I - La grande traîtrise d’Ivana-2

1011 Parole
– Vous pensez à tout, monsieur ! – C’est un type épatant ! proclama Vladimir. Ils rebroussèrent chemin et atteignirent avant la nuit la crête des monts à l’Ouest. Avant de descendre dans la vallée, les reporters purent apercevoir l’armée bulgare et même l’entendre, car elle chantait. Qu’elle était belle, cette journée du 21 octobre 1913 où les soldats du général Radko Dimitrief pénétraient enfin en Turquie sur un front de plus de vingt kilomètres, dans un pays qui n’était connu que des muletiers et des bergers ! où les colonnes de la cinquième division, ne sentant même pas la fatigue d’un pareil effort, sans s’accorder une heure de repos, continuaient leur route en chantant, vers les champs de bataille d’Estri-Polos, Pitra, Kara-Kof, glorieuses étapes avant le coup de foudre : Kirk-Kilissé ! Cette armée, fait mémorable en ce siècle de chemin de fer, de téléphone, et de télégraphie sans fil, on n’en avait même pas soupçonné la présence ! Elle avançait, se sentant pleine de force et de mystère… On la croyait vers la Maritza, à l’Est ! Et de cime en cime, cependant, c’était encore la chanson de la « Maritza », rivière où se mêlèrent pendant des siècles le sang des Bulgares et des Osmanlis que les bataillons se renvoyaient ! Alors, cette chanson-là n’avait pas encore été chantée par des traîtres à leur race et à leur destin : Coule Maritza Ensanglantée, Pleure la veuve Cruellement blessée. Marche, marche, notre général ! Un, deux, trois, marchez, soldats ! La trompette sonne dans la forêt,En avant marchons, marchons, hourrah ! Hourrah ! Marchons en avant !Qu’elle était belle, cette première aurore où il n’y avait sous le soleil que des jeunes gens pleins de vie et sûrs de la victoire, où le sang n’avait pas encore été versé, où la rage du m******e n’avait pas encore ouvert ses gueules sauvages, où l’espoir sacré de délivrer des frères opprimés gonflait les poitrines, où chacun se tendait la main du Balkan au Rhodope et plus loin encore, tout là-bas jusqu’au fond de l’Épire et de la douce Thessalie ! Pour ce beau jour, des races ennemies s’étaient réconciliées et étaient parties ensemble, dans le bruit des trompettes, d’un tel élan que le monde a pu croire un instant que rien ne les séparerait plus ! Hélas ! le monde avait oublié qu’il y avait à Sofia un Cobourg qui veillait sur d’autres intérêts que ceux de sa patrie d’un jour ! Cette vision disparut bientôt aux regards des reporters, qui, derrière Athanase s’enfoncèrent dans un pays coupé de pics, de rochers, de ravins abrupts, rappelant véritablement une zone alpestre mais beaucoup plus désolée. Le Bulgare et les reporters se firent part en peu de mots de leurs mutuelles aventures. Chacun pensait à Gaulow. Les tentes furent dressées ; on soupa, car Athanase Khetew avait apporté des provisions. Après souper, Ivana se retira, sur un bonsoir bref, sous sa tente, et Rouletabille dicta un article à La Candeur. Ce dernier, les articles terminés, les glissait dans de grandes enveloppes sur lesquelles il inscrivait le titre et la date de l’article ; puis il mettait le tout dans une serviette de maroquin qui ne le quittait jamais. Ainsi faisait-il, depuis que les jeunes gens avaient quitté Sofia et qu’ils étaient entrés dans l’Istrandja-Dagh. Quand l’article fut achevé, Vladimir s’écria : – Je vois d’ici le nez de Marko le Valaque, quand « notre journal » publiera la série des « correspondances » de Rouletabille ! Ce pauvre Marko en fera certainement une maladie ! Nous avons déjà eu l’occasion de dire que Marko le Valaque était un journaliste d’occasion, comme il en surgit toujours dans les moments troubles ; fort méprisé – avec raison – des professionnels, ayant fait tous les métiers et ayant montré dans chacun une bien petite conscience. Son rôle, dans le moment, lui paraissait immense. Il ne manquait point en effet d’importance. En attendant l’arrivée de l’envoyé spécial de la Nouvelle Presse de Paris, grand quotidien dont le tirage rivalisait avec celui de l’Époque, il restait le maître d’expédier les télégrammes les plus saugrenus à une feuille qui était lue dans le monde entier. Connaissant la réputation de Rouletabille et ayant reçu de Paris des instructions pour ne point se laisser distancer par le reporter de l’Époque, il n’avait point manqué, à Sofia, de surveiller celui-ci et n’avait pas cessé d’inventer des bruits sensationnels, des nouvelles de la dernière heure qui bouleversaient la Bourse. Il était la bête noire de Vladimir Pétrovitch, qui l’accusait de manquer de moralité ! – Fiche-nous la paix, avec ton Marko ! gronda La Candeur ; on dirait que tu ne penses qu’à lui… – Croyez-vous toujours qu’il nous a suivis dans l’Istrandja ? demanda Rouletabille sur un ton assez ironique. – Monsieur, vous avez tort de vous moquer de moi ! répliqua Vladimir. – Quand je pense, reprit La Candeur, que, dans les premiers jours de notre voyage, Vladimir regardait à chaque instant derrière lui pour voir s’il n’apercevait pas à l’horizon le nez de Marko ! Et il se mit à rire. – Ne « blague » pas ! protesta Vladimir, je t’en supplie, ne « blague » pas… Tu ne sais pas ce que peut entreprendre un Valaque qui s’est fait journaliste ! – Enfin, qu’est-ce qu’il pourrait nous faire ? – Est-ce qu’on sait ? je vous assure que le dernier soir qui a précédé notre arrivée dans le pays de Gaulow, quand nous avons eu cette vision d’une ombre qui s’enfuyait de la tente de La Candeur, et que La Candeur s’est écrié qu’on lui avait volé sa serviette en maroquin, j’aurais mis ma main à brûler que nous avions affaire à Marko ! – Cette ombre, répliqua La Candeur sur un ton assez méprisant, n’a jamais existé que dans l’imagination de Vladimir… et quant à ma serviette que je croyais avoir mise dans ma cantine, je l’ai trouvée au pied de mon lit, où je l’avais certainement déposée moi-même avant de me coucher… – Et mes articles étaient toujours dedans ? demanda Rouletabille en manière de plaisanterie. – Oui, oui, Rouletabille, tes articles sont là ! – Remettez-vous donc, Vladimir Pétrovitch ! et cessez de médire de la Valachie… – Ah ! monsieur, si vous connaissiez Marko ! Je vous dis, je vous répète qu’il est capable de tout… Rien ne m’étonnerait de lui, c’est un type qui vendrait son père et sa mère pour un morceau de pain et qui a eu de vilaines histoires avec les femmes ! Je vous affirme, monsieur, que c’est un garçon qui n’a aucune moralité ! – Au lit, au lit tout le monde ! c’est à moi la garde commanda Rouletabille. Et il prit la garde. Aucun bruit ne venait des tentes. La campagne paraissait abandonnée. De-ci, de-là, sur de lointaines cimes des feux apparaissaient puis disparaissaient presque aussitôt. Rouletabille, le menton sur le canon de sa carabine, regardait le mur de toile derrière lequel reposait Ivana. Reposait-elle ? Rêvait-elle ? À qui ? Énigme !
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