I-3

1897 Words
– Vous allez jusqu’à Pékin ?... – Jusqu’à Pékin. – Comme moi », répliqua le Yankee. Voilà ce que je craignais ! « Un confrère ?... demandai-je en fronçant le sourcil d’un air peu sympathique. – Non... Rassurez-vous... Nous ne plaçons pas le même article, monsieur... – Claudius Bombarnac, de Bordeaux, et qui est enchanté de faire route avec monsieur... – Fulk Ephrinell, de la maison Strong Bulbul and Co. de New-York, État de New-York (U.S.A.). » Il a parfaitement ajouté U.S.A. Nous nous étions mutuellement présentés l’un à l’autre. Moi, courtier en nouvelles, et lui, courtier en... En quoi ?... Il me reste à l’apprendre. La conversation continue. Fulk Ephrinell, on le pense bien, a voyagé un peu partout – et même plus loin, ajoute-t-il. Il connaît les deux Amériques et presque toute l’Europe. Mais c’est pour la première fois qu’il va mettre le pied en Asie. Il parle... il parle... et toujours ses wait a bit ! qu’il lance avec une faconde intarissable. Est-ce que l’Hudson aurait les mêmes propriétés que la Garonne de faire les langues bien pendues ? Il s’en suit que j’écoutai pendant près de deux heures. À peine ai-je entendu le nom des stations jeté à chaque arrêt, Saganlong, Poily et autres. Pourtant j’aurais voulu examiner le paysage, mollement éclairé par la lune, et crayonner quelques notes au passage. Heureusement mon discoureur a déjà traversé ces provinces orientales de la Géorgie. Il m’indique des sites, des bourgades, des cours d’eau, les montagnes qui se profilent à l’horizon. À peine si je les entrevois... Maudits railways ! On part, on arrive, et on n’a rien vu en route ! « Non ! m’écriai-je, ce n’est plus le charme des voyages en poste, en troïka, en tarantass, avec l’imprévu du chemin, l’originalité des auberges, le caquetage des relais, le coup de vodka des yemtchiks... et parfois la rencontre de ces honnêtes brigands, dont la race finira par s’éteindre... – Monsieur Bombarnac, me demande Fulk Ephrinell, est-ce sérieusement que vous regrettez ces belles choses ? – Très sérieusement, ai-je répondu. Avec les avantages de la ligne droite du railway, nous perdons le pittoresque de la ligne courbe ou de la ligne brisée des grandes routes d’autrefois. Et tenez, monsieur Ephrinell, est-ce que la lecture des récits de voyage en Transcaucasie, il y a quelque quarante ans, n’est pas faite pour vous laisser des regrets ? Verrai-je un seul de ces villages habités par les Cosaques, à la fois militaires et cultivateurs ? Assisterai-je à l’un de ces divertissements qui charmaient le touriste, ces « djiquitovkas » équestres, avec cavaliers debout sur leurs chevaux, lançant leurs sabres, déchargeant leurs pistolets, et qui vous faisaient escorte, si vous étiez en compagnie d’un haut fonctionnaire moscovite ou d’un colonel de la Staniza ? – Sans doute, nous avons perdu ces belles choses, reprend mon Yankee. Mais, grâce à ces rubans de fer qui finiront par cercler notre globe comme un muid de cidre ou une balle de coton, nous allons en treize jours de Tiflis à Pékin. C’est pourquoi, si vous avez compté sur des incidents... pour vous distraire... – Certainement, monsieur Ephrinell ! – Illusions, monsieur Bombarnac ! Il n’arrivera rien, pas plus à vous qu’à moi. Wait a bit ! je vous promets le voyage le plus monotone, le plus prosaïque, le plus pot-au-feu, le plus terre à terre, enfin le plus plat... plat comme les steppes du Kara-Koum que le Grand-Transasiatique traverse en Turkestan, et les plaines du désert de Gobi qu’il traverse en Chine... – Nous verrons bien, répondis-je, car je voyage pour le plaisir de mes lecteurs... – Tandis que moi je voyage tout simplement pour mes propres affaires. » Et sur cette réponse, l’idée me vient que Fulk Ephrinell ne sera sans doute pas le compagnon de route que j’avais rêvé. Il a des marchandises à vendre, je