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1544 Words
Sarcany tira alors un carnet de sa poche, et, au crayon, il prit un fac-similé du billet. Sachant que dans la plupart des cryptogrammes, il ne faut rien négliger de leur arrangement matériel, il eut soin de bien conserver l’exacte disposition des mots l’un par rapport à l’autre. Puis, cela fait, il remit le fac-similé dans son carnet, le billet dans le petit sachet, et le petit sachet sous l’aile du pigeon. Zirone le regardait, sans trop partager les espérances de fortune fondées sur cet incident. « Et maintenant ? dit-il. – Maintenant, répondit Sarcany, occupe-toi de donner tes soins au messager. » En réalité, le pigeon était plus épuisé de faim que de fatigue. Ses ailes intactes, sans lésion ni rupture, prouvaient que sa faiblesse momentanée n’était due ni au grain de plomb d’un chasseur ni au coup de pierre de quelque gamin malfaisant. Il avait faim, il avait soif, surtout. Zirone chercha donc et trouva, à fleur de sol, une demi-douzaine d’insectes, puis autant de graines, que l’oiseau mangea avec avidité ; enfin, il le désaltéra de cinq ou six gouttes d’eau, dont la dernière pluie avait laissé quelques larmes au fond d’un débris de poterie antique. Si bien qu’une demi-heure après avoir été pris, restauré, réchauffé, le pigeon se retrouvait en parfait état de reprendre son voyage interrompu. « S’il doit aller loin encore, fit observer Sarcany, si sa destination est au-delà de Trieste, peu nous importe qu’il tombe en route, puisque nous l’aurons bientôt perdu de vue, et qu’il nous sera impossible de le suivre. Si, au contraire, c’est à l’une des maisons de Trieste qu’il est attendu et doit s’arrêter, les forces ne lui manqueront pas pour l’atteindre, car il n’a plus à voler que pendant une ou deux minutes. – Tu as parfaitement raison, répondit le Sicilien. Mais pourrons-nous l’apercevoir jusqu’à l’endroit où il a l’habitude de se remiser, même s’il ne va pas plus loin que Trieste ? – Nous ferons, du moins, tout ce qu’il faudra pour cela, » répliqua simplement Sarcany. Et voici ce qu’il fit : La cathédrale, composée de deux vieilles églises romanes, consacrées, l’une à la Vierge, l’autre à Saint-Just, patron de Trieste, est contrebutée d’une haute tour, qui s’élève à l’angle de cette façade, percée d’une grande rosace, sous laquelle s’ouvre la porte principale de l’édifice. Cette tour domine le plateau de la colline du Karst, et la ville se développe au-dessous comme une carte en relief. De ce point élevé, on aperçoit facilement tout le quadrillé des toits de ses maisons, depuis les premières pentes du talus jusqu’au littoral du golfe. Il ne serait donc pas impossible de suivre le pigeon dans son vol, à la condition de le lâcher du sommet de cette tour, puis, sans doute, de reconnaître en quelle maison il irait chercher refuge, s’il était toutefois à destination de Trieste, et non de quelque autre cité de la Péninsule illyrienne. La tentative pouvait réussir. Elle méritait au moins d’être essayée. Il n’y avait plus qu’à remettre l’oiseau en liberté. Sarcany et Zirone quittèrent donc le vieux cimetière, traversèrent la petite place tracée devant l’église et se dirigèrent vers la tour. Une des portes ogivales, – précisément celle qui se découpe sous le larmier antique, à l’aplomb de la niche de Saint-Just – était ouverte. Tous deux la franchirent, et ils commencèrent à monter les rudes degrés de l’escalier tournant, qui dessert l’étage supérieur. Il leur fallut deux ou trois minutes pour arriver jusqu’au sommet, sous le toit même qui coiffe l’édifice, auquel manque une terrasse extérieure. Mais, à cet étage, deux fenêtres, s’ouvrant sur chaque face de la tour, permettent au regard de se porter successivement à tous les points du double horizon de collines et de mer. Sarcany et Zirone vinrent se poster à celle des fenêtres, qui donnait directement sur Trieste, dans la direction du nord-ouest. Quatre heures sonnaient alors à l’horloge de ce château du seizième siècle, bâti au couronnement du Karst, en arrière de la cathédrale. Il faisait grand jour encore. Au milieu d’une atmosphère très pure, le soleil descendait lentement vers les eaux de l’Adriatique, et la plupart des maisons de la ville recevaient normalement ses rayons sur leurs façades tournées du côté de la tour. Les circonstances étaient donc favorables. Sarcany prit le pigeon entre ses mains, il le réconforta généreusement d’une dernière caresse et lui donna la volée. L’oiseau battit des ailes, mais tout d’abord descendit assez rapidement pour faire craindre qu’il ne terminât par une chute brutale sa carrière de messager aérien. De là, un véritable cri de