Chapitre 1

2350 Words
CHAPITRE 1 — Un double de ce que vous avez de plus fort. Et sans glace ! J’ai eu une journée pourrie. Je levai les yeux au ciel puis, sans me retourner, me saisis de la bouteille de Jack Daniel’s posée non loin de moi. Je devais entendre cette phrase au moins vingt fois par jour. Celle-là et aussi « eh ben, poupée, qu’est-ce qu’une jolie fille comme toi fait dans ce trou à rat ? ». J’attrapai un verre, versai une bonne rasade de whisky puis pivotai sur moi-même pour faire face à mon client. Mon regard se heurta à un torse caché sous un tee-shirt noir. Un tee-shirt ! Sérieusement ! Il devait faire pas loin de zéro degré dehors ! Mes yeux remontèrent le long de son buste, de son cou, pour arriver jusqu’à son visage et à ses yeux. Il était vraiment grand. Bon d’accord, je n’étais pas immense, mais il me dominait largement. Je plaquai un sourire sur mes lèvres avant de déposer le verre devant lui. — Tenez, ça va vous réchauffer, et j’espère que votre journée vous paraîtra un peu meilleure après ça ! Sans attendre de réponse, je me retournai afin de me remettre à mon essuyage de verres. — Merci Erika. Je restai la main en suspens, le torchon à quelques centimètres du verre que je tenais dans l’autre. Comment connaissait-il mon prénom ? Ça faisait maintenant des mois que je ne portais plus de badge. Justement pour éviter aux gros lourds de faire trop ami-ami avec moi, et je ne me rappelais pas l’avoir déjà vu ici auparavant. J’avais pourtant une mémoire visuelle impressionnante ! Je lui fis face d’un bloc, et rien… il n’était plus là. À côté de son verre vide trônait un billet de dix dollars. Je haussai les épaules, pris le billet, encaissai la consommation et planquai la monnaie au fond de ma poche. Il n’y a pas de petites économies ! J’étais tout de même étonnée de sa disparition soudaine. En règle générale, au Pub, ceux qui obtenaient mon prénom s’accrochaient à moi comme des abeilles à un pot de miel. J’aurais pu vous parler des mouches, mais vu ce à quoi elles s’accrochent ça n’aurait pas été très flatteur pour ma petite personne ! Je secouai la tête et me remis à la tâche. La petite pendule accrochée au-dessus du bar affichait une heure quarante-cinq, d’ici un quart d’heure je pourrais fermer. Je laissai mon regard glisser sur la salle. Elle était pratiquement vide, ce qui était étonnant pour un jeudi soir. Il ne restait que des habitués et pas les plus bruyants. La fermeture s’annonçait sans encombre. J’aimais vraiment cet endroit. L’ambiance tamisée, les vieilles tables et le long bar en acajou, les petites suspensions vertes en métal qui descendaient au-dessus de chaque table. Tout ici me faisait penser à un bar clandestin durant la prohibition ; jusqu’aux affiches de New York, en noir et blanc, qui couvraient les murs. Le téléphone me fit sursauter. Ce devait être Tom, mais le vieil appareil à cadran qu’il affectionnait tant n’affichait pas les numéros. — Allô  ? — Erika ? — Non ! Ici le Père Noël, malheureusement Erika est en train de danser toute nue sur les tables en se recouvrant de téquila, et bordel ce qu’elle est douée ! Puis-je prendre un message ? Silence à l’autre bout. Tom et moi n’avions décidément pas le même humour. Je soupirai. — Tom ! À quoi cela sert-il que tu m’emploies si c’est pour m’appeler toutes les nuits avant la fermeture ? À ton âge, tu ne devrais pas être au lit ? — Ça sert à payer tes études. — Un point pour toi. — Comment s’est passée la soirée ? — Comme un jeudi soir. Rien à déclarer. Les habitués, et un type bizarre, qui a disparu aussi rapidement qu’il est apparu. — D’accord. Je te laisse, rentre bien, et fais attention dans les rues toute seule. Quand comptes-tu acheter une voiture ? — Tom, la bonne question serait : quand comptes-tu passer le permis ? — Oui, si tu veux. Alors ? Une nouvelle fois, j’expulsai l’air de mes poumons. — Pour la dixième fois, je n’en sais rien. Je me trouve déjà bien assez dangereuse en tant que piéton. Alors en voiture… Je laissai ma phrase en suspens. Il me connaissait, je n’avais rien besoin d’ajouter. — À samedi, Erika. Profite bien de ton vendredi. — Ouais. Sabrina sera là ? — Oui. Elle fera la fermeture avec toi. Bonne nuit. Sur ces paroles, il raccrocha. Je regardai le combiné un moment. Il faudrait qu’un jour je lui apprenne à clore une conversation de manière un peu moins abrupte. Alors que je reposais le combiné sur son socle, les trois derniers clients s’approchèrent de moi. L’un d’entre eux me tendit sa carte bleue et je m’empressai d’encaisser leurs consommations de la soirée. La journée avait été longue et j’étais pressée de rentrer chez moi. — Bonne soirée les garçons. On vous voit ce week-end ? Le grand blond acquiesça. — Bien entendu ! Comme d’habitude. Je me retins de lever les yeux au ciel, je ne voyais pas ce qu’il y avait de formidable à être ici tous les samedis. Bon, pour moi, c’était différent, j’étais payée pour venir ! Et je ne nierais pas que l’ambiance était sympa, mais tout de même ! Les gens n’avaient-ils donc rien d’autre à faire que d’écumer les pubs ? Je tuerais pour pouvoir rester chez moi plusieurs soirs d’affilée, avec pour unique but, compter le nombre de pétales de blé dans un paquet de céréales. Ou réviser mes partiels. Sur un dernier signe, les trois mousquetaires, qui eux n’étaient pas quatre, quittèrent la salle, me laissant seule. Je montai le son de la chaîne et me déhanchai en donnant un dernier coup sur les tables et au sol. Si quelqu’un avait osé passer la porte à cet instant, j’aurais été obligée de l’assassiner pour être certaine qu’il ne parlerait pas de ce qu’il avait vu. Une fois le nettoyage terminé, j’attrapai mes affaires et j’éteignis la guirlande qui ornait le pourtour du bar, seule entorse consentie par Tom à la décoration de Noël. Il avait perdu sa femme et sa fille dans un accident de voiture, quelques années plus tôt, et depuis, il avait tiré un trait sur les fêtes de fin d’année. Avec le temps, j’avais réussi à le faire sortir un peu de sa bulle et c’était la deuxième année qu’il acceptait que je décore le bar. Je ne désespérais pas : un jour, il installerait un sapin ! Tom et moi nous connaissions depuis quatre ans. J’avais atterri un soir dans son pub, après une rupture difficile. Je venais tout juste de m’installer en ville et mon petit copain de l’époque n’avait pas supporté que je quitte notre trou paumé pour poursuivre mes études ici. Il avait débarqué un samedi, me sommant de rentrer chez mes parents, essayant de me prouver par A plus B que les études littéraires que j’avais projetées, ne me serviraient à rien, tout en m’expliquant, bien sûr, que ce n’était pas comme ça qu’il envisageait notre avenir. J’avais réussi, après plusieurs heures, à lui faire comprendre qu’à dix-huit ans il était hors de question que je m’installe avec lui et que je reste à la maison à l’attendre en élevant notre marmaille. J’avais enfoncé le clou en lui précisant gentiment que ce n’était d’ailleurs pas du tout ce à quoi j’aspirais dans la vie, et qu’il ferait mieux de se trouver une bonne petite poule qui serait ravie de pondre pour son bon plaisir. Il était parti en cassant tout dans ma minuscule chambre étudiante. Je m’étais retrouvée seule et vidée. Nous étions ensemble depuis deux ans, mais je ne l’avais jamais vu sous cet angle-là. Il ne s’était même jamais opposé à mon départ. Tom m’avait écoutée parler pendant des heures, mais au lieu de me donner des conseils, il m’avait proposé un poste de serveuse. Étudiante en mal d’argent, je