Chapitre 1-1

2039 Words
« Seïs… » murmura Naïs d’une voix à peine audible. Elle attrapa ma main et la serra aussi fort qu’elle le put. La réalité ne semblait pas s’imposer à moi tant elle était abjecte. Je fixais les corps sans vie des habitants de la cité frontière, et quelque part au fond de moi, comme un vœu impossible, j’espérais qu’ils se relèveraient. Pourtant, l’odeur écœurante et prégnante de leurs corps en décomposition me ramenait à l’évidence. Elle me tordait les boyaux. Les corps déchiquetés s’empilaient les uns sur les autres comme des murets humains bâtis là pour je ne sais quelle aberration ou pour célébrer je ne sais quel culte odieux. Elfinn louvoyait entre les cadavres. Plus nous avancions, plus leur nombre grossissait. Je considérai, presque envoûté par l’horreur, la nausée suspendue aux lèvres, les dépouilles tournées vers moi comme si elles me jugeaient de ne pas avoir été là, de ne pas les avoir secourues. Leur regard vidé de toute substance s’enfonçait au fond du mien et tétanisait chacun de mes muscles. Le sang battait mes tempes et son goût métallique emplit ma bouche. Les ruines aux couleurs safran enflaient au soleil. Des essaims d’insectes tournoyaient et butinaient les corps. Des vautours avaient entamé leur lente destruction, dévorant les chairs putréfiées sous la température et je venais de résoudre l’énigme des coyotes. Mes mains tremblèrent sur les rênes. Il y avait de la vie en fin de compte à Ol-Hane. « Arrête-toi ! » hurla brusquement Naïs. Elfinn s’immobilisa aussitôt. Naïs sauta au bas du cheval, se précipita à l’angle d’une maison à la façade éventrée et vomit tout son saoul en évitant de croiser les regards sans vie des cadavres qui bornaient l’entrée de la ruelle. Une flopée de vautours s’envola dans un bruissement d’ailes. Je descendis à mon tour de selle et, tout en me retenant de l’imiter, je jetai un coup d’œil alentour. Les palais, les maisons, les hôtels particuliers aux couleurs d’épices n’étaient plus que cendres et poussières, gravats et bouts de bois éparpillés. Il ne restait rien de la ville, hormis ces corps faisandés et les charognes entamant leur festin de chairs humaines. Comment une telle chose avait-elle pu se produire ? Comment Noterre avait-il pu laisser faire une chose pareille ? Par quel appétit de pouvoir était-il dévoré pour en arriver à de telles extrémités ? Du plus loin que mes leçons d’histoire se portaient, aussi grand avait été son désir de domination, Noterre n’était jamais allé si loin. Pas au point de laisser pourrir des corps au soleil. Toute une ville. Une ville entière stoppée nette dans son évolution. Aucun habitant n’avait eu le temps de fuir. Ils étaient là. À jamais. Hantant les ruines. Un instant, je crus les sentir, les fantômes de la cité, là, me regardant. Je suffoquai. Mon regard longeait la ligne des demeures en ruines et parvint au bout de la rue où d’autres vestiges s’accumulaient. Je déglutis. La chair de poule s’incrustait dans ma peau comme des aiguilles. Je vis l’œil jaunâtre d’un vautour au long cou dénudé me fixer comme s’il attendait patiemment que je crève à mon tour pour pouvoir entamer mes intestins et dîner sous le crépuscule naissant. D’une gifle de la Geste, je le fis dégringoler de la poutrelle. Il poussa un cri et disparut rapidement derrière d’autres décombres. Je m’approchai d’Elfinn, pris l’outre qui était suspendue au pommeau de la selle et rejoignis Naïs en bordure de route. Elle se redressait, la main appuyée contre le mur. Son visage était pâle et son regard, lorsqu’il se posa sur moi, était brillant de larmes et de terreur. Elle s’essuya la bouche du revers de la main. Je lui tendis la gourde qu’elle prit vivement et se rafraîchit le palais. Je m’adossai contre le mur et observai de nouveau la ville en essayant de ne plus penser aux cadavres jonchant la rue à la place des pavés, afin de faire calmement un état de la situation. Je devais presque m’affranchir de ma condition d’être humain pour analyser ce qui s’était déroulé ici. Quelque chose clochait, à part les morts, mais je ne parvenais pas à mettre le doigt dessus. « Je suis une bien piètre Assen, marmotta Naïs en laissant son bras retombé le long de ses hanches. — N’importe qui aurait fait la même chose, tentai-je de la rassurer. — Pas toi. — Je n’en suis pas loin. » Elle inclina la tête avant de retourner près d’Elfinn. Je jetai un dernier regard sur la ruelle, puis la