II. — PATER NOSTER.

2704 Words
II. — PATER NOSTER. Après avoir attentivement scruté l’horizon, surtout dans la direction de l’ouest, le marin, un peu rassuré, tourna son regard vers son compagnon endormi. — Pauvre enfant ! il a bien de quoi se sentir brisé. Après une semaine aussi épouvantable, devenir la victime de pareils scélérats ! Il y avait de quoi le tuer de frayeur, pauvre petit ! Enfin c’est fini ! Il l’a échappé belle ; mais nous ne sommes pas au bout. Si nous ne voulons pas courir la chance d’être rattrapés, nous devrons encore jouer des rames. Ah ! s’ils s’emparaient de nous maintenant, c’est alors qu’ils n’en feraient qu’une bouchée et que ma vieille peau serait bien sûre d’y passer. Le marin s’arrêta. Il réfléchissait aux probabilités de cette poursuite à si bon droit redoutée. — Il est certain qu’ils ne viendront jamais relancer notre catamaran contre le vent ; mais voilà ! c’est que nous sommes en calme plat, et ils pourraient bien avoir l’idée de nous rejoindre à la rame. Ils sont si nombreux ; il leur est si facile de se relayer. Pour sûr nous courons encore le risque d’être distancés et repris. — Oh ! Ben ! cher Ben ! à mon secours, sauvez-moi ! Ces mots s’échappaient des lèvres de l’enfant encore endormi. — Il rêve, pauvre enfant ! dit le marin. Il croit que l’on vient le saisir comme la nuit dernière ; c’est un cauchemar. Il vaut peut-être mieux que je l’éveille ; car un pareil sommeil n’est pas un repos. Et pourtant ça me fait pitié ; il n’a pas eu le temps de se refaire un peu. — Ils vont m’achever ! Ben ! Ben ! à mon secours ! — Non, mon garçon, ne crains rien. Je suis là. Lève-toi, petit, lève-toi ! Et il secoua légèrement le jeune dormeur, qui ouvrit les yeux d’un air égaré. — O Ben, est-ce bien vous ? Et où sont-ils ces monstres ? — A bien des milles derrière nous, mon enfant. Tu en as rêvé seulement, et c’est pour cela que je t’ai secoué. — Je suis bien (content que vous m’ayez réveillé. C’était si affreux ! Figurez-vous qu’il me semblait que c’était déjà fait. — Quoi fait, William ? — Vous savez bien. — Ah ! n’aie donc pas peur de cela. Tu n’es pas encore en leur pouvoir, et ils ne sont pas prêts à te manger. Il faudrait qu’ils eussent d’abord raison de moi ; car, moi vivant, je te protégerai envers et contre tous. — Oh ! cher Ben ! vous êtes si bon ! Vous avez risqué votre vie pour sauver la mienne. Comment pourrais-je jamais vous témoigner toute ma reconnaissance ? — Ne parlons pas de ça, petit. J’ai du reste grand’peur que cela ne nous mène ni l’un ni l’autre bien loin. Enfin, si nous devons mourir, tout, plutôt que ce genre de mort. J’avoue que j’aimerais mieux devenir la proie des requins que celle de mes semblables ! Pouah ! Rien que d’y penser, cela me donne des haut-le-corps de dégoût. Allons ! enfant, gardons-nous de désespérer. Si sombre que nous semble l’avenir, il faut placer notre confiance dans la Providence. Qui sait si elle ne nous prendra pas en pitié et si en ce moment même elle ne s’occupe pas de notre salut ? Je voudrais bien m’adresser à elle comme il convient, mais on ne m’a jamais appris de prières, ou du moins je les ai oubliées. Mais toi, en connais-tu quelqu’une, petit ? — Je sais l’Oraison dominicale, cela suffit-il ? — Oh ! oui, sans doute. J’ai même entendu dire que c’est la plus belle. Eh bien ! à genoux, alors. J’ai dû la savoir autrefois, et je vais tâcher d’en retrouver quelques mots. Ainsi encouragé, l’enfant commença la sublime prière des chrétiens. Le rude marin à la figure basanée avait joint les mains dans une attitude d’éloquente supplication, et, le regard tourné vers le ciel, il écoutait attentivement. Leurs voix s’unirent dans l’Amen final, et ils se relevèrent moins abattus. Ben semblait animé d’une énergie nouvelle. Il s’empara d’un aviron et engagea son camarade à en faire autant. — Encore un petit