m’étais empressée d’accepter. Depuis, je travaillais au « Bar Bu » quatre soirs par semaine. Vous noterez l’humour de Tom. J’avais failli me faire pipi dessus la première fois que j’avais vu le nom de son bar, et encore plus lorsque je l’avais découvert lui, avec son éternelle barbe de plusieurs jours. Il approchait les quarante-cinq ans. De taille plutôt moyenne, il était brun grisonnant, des yeux bleu-gris chargés de tristesse, et était bel homme. Il paraissait toujours bourru, mais c’était une façade. En réalité, il avait un cœur énorme. J’étais ravie qu’il m’ait accueillie dans sa vie. Il occupait dans mon monde la fonction que mes parents ne pouvaient plus complètement remplir suite à mon installation à plus de sept cents kilomètres de chez eux. J’enfilai mon manteau, mon écharpe, mes gants, mon cache-oreilles, j’étais fin prête pour affronter le froid. Je détestais vraiment l’hiver à Ithaca. Heureusement que les fêtes de Noël venaient égayer tout ça. J’éteignis les lumières de la salle et poussai la porte pour sortir. Le vent froid me cingla le visage. Les bourrasques soulevaient des mottes de neige qui venaient s’accumuler sous le porche. Je fermai rapidement la porte et le rideau métallique, puis pris la direction de mon petit appartement, rentrant la tête dans les épaules dans l’espoir d’avoir moins froid. Les rues étaient vides. La neige était à peine recouverte d’empreintes de pas. J’avais beau ne pas aimer l’hiver, j’adorais quand même ces moments-là. La ville la nuit, sous la neige, seulement éclairée par intermittence, au rythme des lampadaires créant sur cette toile blanche de petits halos dorés. Les immeubles autour me paraissaient tout de suite moins hauts, moins gris, le bitume moins triste, les bancs moins décrépis. La neige avait le don de recouvrir de magie tout ce qu’elle touchait et le rendait tout de suite plus féerique. Les bruits aussi semblaient irréels, comme étouffés, entourés de coton. J’aimais entendre le bruissement de mes pas dans ce manteau blanc, à la place du claquement habituel. Je pestais pour ce qui devait être la cinquantième fois de la journée contre mes chaussures à talons lorsque je me tordis la cheville sur un caillou caché dans l’épaisseur blanche. Habituellement, j’emportais avec moi mes baskets pour me changer dès le service terminé, mais vu l’état des trottoirs, je ne suis pas certaine qu’elles seraient arrivées indemnes à destination. Au moins avec mes bottes, j’étais au chaud et au sec. Malheureusement, j’avais aussi les doigts de pieds écrasés, les talons meurtris, les voûtes plantaires en compote. Je bénirai l’homme ou la femme qui inventera des chaussures à talon dans lesquelles nous nous sentirons, enfin, vraiment bien. Non, parce qu’il faut être clair, lorsqu’une femme dit qu’elle est bien dans ses chaussures, c’est juste pour préciser qu’elles ne lui mettent pas les pieds en sang. J’arrivai rapidement en bas de chez moi. Grâce à ce que me payait Tom (ce qui me semblait toujours trop pour ce que je faisais), et à ma bourse d’études, j’avais pu dégoter un appartement à dix minutes à pied du pub et à vingt minutes de bus de la fac. Il n’était pas très grand, mais avait l’avantage de posséder une chambre séparée et un petit balcon qui donnait sur une cour intérieure, et sur lequel j’avais pu expatrier la caisse du seul homme de ma vie : mon chat. Alors que je m’apprêtais à mettre la clef dans la serrure de la porte de l’allée, une lueur dans la ruelle qui longeait mon immeuble attira mon attention. Un homme était appuyé contre le mur de l’immeuble voisin. Un homme en tee-shirt. Mais que faisait-il là, celui-là ? Et surtout, pourquoi n’était-il pas en train de mourir de froid, tout bleu et congelé ? Il sortit de l’ombre quand il constata