n’en ai point à acheter. Je prévois dès lors que de notre rencontre il ne naîtra pas une intimité suffisante pendant ce long parcours. Ce doit être un de ces Yankees dont on a pu dire : quand ils tiennent un dollar entre les dents, il est impossible de le leur arracher... et je ne lui arracherai rien qui vaille ! Cependant, si je sais de lui qu’il voyage pour le compte de la maison Strong Bulbul and Co. de New-York, j’ignore ce qu’est cette maison. À entendre ce courtier américain, il semble que la raison sociale de Strong Bulbul and Co. doit être connue du monde entier. Mais alors comment se fait-il que je ne la connaisse pas, moi, un reporter, élève de Chincholle, notre maître à tous ! Je suis en défaut, puisque je n’ai jamais entendu parler de la maison Strong Bulbul and Co. Je me proposais donc d’interroger Fulk Ephrinell à ce sujet, quand il me dit : « Avez-vous déjà visité les États-Unis d’Amérique, monsieur Bombarnac ? – Non, monsieur Ephrinell. – Viendrez-vous un jour dans notre pays ? – Peut-être. – Alors n’oubliez pas d’explorer à New-York la maison Strong Bulbul and Co. – Explorer ?... – C’est le mot vrai. – Bon ! Je n’y manquerai point. – Vous verrez là un des plus remarquables établissements industriels du nouveau continent. – Je n’en doute pas, mais pourrai-je savoir ?... – Wait a bit, monsieur Bombarnac ! reprend Fulk Ephrinell, en s’animant. Figurez-vous une colossale usine, de vastes bâtiments pour le montage et l’ajustage des pièces, une machine développant quinze cents chevaux de force, des ventilateurs à six cents tours par minute, des générateurs dévorant cent tonnes de charbon par jour, une cheminée haute de quatre cent cinquante pieds, d’immenses hangars pour l’emmagasinage des produits fabriqués que nous écoulons à travers les cinq parties du monde, un directeur général, deux sous-directeurs, quatre secrétaires, huit sous-secrétaires, un personnel de cinq cents employés et de neuf mille ouvriers, toute une légion de courtiers comme votre serviteur, qui exploitent l’Europe, l’Asie, l’Afrique, l’Amérique, l’Australasie, enfin un chiffre d’affaires qui dépasse annuellement cent millions de dollars ! Et tout cela, monsieur Bombarnac, tout cela pour fabriquer par milliards... oui ! je dis par milliards... » En ce moment, le train commence à diminuer de vitesse sous l’action de ses freins automatiques ; puis, il s’arrête. « Elisabethpol !... Elisabethpol ! » crient le conducteur et les employés de la gare. Notre conversation est interrompue. Je baisse la glace de mon côté et j’ouvre la portière, très désireux de me dégourdir les jambes. Fulk Ephrinell, lui, ne descend pas. Me voici donc arpentant le quai d’une gare très suffisamment éclairée. Une dizaine de voyageurs ont déjà quitté notre train. Cinq ou six, des Géorgiens, se pressent aux marchepieds des compartiments. Dix minutes d’arrêt à Elisabethpol, l’horaire ne nous octroie pas davantage. Dès les premiers coups de cloche, je reviens vers notre wagon, j’y monte, et, lorsque la portière a été refermée, je m’aperçois que ma place est prise. Oui... en face de l’Américain s’est installée une voyageuse avec ce sans-gêne anglo-saxon, qui n’a pas plus de limites que l’infini. Est-elle jeune ? est-elle vieille ? Est-elle jolie ? est-elle laide ? L’obscurité ne me permet pas d’en juger. Dans tous les cas, la galanterie française m’interdit de réintégrer mon coin, et je m’assieds près de cette personne, qui ne s’excuse même pas. Quant à Fulk Ephrinell, il me semble qu’il dort, et voilà comment j’en suis encore à savoir ce que fabrique par milliards cette maison Strong Bulbul and Co. de New-York. Le train est parti. Nous avons laissé Elisabethpol en arrière. Qu’ai-je vu de cette charmante ville de vingt mille habitants, bâtie à cent soixante-dix kilomètres de Tiflis, sur le Gandja-tchaï, un