effort, lui dit-il d’une voix encourageante ; gagnons quelques nœuds dans l’est. Si nous ramons une couple d’heures avant que le soleil soit haut à l’horizon, ce sera autant de fait, et nous serons à peu près certains d’en avoir fini avec ces monstres à face humaine. Bien qu’il n’eût que seize ans, William était très fort. De plus, il était dès longtemps passé maître dans l’art de manœuvrer la pagaie. C’est pourquoi il pouvait combiner son mouvement avec l’élan vigoureux de Ben Brace, un peu contenu du reste pour qu’il y eût unisson parfait. Ainsi mené d’un accord énergique, le radeau, sans faire le chemin d’une embarcation plus légère, avançait à raison de deux ou trois nœuds à l’heure. Il n’y avait pas longtemps que les deux camarades pagayaient avec un redoublement de courage, lorsqu’une fraîche brise de l’ouest vint faciliter leurs efforts et les pousser dans la direction où ils avaient tant intérêt à aller. On eût cru qu’aidés d’un auxiliaire aussi favorable, ils eussent dû être au comble de leurs vœux. Hélas ! l’homme est ainsi fait. A partir de ce moment, l’expression du marin redevint inquiète, tourmentée. — Voilà qui ne fait vraiment pas notre affairé ! grommela-t-il entre ses dents. Que cela nous pousse à l’est, je le veux bien, mais cela les y pousse également ; et avec leur énorme voile, ils pourraient fort bien regagner l’avance que nous avons sur eux et fondre sur nous à l’improviste. — Ne pourrions-nous également tendre une voile ? demanda le jeune homme. — C’est précisément la question que je me pose. Nous avons bien ce vieux prélart et le grand foc ; mais que faire sans filin ? Ah ! j’y songe, les écoutes sont encore après. Nous devrons sacrifier nos rames, et il ne nous restera que la barre de vireveau. Mais comment faire ? Il faut dresser nos avirons ici et là, et nous tendrons autant de toile que notre embarcation en peut porter. Et, joignant l’action à la parole, le matelot avait rapidement dégagé le canevas, fixé verticalement ses deux mâts et hissé le prélart, qui offrit bientôt prise au vent favorable sur une largeur de plusieurs mètres carrés. Puis il ne lui resta plus qu’à guider la marche du radeau pour qu’il ne déviât pas de sa course. Pour cela, il se servit de l’anspect comme de gouvernail, et il eut bientôt la satisfaction de voir que le résultat répondait parfaitement à ses désirs. Le radeau filait à raison de cinq nœuds à l’heure, ce qui était une vitesse très raisonnable. Il était à peu près certain que le grand radeau ne le dépasserait pas. Tout danger semblait en conséquence conjuré. Une fois cette certitude bien ancrée dans son esprit, le matelot n’accorda plus une pensée au péril que son jeune camarade et lui venaient d’affronter. Leur situation toutefois était trop grave pour que l’idée leur vînt d’échanger des félicitations, et pendant longtemps leur silence ne fut interrompu que par le bruit argentin des, petites vagues qui clapotaient sur les bords de leur modeste embarcation. La brise, soufflait si légèrement, qu’à peine elle ridait la surface du flot ; et au bout d’une heure, elle tomba. Aussitôt la mer reprit son aspect de vaste miroir uni, au milieu duquel le radeau faisait une tache à peine perceptible. Sa voile lui devenait pour le moment inutile ; mais elle servait encore à atténuer la brûlante chaleur du soleil, qui, sous ces régions tropicales, atteint dès les premières heures de là matinée une intensité redoutable. Ben n’excitait plus son camarade à reprendre, la rame, bien que, grâce, à ce calme plat, le danger eût reparu plus imminent que jamais. Soit que son énergie eût été vaincue par la fatigue et le sentiment de l’horreur de leur position, soit qu’à la réflexion il reconnût la poursuite moins à redouter, il est certain qu’il ne témoignait plus la même préoccupation d’avancer. Après avoir une fois encore inspecté l’horizon, il