Chapitre 2

1875 Palavras
2 Le campus est parfois magnifique quand le soleil est sur le point de se coucher. C’est une des rares fois où la couleur rouge entre dans l’institut. Par ici, le vert est en général la teinte prédominante : le vert de l’herbe, le vert des arbres, et le vert du lierre qui couvre toutes les structures. Ce serait entièrement vert si le lierre faisait ce qu’il voulait, mais certaines parties plus résistantes des bâtiments de l’institut sont toujours en argent et en verre. Je passe la forme de prisme à base triangulaire du dortoir des moyens et je vois les enfants jouer : leurs leçons se terminent beaucoup plus tôt que les nôtres. — Mason se trouve du côté nord-est du campus, me guide Phoe. — Merci, réponds-je en chuchotant et je me tourne vers la forme cubique du bâtiment des cours, au loin. Maintenant peux-tu te taire s’il te plaît et me donner dix minutes où je ne me sens pas comme si j’étais fou ? Phoe ne répond pas. Si elle pense que me faire la tête quand je lui demande de se taire va m’ennuyer, elle ne me connaît pas bien du tout, en particulier pour un produit de mon imagination. En marchant, j’essaie de me concentrer sur le plaisir que me procure ce silence, en partie parce que c’est le cas, mais surtout parce que je veux irriter Phoe. Le silence ne dure pas longtemps. Quand je m’approche de l’étendue verte du pré de récréation, j’entends les voix enthousiastes de Jeunes jouant au frisbee. Quand je m’approche, je vois que la plupart ont plus de trente ans, même si quelques-uns ont une vingtaine d’années, comme moi. Un peu plus loin, je remarque un couple de Jeunes, des adolescents en train de méditer profondément. J’observe leurs visages sereins avec envie. Ma propre pratique de la méditation s’est récemment volatilisée. Chaque fois que j’essaie de faire quelque chose d’apaisant, mon esprit se met à bourdonner et je suis incapable de me centrer. Mon estomac gargouille et me tire de mes pensées. Je tends la main, paume vers le haut, et en un instant, une barre chaude de nourriture y apparaît. Je la mords avec appétit et mes papilles explosent de sensations. Chaque barre de nourriture possède son propre ratio de salé, d’acidité, de sucré, d’amertume et d’umami, et cette barre est particulièrement délicieuse. Je savoure le goût. Manger est un des plaisirs que la folie n’a pas gâché pour moi — pas encore, en tout cas. — Eh bien, la nourriture a une valeur hédoniste certaine même si cela n’apporte pas grand-chose de plus, dit Phoe qui a apparemment oublié qu’elle m’en voulait. Je continue à manger en essayant de me vider l’esprit. J’ai l’impression que Phoe a très envie de dire autre chose. Elle aime me choquer, comme quand elle a expliqué que la nourriture est assemblée par de minuscules machines à ma demande. — Des nano-machines, corrige-t-elle. Eh oui, la nourriture est assemblée, tout comme la majorité des objets tangibles d’Oasis. — Alors qu’est-ce qui n’est pas assemblé ? m’enquis-je tout en ne sachant pas si je la crois. — Eh bien, je pense que les immeubles ne le sont pas, même si je n’en suis pas certaine, dit Phoe. Tout ce qui est réalité augmentée, c’est sûr, comme ton écran et la moitié des plus beaux arbres de ce campus, qui ne sont pas assemblés, car ils ne sont pas du tout tangibles. Et ce qui est vivant n’est pas assemblé non plus. Enfin, si j’étais pointilleuse, je dirais que les choses vivantes en général sont mues par des nanomachines, mais d’une sorte différente. Ignorant ses bavardages, je prends une autre bouchée et je remercie ostensiblement les ancêtres pour la nourriture. — Tu as fait ça pour m’énerver ? demande Phoe. Tu viens de remercier ces simplets craignant la technologie pour avoir fait ce choix gratuit pour toi ? Je te l’ai dit, ton corps pourrait être accordé de façon à ce que tes nanorobots internes rendent l’absorption et l’expulsion de nourriture complètement inutile. — Mais cela rendrait ma vie déjà ennuyeuse encore beaucoup plus ennuyeuse. Je lèche ce qu’il reste de la barre de nourriture de mes doigts. — Nous pouvons débattre de cela plus tard, dit Phoe, en abandonnant heureusement le sujet. Mason se trouve dans le jardin de pierres — que tu viens de dépasser. — Merci, lui envoie-je par la pensée et je fais demi-tour. Quand j’entre dans le jardin de pierres, je vois un type assis dans l’herbe tout au bout, près de la statuette du dodécaèdre en argent. Il me tourne le dos, alors je ne sais pas qui c’est, mais il ressemble à Mason. Je m’approche doucement, ne souhaitant pas faire sursauter le Jeune au cas où il serait en transe de méditation. Il ne doit pas l’être, car malgré mes pas légers, le Jeune m’entend et se tourne. Son visage ressemble à Bourriquet, l’âne d’un très vieux dessin animé. — Salut, mon vieux, dis-je en essayant de faire de mon mieux pour cacher mon irritation à Phoe. C’est bien Mason et il se trouve exactement à l’endroit qu’elle avait dit. En effet, je ne sais pas comment expliquer de quelle manière mon amie imaginaire aurait pu le savoir. En fait, je n’ai pas de bonne explication pour beaucoup de choses que Phoe sait faire, comme m’exempter de l’Unité... — Theo, dit Mason, l’air légèrement surpris. Tu es là. J’étais sur le point d’aller te chercher, toi ou Liam. — Je te l’ai dit, chuchote Phoe dans mon esprit. — Que voulais-tu ? dis-je à Mason. Pour Phoe, je subvocalise : — Et toi, silence. Eh oui, je choisis cette façon de te répondre parce que c’est plus facile de montrer que je suis irrité. Je ne sais pas si je peux penser de façon irritante. — Oh, crois-moi, tu le peux, dit Phoe sans prendre la peine de chuchoter. Tes pensées peuvent être très irritantes. Bien sûr, Mason ne l’entend pas, mais je remarque qu’il hésite à continuer de parler. Il regarde furtivement autour de lui et quand il est satisfait de ne voir personne, il chuchote : — Nous levondem larlépem. — Ça veut dire : nous devons parler, envoie-je par la pensée à Phoe. — Je sais ce que ça veut dire, dit Phoe si fort que j’imagine mes tympans exploser. C’est moi qui ai trouvé cet article sur le louchébem dans les archives anciennes, ajoute-t-elle un peu moins outrée et un peu moins fort. — Parlons en marchant, dis-je à Mason en louchébem. — D’accorem, répond Mason en se levant. Je vois alors que ses épaules sont voûtées, comme si sa tête était trop lourde pour son corps. — C’est ‘de l’accorem’, dis-je pour le corriger quand nous commençons à marcher vers le tétraèdre du bâtiment des maternelles. — Ouais, dit Mason sans code en traînant les pieds à côté de moi. Je suis sur le point de dire quelque chose de sarcastique, mais Mason me surprend en disant en code : — Je suis trop contrarié pour le parler comme il faut. Je le regarde sans comprendre, mais il continue : — Non, pas juste contrarié. Sa voix perd en vitalité à mesure qu’il parle. En s’arrêtant, Mason me jette un regard morose. — Je suis déprimé, Theo. Je m’arrête, surpris. — Tu es quoi ? dis-je en oubliant le louchébem. — Oui. Oui, le mot tabou. Il fléchit les doigts, puis il les laisse retomber. — Je suis déprimé, p****n. J’observe son visage à la recherche d’un signe confirmant qu’il plaisante, même si ceci n’est pas un sujet de plaisanterie, mais je n’en trouve pas. Son visage est sombre, ce qui correspond à ce qu’il vient de révéler. — Mason... Je déglutis. — Je ne sais pas quoi dire. Je suis ravi qu’il ait fait sa révélation en code. Malgré tout, je regarde autour de nous pour m’assurer que nous sommes toujours seuls. Ce qu’il vient de dire pose deux problèmes. Le premier est mineur : il a dit le mot ‘p****n’ à voix haute. Cela peut lui valoir une journée de Quiétude et des ennuis pour moi si je ne rapporte pas qu’il a été grossier (ce que je ne ferais jamais, bien sûr). Ce qui est infiniment pire, c’est qu’il a dit ‘déprimé’ — sans parler du fait qu’il était sincère. Ce mot représente une idée si impensable que je ne sais pas quelle serait la punition pour cela. C’est un de ces tabous inutiles comme ‘ne mange pas tes amis’. La règle existe sans doute, mais puisque personne n’a jamais mangé quelqu’un d’autre dans l’histoire d’Oasis, on ne sait pas ce que les Adultes feraient si cela arrivait. — Quelles que soient les conséquences, elles seraient terribles, pense Phoe. Que ce soit pour le cannibalisme ou pour le fait de ne pas être heureux. Je subvocalise : — Alors nous sommes tous les deux dans la merde, puisque je ne suis pas heureux. — Tu n’es pas déprimé, dit-elle. Maintenant vite, il attend toujours que tu répondes en montrant un peu plus de soutien que ton ‘je ne sais pas quoi dire’. Alors s’il te plaît, sois gentil et dis-lui quelque chose du genre : que puis-je faire pour t’aider ? Puis, inquiète, elle ajoute : — Son scan neural ne ressemble à rien que j’ai pu voir. — Que luipuches-je lairefuche pour te laidéqué ? dis-je, comme Phoe l’a suggéré. Mason lève la main pour se couvrir le visage, mais j’aperçois de l’humidité dans ses yeux. Il tient son visage comme s’il allait fondre et je le regarde bêtement, comme je l’ai fait pendant une scène du seul et unique film d’horreur que j’ai autorisé Phoe à me montrer. Ne trouvant rien à lui dire, je fais le petit geste du poignet requis pour afficher un écran privé dans l’air devant moi. Phoe y affiche alors le scan neural de Mason. J’examine l’image pendant une seconde et je pense pour Phoe : — Je n’ai rien vu de tel, moi non plus. Il est extrêmement perturbé. — Je pense que la raison pour laquelle tu n’as jamais vu cela, c’est parce que tu n’as jamais vu quelqu’un de sincèrement déprimé jusqu’à maintenant, pense Phoe. Je subvocalise en parvenant tout juste à m’empêcher de parler à voix haute. — Alors il est vraiment déprimé ? Que dois-je faire, Phoe ? — Les textes anciens suggèrent que tu pourrais vouloir poser une main sur son épaule. Fais-le et ne dis rien, dit Phoe. Je pense que cela devrait le réconforter. Je fais ce qu’elle propose. Son épaule est étrangement agitée au début, mais ensuite, lentement, il lâche son visage. Son expression ne m’est pas complètement étrangère : les petits-enfants l’ont parfois avant d’apprendre à agir de manière civilisée et à paraître heureux comme il faut. Mason inspire profondément, souffle, puis, d’une voix tremblante dit : — J’ai dit à Grace ce que je ressens, et elle m’a traité de mouton fou. Stupéfait, je lâche son épaule et je fais un pas en arrière. — Merde, dit Phoe en faisant écho à mes pensées. Ce n’est pas bon du tout.
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