tributaire du Koura, et que j’avais spécialement « piochée », avant mon arrivée ?... Rien de ses maisons en briques cachées sous la verdure, rien de ses curieuses ruines, rien de sa superbe mosquée construite au commencement du XVIIIe siècle, ni de sa place du Maïdan. Des admirables platanes, si recherchés des corbeaux et des merles, et qui entretiennent une température supportable pendant les excessives chaleurs de l’été, à peine ai-je aperçu les hautes ramures où se jouaient les rayons lunaires ? Et, sur les bords du rio, qui promène ses eaux argentées et murmurantes le long de la rue principale, à peine ai-je entrevu quelques maisons à jardinets, semblables à de petites forteresses crénelées. Ce qui m’est resté dans le souvenir, ce n’est qu’une silhouette indécise, saisie au vol entre les volutes de vapeur éructées par notre locomotive. Et pourquoi ces habitations toujours sur la défensive ? C’est que Elisabethpol était une place de guerre, jadis exposée aux fréquentes attaques des Lesghiens du Chirvan, et ces montagnards, à en croire les historiens les mieux informés, descendent directement des hordes d’Attila. Il était près de minuit alors. La fatigue m’invitait au sommeil, et pourtant, en bon reporter, je ne voulais dormir que d’un œil et sur une seule oreille. Je tombai cependant dans cette sorte de somnolence que provoquent les trépidations régulières d’un train en marche, entremêlées de coups de sifflet déchirants, de bruits de serrage avant les ralentissements de vitesse, de brouhahas tumultueux, lorsque deux convois se croisent. Ce sont des noms de stations criés pendant les courts arrêts, et le claquement des portières qui s’ouvrent ou se ferment avec une sonorité métallique. C’est ainsi que j’entendis appeler Géran, Varvara, Oudjarry, Kiourdamir, Klourdane, ensuite Karasoul, Navagi... Je me redressais ; mais, n’occupant plus l’angle dont j’avais été si cavalièrement évincé, il m’était impossible de regarder à travers la vitre. Et je me demande alors ce que cache cet amas de voilettes, de couvertures, de jupes, que j’entrevois à ma place usurpée. Question sans réponse. Cette voyageuse doit-elle être ma compagne jusqu’au terminus du Grand-Transasiatique ? Échangerai-je avec elle un salut sympathique dans les rues de Pékin ?... Puis, de ma compagne, ma pensée revient à mon compagnon, qui ronfle dans son coin à rendre jaloux les ventilateurs de la maison Strong Bulbul and Co. Et cette immense usine, que diable fabrique-t-elle ? Des ponts de fer ou d’acier, des locomotives, des plaques de blindage, des chaudières à vapeur, des pompes de mines ?... Avec ce que m’en a dit mon Américain, j’en fais une rivale du Creusot, de Cokerill ou d’Essen, quelque formidable établissement industriel des États-Unis d’Amérique. À moins qu’il ne m’en ait conté... car il ne paraît pas être « vert », comme on dit dans son pays, – ce qui signifie qu’il n’a pas l’air précisément d’un naïf, ledit Fulk Ephrinell ! Il me semble pourtant que je me suis peu à peu endormi d’un sommeil de plomb. Soustrait aux influences extérieures, je n’entends même plus la respiration stertoreuse de mon Yankee. Le train arrive à la station d’Aliat, y fait un arrêt de dix minutes et repart sans que je m’en sois aperçu. Je le regrette, car Aliat est un petit port, et j’aurais pu prendre là un premier aperçu de la Caspienne, entrevoir ces contrées qui furent ravagées par Pierre le Grand... Deux colonnes de chronique historico-fantaisiste à faire là-dessus, en mêlant le Bouillet au Larousse... Bien que n’ayant rien vu de ce pays ni de sa capitale, il ne serait pas difficile de donner l’essor à mon imagination... …………………………………………. « Bakou ! Bakou... » C’est ce nom, répété à l’arrêt du train, qui me réveille... Il est sept heures du matin.
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