s’allongea morne et silencieux à l’ombre du prélart. Sur son conseil, William l’y avait précédé et dormait déjà d’un lourd sommeil. — Je suis bien aise que le petit puisse dormir. Il faudra bien qu’il passe par les tortures de la faim comme moi ; au moins, tant qu’il dort, il ne souffre pas. Oh ! que j’ai faim ! Je me contenterais de la première chose venue pour calmer cette angoisse. Mon estomac se tord. Déjà quarante-huit heures depuis notre dernière distribution de ration, et depuis rien, rien à se mettre sous la dent. Oh ! si seulement je pouvais dormir une heure ! Mais non, rien ne trompe la faim. Il y a bien encore nos souliers ; mais ils sont si imbibés d’eau de mer, qu’ils nous feraient plus de mal que de bien. Gela augmenterait notre soif. Elle est bien assez tourmentante sans cela. Dieu bon ! rien à manger, rien à boire, c’est affreux ! O Dieu ! ayez pitié de nous ! Exaucez la prière de cet enfant ! donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien, ou nous dormirons bientôt de l’éternel sommeil. Le monologue de l’infortuné se termina par un gémissement, qui réveilla l’enfant du sommeil agité dans lequel il cherchait l’oubli de ses maux. — Qu’y a-t-il, Ben ? demanda-t-il en se soulevant sur le coude, pour mieux interroger la physionomie du matelot. — Rien, rien, mon enfant, répondit le brave marin, qui ne voulait pas ajouter aux tristesses de son camarade. — Je vous ai entendu gémir pourtant. Je ne me suis pas trompé, et j’ai cru que vous aviez aperçu les autres. — Il n’y a rien à craindre de ce côté-là. Ils n’auront guère envie de se remuer par cette chaleur et ce calme plat, surtout tant qu’il restera une goutte de rhum à bord ; et quand il n’y en aura plus, ma foi ! ils ne seront guère en état de ramer. Ce n’est pas eux qu’il faut redouter, William, crois-moi. — Oh ! Ben, que j’ai faim ! Je mangerais je ne sais quoi. — C’est comme moi, mon pauvre enfant. — C’est vrai, vous souffrez aussi. Vous devez même avoir plus faim que moi, car vous m’avez toujours donné plus que ma part, et j’ai eu bien tort de l’accepter. Pauvre Ben ! — Ce n’est pas un morceau de plus ou de moins qui ferait grande différence. Cela ne changera rien à ce qui doit arriver. — Qu’est-ce qui doit arriver ? demanda l’enfant, frappé de l’expression plus sombre de son camarade. Le marin ne répondit pas. Trop loyal pour proférer un mensonge, il détourna les yeux et se renferma dans un silence prudent. — Je crois que je vous comprends, reprit William ; oui, c’est cela, vous pensez que nous allons mourir. — Non, non, mon garçon, ce n’est pas cela. Il y a peut-être encore de l’espoir. Tant de choses peuvent arriver. Ta prière sera peut-être exaucée ; pourquoi pas ? Tiens, William, tu devrais la recommencer. Je pourrais te suivre mieux que la première fois ; car je l’ai sue, moi aussi, il y a longtemps, bien longtemps, quand je n’étais pas plus haut que cela. Elle m’est revenue à la mémoire en t’écoutant. Allons, à genoux, mon enfant. Le jeune homme ne se le fit pas répéter, et tous deux récitèrent lentement, avec solennité, les demandes de cette divine oraison qui ne les avait peut-être jamais si fort impressionnés. Quand ils eurent fini, le marin se leva pour examiner l’horizon. Un rayon d’espérance illuminait sa figure basanée. Il croyait réellement qu’il surviendrait à l’improviste quelque voile amie, quelque chance inattendue de salut. Mais cette lueur dura peu. Rien ne vint charmer son regard ; la mer immense et bleue se mariait seule à l’infini du ciel. Il retomba chancelant à la place qu’il avait quittée, et tous deux, étendus côte à côte, se laissèrent gagner par une torpeur qui engourdissait au moins leurs souffrances. Combien de temps restèrent-ils ainsi ? Nul ne s’en rendit compte. Une sorte de nuage irisé qui s’interposa entre l’azur et leur rayon visuel finit par attirer leur