Le bruissement discret des rideaux, la perfusion qui goutte doucement… Le temps semble s’être ralenti autour de moi. Je suis toujours allongée, les paupières closes, le cœur étrangement calme malgré le tumulte de ces dernières heures.
La porte s’ouvre sans bruit , J’entends des pas lourds mais rassurants . Mon père.
Karim : Alicia, souffle-t-il. Ma fille…
Je devine qu’il s’approche de mon lit , il m’effleure la main, doucement. Ce geste me ramène à l’enfance. À ses mains grandes et calleuses qui savaient toujours me protéger du monde.
Alicia : Papa, dis-je dans un souffle.
Karim : Je suis là, mon cœur.
Une chaise grince , il s’assoit près de moi.
Benjamin lui, est déjà là . Silencieux, les bras croisés, l’air inquiet mais solide. Il est resté avec moi sans relâche.
Puis la voix du médecin résonne, posée, professionnelle mais humaine.
Docteur : Bonjour à tous. Monsieur Mbuyi , Mademoiselle Alicia . Je vais vous faire part des conclusions médicales, maintenant que nous avons un peu de recul.
Silence.
Docteur : L’état de vos yeux est stable, Alicia. Mais les lésions sont sérieuses. La cornée, notamment à gauche, a subi une brûlure chimique qui demande une surveillance continue.
J’inspire profondément.
Alicia : alors je vais rester comme ça longtemps ? Je ne reverrai plus jamais ?
Il marque un temps avant de répondre.
Docteur : Il est trop tôt pour se prononcer de manière définitive. Mais nous allons tout faire pour récupérer un maximum de vos capacités visuelles. Cela va nécessiter un traitement spécialisé, avec des injections, des pansements oculaires spécifiques, et une rééducation visuelle quotidienne.
Benjamin prend ma main , son geste est ferme mais rassurant.
Benjamin : On fait quoi, alors ? demande-t-il. Qu’est-ce que vous proposez , docteur ?
Docteur : Le traitement que je recommande est intensif. Il est coûteux, mais nous avons accès ici à un programme pilote, soutenu par une organisation suisse. Cela implique cependant une hospitalisation complète, sous surveillance constante. Minimum un mois, peut-être plus, en fonction de l’évolution.
Je reste figée , un mois ? Cloîtrée ici, dans ce lit, sans lumière, sans repères, sans liberté ?
Alicia : Je ne peux pas rester un mois ici , Il y a mon boulot, ma vie , Bruno…
Karim : Ta vie , c’est ta santé d’abord, me coupa calmement mon père.
Je reconnais ce ton , celui qu’il prenait quand je faisais une crise en voulant sortir avec mes copines à treize ans. Sauf que cette fois, il n’y a rien d’enfantin.
Aliacia : Papa, tu ne comprends pas. J’ai besoin de sortir, de respirer , je ne peux pas rester enfermée dans ce noir !
Karim : et si ce mois pouvait te rendre la vue ? murmure Benjamin.
Je me tais.
Le médecin poursuit, plus doucement .
Docteur : Ce traitement a donné d’excellents résultats sur des cas similaires. Rien n’est garanti, mais c’est votre meilleure chance.
Un silence.
Docteur : vous aurez un suivi psychologique, ajoute-t-il. Un accompagnement complet. Ce ne sera pas facile, mais vous ne serez pas seule.
Mon père resserre sa prise sur ma main.
Karim : On sera là chaque jour. Tu n’auras jamais à traverser ça seule, ma fille.
Je sens mes larmes monter , ma gorge se serre . Pourquoi fallait-il que ça m’arrive à moi ?
Alicia : j’ai peur, papa.
Karim : moi aussi, murmure-t-il. Mais on affrontera ça ensemble.
Je respire, profondément. L’air semble plus lourd, mais aussi un peu plus réel.
Aliacia : D’accord, dis-je enfin. Je reste , on fait le traitement.
Benjamin hoche la tête , je le sens, même sans le voir.
Docteur : je vais prévenir l’équipe. On commencera les premiers soins intensifs dès demain matin.
Il s’éclipse, nous laissant dans un silence teinté de gravité, mais aussi de détermination.
Je serre les doigts de mon père.
Ce n’est pas la fin du monde.
Ce n’est que le début d’un combat.
Et je ne compte pas le perdre.
Les journées à l’hôpital ne ressemblent à rien. Pas de vrai matin, pas de vraie nuit. Seulement des bruits réguliers : les pas des infirmières, les bips des machines, les rideaux qu’on tire, la voix du personnel qui parle bas.
Et le noir.
Toujours.
Je ne sais plus si c’est matin ou soir. J’ai arrêté de demander.
Le traitement a commencé hier. On m’a injecté un produit visqueux sous les paupières, brûlant sur le moment, mais censé régénérer les tissus. Un collyre expérimental que l’on garde au frais, qu’on m’applique quatre fois par jour, même la nuit.
Les premiers jours, c’est comme être enfermée dans son propre corps. Je sursaute à chaque bruit. J’ai l’impression qu’on m’observe. Qu’on me teste. Je ne sais pas si mes yeux sont ouverts ou fermés. Ils sont bandés la majorité du temps, mais même sans ça, je ne vois rien.
J’étouffe.
Benjamin vient tous les jours.
Il ne parle pas beaucoup, mais je sais qu’il est là. Je reconnais le bruit de ses pas dans le couloir avant même qu’il frappe. Il m’apporte de la musique, des souvenirs, sa présence. Il me lit même des extraits de romans que j’aimais ado. Hier, c’était pourquoi moi Je n’ai pas tout suivi, mais le son de sa voix m’a apaisée.
Ma mère aussi passe. Elle apporte des fruits que je ne mange pas, tente de masquer son angoisse par des phrases banales. J’ai arrêté de lui mentir en disant que ça allait.
Aujourd’hui, l’infirmière est venue avec le Dr Mulumba pour le premier examen de suivi.
Infirmière : Bonjour Alicia, dit-elle doucement en retirant mes pansements.
L’air frais me pique les yeux. Mes paupières tremblent. Le docteur m’effleure le front, puis approche une lumière.
Docteur : Je vais examiner votre réaction pupillaire, dit-il. Essayez de rester calme.
Je sens la lumière frôler mon œil gauche.
Rien.
Puis l’œil droit.
Un picotement , Infime. Comme une étincelle dans le noir.
Docteur : Est-ce que vous voyez quelque chose ?
Je me concentre , une impression de lueur. Peut-être.
Alicia : je… je crois. Une ombre. Non, une lumière mais très floue. Comme… un halo.
Le docteur note quelque chose.
Docteur : C’est une bonne chose. C’est très léger, mais vos nerfs optiques réagissent encore. Ce n’est pas fini. On continue.
Je hoche la tête.
Quand ils repartent, Benjamin me rejoint. Je sens une chaleur dans mon estomac. Je ne suis pas seule.
Benjamin : Tu veux marcher un peu ? me demande-t-il doucement.
Alicia : Marcher ?
Benjamin : Oui. Ils m’ont dit que tu pouvais. Tu veux qu’on essaye ?
Je ne réponds pas tout de suite.
Puis, je tends les bras. Il me guide, délicatement, me fait glisser les pieds au sol. Je me sens comme un bébé girafe sur ses pattes.
Un pas , puis deux.
Je m’accroche à lui. Le moindre bruit est amplifié. Un plateau métallique dans le couloir me fait sursauter.
Benjamin : C’est rien, c’est juste le chariot, dit-il.
Je continue.
On fait le tour du couloir , ben me décrit ce que je ne vois pas.
Benjamin : Là, t’as une affiche , avec des fleurs roses.
Ben : Là, y a une fenêtre. On voit un manguier dehors. Tu te souviens, celui qui perd toutes ses feuilles en saison sèche ?
Je souris.
Ce monde, il est toujours là. Même si je ne le vois plus.
Quand on revient dans la chambre, je suis épuisée. Mais fière.
Benjamin: C’est bien, hein ? dit Benjamin.
Alicia : J’ai pas pleuré. C’est déjà ça.
Benjamin : et t’as pas râlé non plus, ajoute-t-il avec un sourire dans la voix.
Alicia : pas encore.
Journal de soins – Jour 5
Ils ont augmenté les doses , le traitement pique davantage, mais la douleur est différente. Plus profonde, plus sourde. Comme si mes yeux se battaient eux aussi.
Je parle un peu plus avec l’infirmière de nuit. Elle s’appelle Prisca. Elle a un rire discret et me raconte ses journées comme si j’étais une vieille amie. Elle a deviné que je n’aimais pas le silence.
Je dors très peu.
Parfois, j’entends Camie dans le couloir. Elle vient. Mais elle n’entre pas toujours. Parfois elle dépose une bouteille de jus ou une écharpe parfumée, puis repart sans un mot . Je ne sais pas ce qu’elle cherche , ou ce qu’elle fuit . Bruno, lui, n’est pas revenu depuis trois jours.
Et peut-être que ça vaut mieux.