rattrapai. « Que s’est-il passé ici ? demanda-t-elle en nouant la lanière de l’outre autour du pommeau. — Je n’en sais rien. » Je m’engageai dans la rue, Elfinn et Naïs sur les talons. « Tu ne remarques rien d’étrange ? » Elle eut un ricanement sinistre. Je lui lançai un coup d’œil par-dessus mon épaule. « Tu veux dire à part les cadavres ? — Oui, regarde bien. C’est sous nos yeux depuis tout à l’heure… les cadavres. — Je les vois et alors ? — Il n’y a pas de soldats de Noterre. » Je pointai du doigt l’uniforme de la soldatesque d’Ol-Hane. Un aigle tatoué sur le devant de leur veste pointant vers le soleil. Naïs s’arrêta au milieu de la route et examina rapidement les corps étendus sur les bas-côtés. « Ce n’est pas possible. — Je n’ai pas une grande expérience de la guerre, avouai-je, mais il me semble pourtant que dans n’importe quelle bataille, on trouve des soldats des deux camps. Il n’y a rien de tout ça ici. Ni blessés, ni cadavres appartenant à l’armée de Noterre. — C’est invraisemblable. Comment les armées de Noterre pourraient-elles n’avoir subi aucun dommage ? » Je haussai les épaules, aussi démuni qu’elle par le constat de la situation. « Les soldats d’Ol-Hane ont sorti leurs armes, remarquai-je. On peut donc en déduire qu’ils ont cherché à se défendre, mais qu’ils n’ont pas eu le temps de s’en servir. En plus, regarde ce quartier. — Et alors ? — Toutes les demeures ressemblent au palais de Mal-Han. On est dans le quartier chic. Pourtant observe : les femmes ont toujours leurs colliers de perles, leurs bijoux clinquants et bien en évidence. J’ai même vu des breloques de porcelaine un peu plus loin et des marchandises de valeur traînant sur le sol. — Les soldats de Noterre ne les ont pas emportées, constata Naïs. — On dirait bien. C’est ça qui me chiffonne. Je ne connais pas un soldat qui, en temps de guerre, ne pille pas les villes conquises. Noterre n’est pas richissime. Ils se paient sur le pays. Avec ce qu’ils ont laissé ici, Noterre aurait pu se financer une autre guerre. — Qu’est-ce que ça signifie ? — Ce n’est pas logique. Je ne suis pas féru d’histoire, mais de mémoire, je ne me souviens pas d’avoir jamais lu un truc pareil. Mes bottes s’enfonçaient dans un liquide noir et gluant. Les pavés étaient couverts de sang ; on aurait dit de l’alcool séché. Il brillait et collait les talons. Naïs gardait la main devant la bouche tant l’odeur était insoutenable. Elfinn était aux aguets. Je le sentais nerveux, lui d’ordinaire si désintéressé des morts humaines. Je songeais qu’il percevait autre chose, cette chose que je ne parvenais pas à saisir. Nous parvînmes au cœur de la ville. Le campanile d’Ob-Shire s’élevait autrefois à cet endroit, immense carrefour ceinturé par les résidences de luxe, l’hôtel du gouverneur de la ville, les demeures des marchands fortunés et des seigneurs. La tour s’était effondrée sur ses fondations comme un château de cartes. Un cimetière de rocs s’étendait au milieu du charnier humain. La porte brune du campanile était renversée sur le sol au milieu des décombres et des corps. Je m’approchai, l’œil attiré par quelque chose d’insolite sur le bois. Je sautai sur un bloc de pierre et m’agenouillai. « Qu’y a-t-il ? » me demanda Naïs depuis la route. Je me penchai en avant. Un homme était affalé sur la porte. Son épée gisait dans sa main droite. Son sang tachait les pavés et imbibait le bois de la tour. Sur le sommet de la porte, son bras pendouillait, inerte, presque détaché du reste du corps. Le bout de ses doigts ainsi que ses ongles étaient rouges. « Seïs ? » Je lui fis un signe de la main. « Lol que cabeil peritate sus denionn », lus-je à haute voix. Naïs s’approcha, sautant lestement d’une pierre à l’autre. « Ça veut dire quoi ?... C’est pas l’une des vieilles langues ? remarqua Naïs en se grattant la gorge du bout de son index. — Il n’y a que les bâtards de l’Est qui la parlent encore, dis-je. — Hum hum, Gange a interdit tous les dialectes tribaux. Celle-ci, c’est pas le vieil idiome du clan des Qui ? — Si, c’est le clan maternel de Noterre. » En tout état de cause, apprendre et parler cette langue était considéré comme un acte de haute trahison. Toutefois, pour la bonne marche du gouvernement, par prudence et par ruse, les Tenshins étaient les rares personnes tenues dans le secret de ce langage, autrefois l’un des plus usités d’Asclépion. Gange n’était pas un ardent linguiste, aussi avait-il seulement choisi sa