attention. On eût dit une série de flèches d’argent, aux reflets nacrés, lancées à toute vitesse pardessus le radeau. A première vue, on eût pu croire que c’était un vol d’oiseaux au brillant plumage ; mais le marin ne s’y trompa point. — Un banc de poissons volants, dit-il sans s’en déranger autrement. Puis, tout à coup, les voyant se succéder si rapidement et si bas, qu’ils effleuraient le prélart, un espoir vint lui donner la force de se redresser. — Si je pouvais en abattre un ! s’écria-t-il. Où est l’anspect ? Mais déjà l’ancre était entre ses mains, et il la levait pour frapper. Peut-être eût-il pu réussir par ce moyen à atteindre un ou deux de ces nageurs ailés qui, poursuivis par l’albatros ou le bonite, voltigeaient autour du radeau ; mais il n’en eut pas le temps. Un engin non moins meurtrier et auquel il ne songeait pas se trouvait derrière lui ; c’était le prélart. Au moment où le matelot faisait tournoyer son bâton, quelque chose de brillant passa devant ses yeux et alla s’enchevêtrer dans la toile distendue. C’était un des poissons qui, d’un bond désespéré, retomba sur la figure de William, tout étourdi du choc, et de là sur le radeau, où il continua à s’ébattre dans l’espoir de regagner son élément. « Un bon tiens vaut mieux que deux tu l’auras, » dit un vieux proverbe. Se conformant à la sagesse de ce dicton, Ben jeta l’anspect, et, loin de tenter un autre coup peut-être hasardeux, borna tous ses efforts à la capture de l’infortuné qui s’était volontairement, ou plutôt, pour être véridique, involontairement offert en victime à son appétit. La lutte était vive. Le poisson visait ouvertement à fausser compagnie à l’équipage du radeau. S’il atteignait son extrémité, c’en était fait : il avait gain de cause. C’était ce que redoutaient le plus William et Ben Brace, et les deux compagnons, accroupis sur le plancher, n’avaient pas trop de toute leur adresse, et de toute leur célérité pour prévenir cette éventualité. A une ou deux reprises, William, souple et adroit comme un véritable mousse qu’il était, était parvenu à s’en saisir ; mais la glissante créature, armée de nageoires épineuses, était toujours parvenue à s’échapper de ses doigts. Ben et l’enfant se demandaient avec terreur s’ils réussiraient dans leur chasse ou s’ils étaient destinés à souffrir le supplice de Tantale devant une proie insaisissable qui, pouvant apaiser les tortures de leurs estomacs en révolte, ne ferait que les redoubler. Cette crainte légitime décuplait l’énergie de Ben. Il était bien résolu à suivre le poisson jusque dans la mer, s’il le fallait, plutôt que de s’en, voir dépossédé, sachant que l’exocet, tout étourdi de la lutte, serait assez facile à prendre immédiatement après avoir regagné son élément. A ce moment s’offrit une occasion propice, de terminer le combat, et il n’eut garde de la négliger. Ben eut la présence d’esprit de replier le canevas sur le captif. Le poisson n’avait pas cessé de bondir et de se débattre sur la toile grossière qui recouvrait presque entièrement le radeau, et il approchait de son extrémité quand Ben eut la présence d’esprit de s’emparer de la lisière du canevas et de le replier sur le captif. En vain celui-ci renouvela-t-il ses tentatives pour reconquérir sa liberté. Une pression énergique y mit un terme rapide ; et quand on jugea à propos de relever la toile qui la couvrait, on trouva la scintillante et vive créature morte et aussi plate qu’un hareng fumé. — Voilà la réponse à ta prière, William. Celui qui nous envoie cette nourriture inattendue peut aussi apaiser notre soif et nous envoyer de l’eau pure au milieu même des flots amers. Avant de toucher à cette proie si bien gagnée, rendons grâce à la divine Providence ; et puisque nous ne savons que le Pater, redisons-le cette fois par reconnaissance.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD