Prologue

2263 Words
Prologue7 ans plus tôt Les gouttes se mêlaient les unes aux autres, ruisselant à torrent sur la vitre, avant de terminer leur course sur la terre déjà imbibée. Le ciel était recouvert d'une épaisse masse noire alors que le tonnerre grondait au loin avec rage. Il était presque impossible de distinguer les maisons de l'autre côté de la rue, à travers le lourd rideau de pluie. Cela faisait déjà deux jours que les cieux déversaient leur fureur sur les toits des maisons de Portland. Allongée en haut de son lit mezzanine, elle observait les étoiles lumineuses fixées au plafond. Si elle ne pouvait pas les voir à l'extérieur, elle pouvait les contempler, de son lit, au sec. Mis à part leur lumière fluorescente qui était apaisante, elles ne lui étaient d'aucune utilité. Elles n'étaient pas pour elle mais pour les autres enfants qui partageaient sa chambre. Le noir les effrayait et l'orage… les terrorisait. Dans leur petite chambre, ils étaient quatre, dont trois qui recouvraient leur tête avec leur couette, non loin de l'asphyxie. Il y avait deux filles et deux garçons d’âges différents : entre sept et dix ans. La plus âgée était celle qui regardait les étoiles, les mains liées derrière sa nuque, rêvant d'un avenir meilleur : un avenir qui se résumerait à autre chose que celui des familles d'accueil. Le téléphone vibra à côté de son oreiller. Elle l'avait gagné lors d'un pari avec un enfant. Elle ne pourrait utiliser l'appareil que jusqu'à la fin du mois, lorsque le forfait expirerait. Elle n'avait qu'une dizaine de dollars trouvés à droite et à gauche et ce n'était certainement pas les pantins qui lui servaient de tuteurs qui allaient lui offrir un portable. Leur seule préoccupation était leur travail et rien d'autre. C'est à peine s'ils faisaient attention à l'absence ou à l'alimentation des enfants. L'écran affichait un numéro sans nom. Elle ne se posa pas de question et répondit. La voix au bout du fil lui était familière malgré les interférences provoquées par l’orage qui la faisaient grésiller dans son oreille. C'était un garçon de l'orphelinat avec qui elle avait gardé contact. Sa voix paniquée lui parvint et les quelques mots qu'elle entendit lui firent l'effet d'une décharge électrique. Elle se redressa précipitamment sur son lit en se cognant le front contre le plafond. Mais elle ne fit pas attention à sa douleur, elle était focalisée sur ce qu'elle venait d'entendre. Son sang se glaça dans ses veines alors qu'elle se sentait défaillir. Elle avait désormais le visage livide, encore plus blanc qu'un cachet d'aspirine et sentait presque les larmes lui monter aux yeux. Sortant de sa torpeur, précipitamment, elle dégagea de sous son oreiller un sac à dos avec deux trois bricoles à l'intérieur. Elle était toujours en ligne avec son ami et descendit par l'échelle en lui demandant une dernière information. Elle enfila ses chaussures en maniant les lacets avec rapidité, avant d'endosser son manteau. Le temps lui manquait terriblement pour se préoccuper d'autres détails. Elle raccrocha avant de poser sa main sur la poignée de la porte. Mais une voix presque inaudible l'interrompit dans son geste, entre deux éclairs qui illuminèrent la pièce. — Où est-ce que tu vas ? Les yeux du petit garçon du lit d'en face dépassaient maintenant de la couverture. Ses tremblements étaient tellement forts qu'ils auraient pu faire vibrer la maison tout entière. Il avait dû rassembler une bonne dose de courage, ne serait-ce que pour sortir le haut de sa tête. La fille se tourna vers lui et le fixa d'un air hésitant. — Je dois aller voir quelqu'un. Sa voix était bouleversée par le trop plein d'émotions qui refaisait lentement surface. Ne voulant pas avoir affaire à d'autres questions qui ne mèneraient nulle part, elle prit la fuite avant que le petit garçon ne puisse esquisser l'ombre d'un geste. La clef, comme d'habitude, était cachée sous le tapis. Elle n'eut donc aucun mal à s'extraire de la maison pendant que les pantins dormaient. La pluie tombait violemment et, depuis le préau, elle avait du mal à distinguer l'arrêt de bus situé juste en face. En plissant les yeux, elle aperçut un bus stationné à son niveau. Il ne lui en fallait pas plus. Comme une flèche, elle fonça droit dessus, sentant les gouttes d'eau tomber sur sa capuche comme des billes de plomb. Le bus était totalement vide, mis à part le chauffeur bien sûr. Elle balança deux dollars sur le comptoir, tout juste sortis de son sac. Le chauffeur lui lança un regard étonné, certainement surpris qu'à onze heures du soir la jeune fille ne dorme pas comme tous les habitants du quartier et soit assez folle pour sortir par un tel temps. Elle alla s'asseoir au fond du bus sans un mot, observant les gouttes rouler sur la vitre. Elle était tendue. Très tendue. Plus elle pensait à cet appel, plus son chagrin grandissait. Son cœur se serra tellement dans sa poitrine qu'elle eut l'impression qu'il allait finir en cendres. À plusieurs reprises, le chauffeur jeta de brefs regards dans le rétroviseur avant de reporter son attention sur la route. Il n'avait certainement pas l'habitude de voir autant de monde dans son bus à cette heure-ci de la nuit ! Après une quinzaine de minutes, le bus s'arrêta devant un grand bâtiment. Poursuivie par la pluie, elle descendit à toute vitesse et se réfugia dans l'hôpital. Malgré sa rapidité, elle était ruisselante de la tête aux pieds. Ses mains étaient glacées comme le reste de son corps d'ailleurs. Mais elle n'avait pas le temps de se soucier de cela. Elle se précipitait vers l'accueil où elle apostropha une infirmière. Celle-ci la dévisagea interloquée. — S'il vous plaît, pouvez-vous me dire dans quelle chambre se trouve Laïa Owens ? — Tu es gelée. Où sont tes parents ? La petite fille avait parfaitement conscience qu'elle était frigorifiée. Mais il était inutile de s'apitoyer sur ce fait. Cependant, l'infirmière avait l'air plutôt sympathique, elle devait certainement avoir des enfants car les regards qu'elle lui lançait étaient remplis de douceur… Ce qui lui provoqua un pincement au cœur. — Ils sont dans le parking. Ils garent la voiture et m'ont dit de venir vous demander le numéro de la chambre. On est assez pressés. Elle avait l'air d'avoir gobé le baratin. — D'accord, mais dans ce cas, il faut qu'ils viennent signer pour la visite. La fillette n'avait pas prévu ce détail-là. Elle acquiesça difficilement, en lui faisant signe qu'elle allait attendre. Mais avant que l'infirmière ne retourne derrière son comptoir, cette dernière posa sur le rebord une planche à laquelle était attachée une liste de malades. Dans la plus grande discrétion, la petite fille l'attrapa et feuilleta la liste avec un regard perçant et pressé. Elle trouva le nom de son amie et chercha du bout du doigt le numéro de la chambre : B-18. À la suite de quoi, elle se précipita dans les couloirs qui lui parurent sans fin et fit un sprint dans les escaliers jusqu'au deuxième étage. Le souffle court, elle parcourut le couloir au pas de course regardant le numéro de chaque porte avec attention. B-16 ; B-17 ; B-18 ; B -1… Elle s'arrêta net et recula jusqu'au niveau de la porte. B-18. Ses mains se mirent à trembler encore plus qu'elles ne le faisaient déjà. Elle sentait ses jambes prêtes à défaillir sous elle. La peur la saisit d'une telle violence qu'elle sentit son cœur s'emballer