langue vernaculaire, plutôt que celle de sa femme. « Tu comprends ce que ça signifie ? me demanda Naïs en lisant les mots peints en rouge. — Ouais, grognai-je. — Alors ? — Dans les grandes lignes, ça veut dire : « Ceux qui passeront par ici périront ». Denionn signifie démons. Tu en tires les conclusions que tu veux. — Des démons ? répéta-t-elle. — En tout cas, ils sont partis, déclarai-je en considérant le carrefour désert, émaillé de corps aux positions désarticulées. — Oui, mais où ? » La question me fit frissonner. « Je n’en sais rien. Les soldats qui ont réussi à fuir la région ont prétendu que l’armée de Noterre avait établi son campement dans la ville. J’ai plutôt l’impression qu’elle n’y est jamais restée. Les soldats étaient incohérents dans leurs propos, d’après Taranis ; tout ce qu’ils disaient n’avait ni queue, ni tête, pourtant je commence à me demander si ce n’est pas nous qui avons perdu l’esprit en ne les croyant pas. — Que vous ont-ils raconté ? » Nous retournâmes sur la route. « Bah, tu te souviens de quelle manière le vieux Sin-Lin dépeignait l’armée de Noterre quand on était gosses ? » Elle opina. « C’était à peu près la même chose. Des contes pour enfants. Des monstres assoiffés de sang, livides comme des fantômes qui s’immiscent dans l’esprit et rendent fous. Ils répétaient qu’ils entendaient encore leurs voix dans leurs cauchemars. Je ne sais pas trop quoi en penser. On n’a jamais entendu dire que les troufions de Noterre savaient user de la Pensée. — La Pensée, qu’est-ce que c’est exactement ? » Je fis tourner mon index autour de sa tempe. « Entre autres choses, la faculté de lire l’esprit humain, de le tordre à ses propres pensées, de le rendre vulnérable. » Je regardai une dernière fois la tour d’Ob-Shire, puis rattrapai Naïs dans la rue. « Seïs, quelque chose me tracasse. — Ce ne sont pas les sujets de tracas qui manquent. Tu veux être plus précise. — Tu veux bien arrêter ça ! — Arrêter quoi ? fis-je, en cherchant une cigarette au fond de mes poches. — D’être désinvolte. De te comporter comme si la mort de ces gens ne t’importait pas. » Je m’arrêtai sur la route et la dévisageai d’un air irrité. « Chacun se défend comme il peut », rétorquai-je. Je trouvai une cigarette et l’allumai rapidement. Elle hocha finalement la tête. « Qu’est-ce qui te chiffonne alors ? — Eh bien, si les soldats de Noterre ont avancé, on aurait dû les croiser en route, non ?… À moins qu’ils en aient pris une autre. — Magdamée. J’y ai pensé. Le problème, c’est que le dernier message que nous avons reçu de Den ne mentionnait pas l’arrivée imminente de l’armée de Noterre. Il ne se passait pas plus de choses à Magdamée qu’à Macline. » Nous arrivâmes sur la place du marché de la cité frontière. Elle était immense et imposante autant par sa taille que par une beauté autrefois célèbre. Désormais, l’esplanade était comme tout le reste, noyée sous des monticules de cadavres, des montagnes de gravats et de nourritures faisandées, empestant la mort, la charogne et les œufs pourris. Nous marchâmes un moment en silence, noyés sous des pensées moroses, observant les corps et nous forçant à ne pas vomir. Le ciel vira lentement au gris. Le Soleil déclina derrière nous et les ombres s’accrurent le long des décombres, rendant les spectres de la cité plus réels encore. Naïs frissonnait. Le vent se leva et l’air frais engourdit la ville. Les nuits étaient plutôt fraîches par ici et on ressentait enfin les frimas de l’hiver. À mesure que nous avancions, le désespoir qui croulait sur mes épaules comme du plomb se mua en colère. Je crachai par terre et m’exclamai, fou de rage : « Il n’y a pas de cadavres ennemis ici. Pas un ! — Se peut-il qu’ils les aient enterrés ? » avança Naïs, peu convaincue. J’émis un ricanement caustique. « J’ai des doutes sur la piété de ces salopards. Ils laissent les corps pourrir au soleil. Je ne pense pas qu’enterrer leurs morts fasse partie de leur priorité, ni même de leurs devoirs. Ceux qui ont fait ça, ce sont des monstres. » Je levai la tête vers le ciel de plus en plus cotonneux et aspirai une bouffée d’Herbes. Dans une heure, la nuit serait là et tous les cadavres tapis dans l’ombre pourraient nous fixer de leurs yeux vitreux. Un frisson désagréable longea la ligne de mes épaules. Engourdi comme après une longue nuit passée dans le froid, je fixai deux dépouilles enchevêtrées.
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