envie de laisser se reposer son esprit surmené. Avant de tout raconter à Jessie, elle aurait peut-être mieux fait d’attendre le lendemain et de s’être un peu reposée.
― Il veut te revoir !
― Quoi ? Et pourquoi donc ? Mia sentit sa fatigue s’évanouir, remplacée par un flot d’adrénaline qui revenait de nouveau en elle. Mais non, il l’a dit comme ça ! Sans y penser ! L’anglais n’est même pas sa langue maternelle ! Pourquoi donc voudrait-il me revoir ?
― Mais tu as dit qu’il te trouvait jolie…
― Pas du tout ! J’ai dit qu’il avait dit qu’il était là pour rencontrer 'une jolie jeune fille bouclée'. Il se moquait de moi, je suis certaine que c’était une manière de se jouer de moi… Il devait s’ennuyer dans le parc alors il a décidé de venir me parler. Pourquoi un K s’intéresserait-il à moi ? Mia jeta un coup d’œil désapprobateur au miroir, elle portait de vieilles chaussures, un jean usé et un pull trop grand qu’elle avait trouvé en soldes à Century 21.
― Mia, je te l’ai déjà dit, tu sous-estimes toujours ton pouvoir de séduction.
Jessie parlait d’un ton sérieux, comme elle le faisait toujours quand elle souhaitait encourager Mia à prendre davantage confiance en elle-même.
― Tu es vraiment mignonne, avec tous tes cheveux bouclés, et en plus tu as de très beaux yeux, ce n’est pas commun d’avoir les yeux bleus avec des cheveux aussi noirs que les tiens…
― Je t’en prie, Jessie, Mia fit la grimace, pour un K beau comme lui il ne suffit pas d’être mignonne ; et puis tu es mon amie, c’est normal que tu me dises des gentillesses.
Du point de vue de Mia celle qui était jolie c’était Jessie. Bien faite, athlétique, avec ses longs cheveux bruns, son teint éclatant et sa peau mate, Jessie était la jeune fille dont rêvent tous les hommes, surtout s’ils aiment le type asiatique. Jessie, que Mia connaissait maintenant depuis trois ans, avait été cheerleader et sa personnalité correspondait à son apparence. Mia se demanderait toujours comment elles avaient pu devenir aussi proches, jusqu’à l’âge de dix-huit ans elle avait toujours été tellement mal à l’aise avec les autres. Quand elle y repensait, Mia se souvenait à quel point elle avait été perdue et dépassée par les évènements quand elle était arrivée dans cette grande ville, elle qui avait passé toute sa vie jusqu’ici dans une petite ville de Floride. L’université de New York avait été la plus prestigieuse de celles qui avaient accepté sa candidature, et sa bourse d’études s’avéra plus conséquente que prévu, ce qui avait réjoui ses parents. Mia, quant à elle, avait été plutôt réticente à l’idée d’aller faire ses études dans l’Université d’une grande ville où il n’y avait pas de campus. Quand elle avait posé sa candidature pour faire des études supérieures, un processus hautement compétitif, elle avait envoyé des dossiers aux quinze meilleures universités et n’avait reçu que des refus ou des bourses insuffisantes. À l’époque, les parents de Mia n’avaient même pas pris en considération les universités de Floride toutes proches, la rumeur courait que les Ks allaient installer un Centre en Floride et ils ne voulaient pas qu’elle reste sur place si cela devait arriver. Ce qui n’avait pas été le cas, ils s’étaient finalement installés en Arizona et au Nouveau-Mexique. Mais à ce moment-là, c’était trop tard. Mia avait commencé son second semestre à NYU, rencontré Jessie et petit à petit, elle était tombée amoureuse de New York et de tout ce que la ville pouvait lui offrir.
Le tour qu’avaient pris les évènements était vraiment bizarre. Il n’y avait pas si longtemps – cinq ans seulement ! – les êtres humains croyaient avoir le monopole de l’intelligence dans l’univers. Évidemment, il y avait toujours eu quelques excentriques qui prétendaient avoir vu des ovnis et même des campagnes scientifiques officielles pour savoir si une vie extra-terrestre était possible. Mais on n’avait alors aucun moyen de savoir si une vie, quelle qu’elle soit – même sous la forme d’organismes monocellulaires – pouvait exister sur d’autres planètes. Par conséquent, la plupart des gens pensaient que les êtres humains constituaient une espèce spéciale, unique, et que l’homo sapiens était l’aboutissement du développement et de l’évolution des espèces. Et maintenant, tout ceci semblait absurde, tout comme au Moyen Âge quand les gens pensaient que la terre était plate et que la lune et les étoiles tournaient autour d’elle... Dans la seconde décennie du XXIe siècle, quand les Krinars arrivèrent, ils remirent en cause tout ce que les scientifiques croyaient savoir sur la vie et sur ses origines.
― Je te le répète, Mia, tu dois certainement lui plaire ! le ton insistant de Jessie interrompit la rêverie de Mia.
Soupirant, Mia accorda à nouveau son attention à sa colocataire.
― Je n’en crois pas un mot. Et d’ailleurs, même si c’était le cas, que me voudrait-il ? Nous n’appartenons pas à la même espèce. Ce serait terrifiant d’imaginer que je lui plais… Que me voudrait-il ? Me s***r le sang ?
― Il n’y a aucune preuve, ce ne sont que des rumeurs. On n’a jamais annoncé officiellement que les Krinars buvaient le sang humain. Jessie semblait étrangement optimiste. Mia vivait d’une manière tellement solitaire qu’elle souhaitait la voir rencontrer quelqu’un et qu’elle ne serait pas regardante sur son espèce.
― Il n’y a pas de fumée sans feu. Ce sont des vampires, Jessie. Peut-être pas comme Dracula, mais tout le monde sait que ce sont des prédateurs. Sinon pourquoi auraient-ils installé leurs Centres loin de tout ? Si ce n’est pour y agir à leur guise sans que personne sache quoi que ce soit.
― D’accord, si tu veux. Jessie s’était calmée, elle s’assit sur son lit. Tu as raison, ce serait terrifiant s’il avait vraiment l’intention de te revoir. Mais quelquefois, c’est amusant de faire semblant de croire que ce sont des humains venus d’une autre planète, des hommes extraordinairement beaux, et non pas des créatures mystérieuses appartenant à une espèce complètement différente de la nôtre.
― Je sais, c’est vrai qu’il était extraordinairement beau.
Les deux jeunes filles se regardèrent d’un air entendu.
― Si seulement c’était un homme...
― Il faut toujours que tu cherches la petite bête, Mia, je n’arrête pas de te le répéter.
Jessie secouait la tête comme si elle lui faisait des reproches et prenait son ton le plus sérieux. Mia la regarda d’un air incrédule et elles éclatèrent toutes les deux de rire.