avant qu'un éclair n'éclate. Elle ouvrit la porte, les mains crispées sur le battant, alors qu'un grondement de tonnerre retentissait au loin. Une boule au niveau du ventre l'empêchait de respirer correctement. Elle ne savait pas si elle tiendrait le coup, mais il fallait qu'elle le fasse. Elle entra dans la pièce et referma la porte derrière elle. C'est à ce moment-là qu'elle vit son amie Laïa, allongée sur le lit, un tube transparent sous le nez lui fournissant l’apport en oxygène nécessaire. Des électrodes placées sur sa peau étaient reliées à un cardiographe qui signalait chacun de ses battements de cœur, relativement faibles. Elle ouvrit les yeux en clignant des paupières, pour s'acclimater à la lumière de la chambre. Un léger sourire traversa ses lèvres. — Qu'est-ce que tu fais là ? demanda Laïa. La fillette avançait difficilement, sous le choc, se faisant violence pour ne pas lui faire parvenir son affolement. Elle essayait d'afficher un sourire et hésitait à lui prendre la main. — Je viens rendre visite à ma meilleure amie. Malgré la douleur qui la submergeait, la fille de dix ans grimaça sous l'effet de sa réponse incomplète. — Tu as encore fugué (elle secoua la tête, un large sourire affiché sur ses lèvres). Tu sais qu'ils vont une fois de plus te changer de famille. — Ça ne fait rien. Je ne comptais pas rester longtemps de toute façon. La main de Laïa posée à côté de la sienne l'effleura. Elle était glacée, presque autant que les siennes. — Écoute… La fillette avait le regard rivé sur le sol, se forçant à retenir ses larmes. Elle ne voulait pas que Laïa la voit pleurer, ce serait impossible à supporter pour elle. Alors, elle rassembla tout son courage et ravala les larmes qui commençaient à lui brouiller la vue. Son angoisse se stabilisa et elle s'astreignit à respirer doucement pour retrouver son calme. — Je… – la voix de Laïa défaillit alors qu'elle se faisait violence pour garder un ton neutre. La fillette la regarda avec toute son attention. Elle n'était pas sûre de vouloir entendre ce qui allait suivre. Elle fit tout son possible pour garder un air paisible et rassurant, mais les larmes refaisaient lentement surface. Une peur redoutable l'envahit, aussi menaçante que terrifiante. Le long silence qui suivit faisait écho à son inquiétude. — Je… je vais mourir. La petite fille ne bougeait plus, ne parlait plus, elle alla même jusqu'à retenir sa respiration. Elle n'était plus qu'une masse de souffrance. Maintenant, elle savait. Elle savait ce qu'elle n'aurait jamais voulu l'entendre. Le chagrin l'envahit comme jamais auparavant et elle éclata en sanglots. Elle sentit son cœur se déchirer de douleur dans un désespoir infini. Un goût amer lui emplit la bouche alors que les larmes ruisselaient le long de ses joues. La souffrance était telle, qu'elle planta ses ongles aussi fort qu'elle le pouvait dans sa chair, jusqu'à s'en faire saigner. Elle ne voulait pas le croire et refusait d'y penser ; mais au fond d'elle, elle savait que c'était la vérité. Son amie allongée devant elle ne pouvait plus se retenir. Elle fondit en larmes à son tour. Malgré son chagrin et sa grande douleur qui se mêlaient à la tristesse de la pièce, elle réussit à sourire entre deux sanglots. — Ne pleure pas. — Les médecins disaient que tu allais mieux ! Pourquoi changent-ils de diagnostic tout à coup ? Pourquoi ? ! Elle sentit la main de Laïa passer sur sa joue humide, faisant preuve de la plus grande tendresse qui puisse exister sur Terre. — Tout le monde peut se tromper. La fillette leva la tête vers le visage blême de son amie et observa ses yeux vert émeraude. — Il… il m'a appelé. Il m'a dit de venir ici. — C'est moi qui le lui