désappointement que le Sicilien, très émotionné, ne put retenir. « Non ! il se relève ! » dit Sarcany. Et, en effet, le pigeon venait de reprendre son équilibre sur la couche inférieure de l’air ; puis, faisant un crochet, il se dirigea obliquement vers le quartier nord-ouest de la ville. Sarcany et Zirone le suivaient des yeux. Dans le vol de cet oiseau, guidé par un merveilleux instinct, il n’y avait pas une hésitation. On sentait bien qu’il allait droit où il devait aller, – là où il eût été déjà depuis une heure, sans cette halte forcée sous les arbres du vieux cimetière. Sarcany et son compagnon l’observaient avec une anxieuse attention. Ils se demandaient s’il n’allait pas dépasser les murs de la ville, – ce qui eût mis leurs projets à néant. Il n’en fut rien. « Je le vois !... je le vois toujours ! s’écriait Zirone, dont la vue était extrêmement perçante. – Ce qu’il faut surtout voir, répondait Sarcany, c’est l’endroit où il va s’arrêter et en déterminer la situation exacte ! » Quelques minutes après son départ, le pigeon s’abattait sur une maison, dont le pignon aigu dominait les autres, au milieu d’un massif d’arbres, en cette portion de la ville, située du côté de l’hôpital et du jardin public. Là, il disparut à travers une lucarne de mansarde, très visible alors, et que surmontait une girouette de fer ajourée, laquelle eût été certainement de la main de Quentin Metsys, si Trieste se fût trouvée en pays flamand. L’orientation générale étant fixée, il ne devait pas être très difficile, en se repérant sur cette girouette aisément reconnaissable, de retrouver le pigeon au faîte duquel s’ouvrait ladite lucarne, et, en fin de compte, la maison habitée par le destinataire du billet. Sarcany et Zirone redescendirent aussitôt, et, après avoir dévalé les pentes du Karst, ils suivirent une série de petites rues qui aboutissent à la Piazza della Legna. Là, ils durent s’orienter, afin de rechercher le groupe des maisons, dont se compose le quartier est de la ville. Arrivés au confluent de deux grandes artères, la Corsa Stadion, qui conduit au jardin public, et l’Acquedotto, belle avenue d’arbres, menant à la grande brasserie de Boschetto, les deux aventuriers eurent quelque hésitation sur la direction vraie. Fallait-il prendre à droite, fallait-il prendre à gauche ? Instinctivement, ils choisirent la droite, avec l’intention d’observer l’une après l’autre toutes les maisons de l’avenue, au-dessus de laquelle ils avaient remarqué que la girouette dominait quelques têtes de verdure. Ils allaient donc ainsi, passant l’inspection des divers pignons et toits de l’Acquedotto, sans avoir trouvé ce qu’ils cherchaient, lorsqu’ils arrivèrent à son extrémité. « La voilà ! » s’écria enfin Zirone. Et il montrait une girouette que le vent du large faisait grincer sur son montant de fer, au-dessus d’une lucarne autour de laquelle voltigeaient précisément quelques pigeons. Donc, pas d’erreur possible. C’était bien là que l’oiseau voyageur était venu se remiser. La maison, de modeste apparence, se perdait dans le pâté, qui forme l’amorce de l’Acquedotto. Sarcany prit ses informations aux boutiques voisines et sut tout d’abord ce qu’il voulait savoir. La maison, depuis bien des années, appartenait et servait d’habitation au comte Ladislas Zathmar. « Qu’est-ce que le comte Zathmar ? demanda Zirone, auquel ce nom n’apprenait rien. – C’est le comte Zathmar ! répondit Sarcany. – Mais peut-être pourrions-nous interroger ?... – Plus tard, Zirone, ne précipitons rien ! De la réflexion, du calme, et maintenant, à notre auberge ! – Oui !... C’est l’heure de dîner pour ceux qui ont le droit de se mettre à table ! fit ironiquement observer Zirone. – Si nous ne dînons pas aujourd’hui, répondit Sarcany, il est possible que nous dînions demain ! – Chez qui ?... – Qui sait, Zirone ? Peut-être chez le comte Zathmar ! » Tous deux, marchant d’un pas modéré, – à quoi bon se presser ? – eurent bientôt atteint leur modeste hôtel, encore trop riche pour eux, puisqu’ils n’y pouvaient payer leur gîte. Quelle surprise leur était réservée !... Une lettre venait d’arriver à l’adresse de Sarcany. Cette lettre contenait un billet de deux cents florins, avec ces mots, – rien de plus : Voici le dernier argent que vous recevrez de moi. Il vous suffira pour retourner en Sicile. Partez, et que je n’entende plus parler de vous. Silas Toronthal. « Vive Dieu ! s’écria Zirone, le banquier s’est ravisé à propos ! Décidément, il ne faut jamais désespérer de ces gens de finance ! – C’est mon avis ! répondit Sarcany. – Ainsi, cet argent va nous servir à quitter Trieste ?... – Non ! à y rester ! »
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