que je l’avais remarqué. — Re-bonsoir Erika. Sa voix chaude me fit frissonner. Je n’étais pas du genre froussarde, mais lui me filait carrément les jetons. Je le détaillai de la tête aux pieds. Comme j’avais pu le constater un peu plus tôt au Bar Bu, il était très grand. Blond, aux yeux noirs, les traits fins, franchement bien bâti. Inconsciemment, je me passai la langue sur les lèvres et me donnai immédiatement une claque mentale. Ce n’était peut-être pas la meilleure chose à faire, la nuit, isolée, face à un homme que l’on ne connaît ni d’Ève ni d’Adam. Je me raclai la gorge avant de répondre. — Oui ? Au fond de ma poche, je me saisis de mon téléphone en espérant que le dernier numéro appelé n’était pas celui du pizzaïolo du coin. Il me sourit. — Pardonne mon intrusion, mais je dois t’informer de choses importantes. Je levai les sourcils tout en les fronçant, exercice beaucoup moins évident qu’il n’y paraît, puis lançai : — Mais encore ? Il fit un geste vers la porte. — Est-ce que nous pourrions entrer ? J’ai peur que tu attrapes froid. Pour le coup, je le regardai interloquée. — Ce n’est pas moi qui me promène en petite tenue alors qu’il neige ! Il fixa ses bras nus quelques secondes. — Moi ça va, je ne crains pas le froid. J’enfonçai la clef dans la serrure et ouvris la porte. — Eh bien écoute Robocop, je suis ravie pour toi, mais moi oui. Il est deux heures et demie du matin, je suis fatiguée, et je n’ai pas pour habitude d’inviter des inconnus chez moi. Donc si tu as quelque chose d’intéressant à dire, fais-le, ou rentre chez toi. Il m’observa, amusé, en ayant le culot d’ajouter avec un petit sourire en coin. — Tu lui ressembles tellement… elle serait très fière de toi ! Il approcha sa main de mon visage, la laissant retomber à quelques centimètres de mes cheveux lorsque je reculai précipitamment. — Tu as les mêmes cheveux bruns et les mêmes yeux noirs qu’elle. Son regard se voila de ce que je crus déceler comme étant de la mélancolie. Je plissai les yeux. — Bravo, tout cela est bien énigmatique, mais je ne suis pas intéressée. Ton temps est écoulé ! Je te souhaite une bonne soirée. J’entrai prestement dans l’allée en refermant la porte derrière moi. Il ne semblait pas vraiment dangereux. Vu sa carrure, s’il avait voulu me faire du mal, il n’aurait pas eu besoin de me faire la causette, malgré tout, il ne m’inspirait pas confiance. Allez savoir pourquoi, nous les filles, nous nous méfions des hommes qui nous attendent en bas de chez nous pour nous raconter des trucs étranges. Je le contemplai encore quelques secondes à travers la vitre sans tain de la porte. Il s’était reculé pour prendre appui contre le lampadaire qui faisait face à l’entrée, et était de nouveau concentré sur son téléphone. Grand bien lui fasse s’il voulait passer la nuit ici. J’aviserais le lendemain s’il était encore là. Je montai les marches des escaliers deux par deux, ce qui peut sembler un effort surhumain quand on habite au dixième étage, mais qui s’avère tout de suite moins glorieux lorsqu’on est au premier, puis ouvris ma porte d’entrée. Je fus accueillie par les miaulements de contrariété de Monsieur Pitô, le plus malheureux des chats, de toute la Terre entière. Si si, c’est ce que voulaient me dire ses miaulements intempestifs. Je le pris dans mes bras, tout sourire, et me mis à lui gratter la tête. Instantanément, ses miaulements se transformèrent en ronronnements et j’éclatai de rire. — Tu n’es pas difficile à contenter, mon Pitô ! Si tous les hommes pouvaient être comme toi ! Je le déposai sur le canapé, sans oublier de lui caresser le ventre au passage. Enfin, je m’écroulai dans mon lit. Décidément, certaines personnes étaient vraiment dérangées.
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