ai demandé. Parce que… je… je voulais te voir une dernière fois. Les larmes redoublaient sur les joues des deux fillettes. Elles se prirent les mains et se les serrèrent jusqu'à ce que leurs jointures deviennent blanches. — J'ai fait ce bracelet pour toi. Laïa désigna du menton son poignet. Son amie jeta un coup d'œil à celui-ci. Il était entouré de fines perles blanches éclatantes qui reflétaient la lumière blafarde de la chambre. — Je ne peux pas le prendre. — Si ! Je veux que tu aies un souvenir de moi. Et c'est non négociable. Laïa le lui passa autour du poignet tout en essayant de ravaler ses larmes. Mais cela ne servit à rien. La jeune fille malade regarda son amie droit dans les yeux en s'enfonçant dans sa douleur. — Il ne faut que quelques secondes pour dire « bonjour », mais une éternité pour dire « adieu ». — Non ! Je t'en supplie. Arrête ! Je veux que tu restes avec moi ! On avait prévu de partir loin d'ici. Tu t'en souviens ? Alors, ne me laisse pas. Tu n'en as pas le droit ! Laïa la regarda d'un air désolé. L'expression de son visage n'était plus que tristesse et souffrance. — Je te l'interdis ! Sœurs un jour, sœurs toujours. On avait promis de ne jamais se séparer. — Il arrive parfois que les choses ne se passent pas comme prévu. — Je te fais la promesse qu'un jour, je trouverai un remède et je soignerai toutes les personnes atteintes de cette maladie. Laïa empoigna une nouvelle fois sa main. — D'abord, tu dois me promettre de trouver une famille qui t'aimera autant que moi je t'aime. Son regard se perdit dans le sien pendant un long moment. Une famille ? Elle n'en avait jamais eu. Elle ne sait pas comment elle réagirait devant toute une marée d'affection soudaine, si un jour cela arrivait. — Promets-le-moi. Peut-être qu'elle ne le supporterait pas mais elle ne pouvait, en aucun cas, refuser la dernière volonté de sa meilleure amie. — Je te le promets. Laïa avait cessé de pleurer. Son regard s'adoucit et sa tête retomba lourdement sur l'oreiller. Elle ferma les yeux, au même moment la poigne de sa main se relâcha délicatement. Un son sourd provenant du cardiographe emplit la pièce. La fillette releva prestement les yeux et regarda le cardiogramme afficher une longue ligne rouge. — Laïa ? Elle ne répondit pas. — Laïa ! Elle ne respirait plus. — NON ! Je t'en prie, NON ! Ne me laisse pas. Réveille-toi ! Elle pleurait encore plus qu'avant. Elle n'avait jamais autant pleuré. Les larmes inondaient son cou jusqu'à atteindre ses vêtements. Elle lui secoua la main, mais celle-ci restait sans réaction. Son visage était dénué de toute expression. Elle l'appelait, criait son nom, l'implorait de se réveiller. Mais rien. Tout était silencieux, jusqu'au moment où la porte s'ouvrit violemment et que pénétrèrent à l'intérieur de la pièce, deux urgentistes aux côtés d'une infirmière. Ils se dirigèrent vers elle pour la saisir. — Non, lâchez-moi ! Je veux rester avec elle ! Lâchez-moi, b***e d'imbéciles ! Elle se débattait en leur donnant de grands coups de pieds, qui eurent l'effet d'un caillou sur une montagne. Un des deux hommes l'attrapa sous les bras tandis que l'autre la soulevait par les jambes. — Laïa ! ! Elle fut rapidement éloignée du corps sans vie de son amie. Elle criait de désespoir et d'horreur en déchirant le profond silence de la nuit, alors qu'ils tentaient toujours de la sortir de la pièce. Les coups de pieds qu'elle infligeait aux soignants ne suffisaient pas à leur faire lâcher prise. Le visage blême de Laïa aspiré par l'obscurité fût la dernière chose qu'elle discerna avant que les deux colosses ne réussissent enfin à l'extraire de la chambre.
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