35. SEMENCES DE L’AVENIR (1re SEMENCE)-2

2019 Words
– Cinq contre quatre. Je crois qu’il ne pense à rien qu’aux paris. Allons, lourde créature, je ne pourrai donc pas vous remuer. Ne voyez-vous pas que je veux rejoindre le reste de la société au lac ? Vous n’allez pas me refuser votre bras ? Vous allez m’y conduire, et tout de suite. – Je ne puis pas. Il faut que je rejoigne Perry dans une demi-heure. Perry, c’était l’entraîneur de Londres. Il était arrivé plus tôt qu’on ne l’attendait, et était entré en fonctions depuis trois jours. – Ne me parlez pas de votre Perry, être vulgaire ! Mettez-le de côté un moment… ne le voulez-vous pas ?… Avez-vous l’intention de me faire croire que vous êtes assez sauvage pour préférer la société de Perry à la mienne ? – Et les paris à cinq contre quatre, ma chère !… Et la course qui a lieu dans un mois ! – Oh ! allez rejoindre votre bien-aimé Perry ! Je vous hais. J’espère que vous serez battu dans la course. Restez dans votre cottage. Ne revenez plus à la maison, je vous prie ; et rappelez-vous bien ceci : n’ayez plus la présomption de m’appeler « ma chère ». – Si ce n’est pas pousser la présomption moitié assez loin, je vous prierai d’attendre un peu. Accordez-moi jusqu’à ce que la course soit passée. Et alors… Oui… alors j’aurai la présomption de vous épouser. – Vous ! vous atteindrez l’âge de Mathusalem si vous attendez jusqu’à ce que je sois votre femme ! Je crois que Perry a une sœur ; si vous la lui demandiez ? Ce serait juste la personne qui vous conviendrait. Geoffrey fit faire à la fleur un nouveau tour dans sa bouche et parut réfléchir à une idée qui méritait considération. – Très bien, dit-il. Tout, pour vous être agréable. Je ferai ma demande à Perry. Il tourna sur lui-même, comme s’il allait courir vers Perry. Mrs Glenarm avança sa petite main, recouverte d’un ravissant gant d’une couleur rosée et la posa sur le bras puissant de Geoffrey. Elle pinça doucement les muscles de fer, la gloire et l’orgueil de la Grande-Bretagne. – Quel homme vous êtes ! dit-elle. Jamais je n’ai rencontré personne qui vous ressemblât ! Tout le secret de l’empire que Geoffrey avait acquis sur elle était dans ces quelques mots. Ils étaient ensemble aux Cygnes depuis un peu moins de dix jours, et il avait royalement fait la conquête de Mrs Glenarm. La veille même de ce jour, durant un des intervalles de loisir que lui accordait Perry, il l’avait surprise seule, l’avait saisie par le bras et lui avait demandé, sans autre préambule, si elle voulait l’épouser. Les exemples de femmes conquises après une cour encore plus brève, cela soit dit avec tout le respect possible, ne sont pas rares. La veuve du marchand de fer avait pourtant exigé une promesse de secret avant de s’engager. Quand Geoffrey eut donné sa parole de retenir sa langue en public jusqu’au moment où elle l’autoriserait à parler, Mrs Glenarm, sans plus d’hésitation, avait dit oui. Après avoir, qu’on le remarque, dit non, pendant deux ans et repoussé une demi-douzaine au moins d’hommes supérieurs à Geoffrey sous tous les rapports, excepté la beauté et la force corporelle. Et encore une fois cette raison disait tout. Quelque persistance que les hypocrites de l’un et l’autre s**e des temps modernes mettent à le nier, il n’en est pas moins certain que la condition naturelle de la femme est de trouver son maître dans un homme. Regardez en face une femme qui n’est sous la dépendance directe d’aucun homme, et sûrement vous verrez une femme qui n’est pas heureuse. L’absence d’un maître est leur grande souffrance inconnue, la présence d’un maître est, sans qu’elles en aient conscience elles-mêmes, le seul complément possible de leur vie. Dans 99 cas sur 100, cet instinct primitif est au fond de la faiblesse inexplicable d’une femme qui se donne à un homme indigne d’elle. Cet instinct primitif était incontestablement au fond de la facilité avec laquelle Mrs Glenarm s’était rendue. Jusqu’à l’époque de sa rencontre avec Geoffrey, la jeune veuve n’avait fait qu’une expérience dans la vie, celle de la soumission des autres. Sa tyrannie était acceptée. Dans le court espace de six mois qu’avait duré son existence de femme mariée à un homme dont elle aurait pu être la petite-fille, elle n’avait eu qu’à lever un doigt pour être toujours obéie. L’idolâtre vieux mari était l’esclave volontaire des moindres caprices de sa jeune et pétulante femme. Plus tard, quand la société paya un triple hommage à sa naissance, à sa beauté et à sa richesse, quelle qu’en fût la source, elle se vit l’objet de la même admiration servile de la part des prétendants qui se disputaient sa main. Pour la première fois, elle rencontrait un homme ayant une volonté quand elle fit connaissance avec Geoffrey aux Cygnes. L’occupation athlétique, qui absorbait alors Geoffrey, favorisa fort particulièrement ce conflit entre l’affirmation de l’influence de la femme et la volonté de l’homme. Durant les jours qui s’étaient écoulés entre son retour à la maison de son frère et l’arrivée de son entraîneur, Geoffrey s’était soumis à tous les préliminaires de discipline physique qui devaient le préparer pour la course. Il savait, par une expérience antérieure, quels exercices il fallait prendre, quel nombre d’heures y consacrer, à quelles tentations résister à table. Maintes et maintes fois Mrs Glenarm avait essayé de l’entraîner à commettre des infractions à son régime, et chaque fois l’influence de la belle veuve sur les hommes, qui ne lui avait jamais failli, s’était vue impuissante et méprisée. Rien de ce qu’elle pouvait dire, rien de ce qu’elle pouvait faire n’avait d’action sur Geoffrey. Perry arriva, et la résistance de Geoffrey à toutes les tentatives et à tous les moyens de tyrannie féminine devint plus outrageante et plus obstinée. Mrs Glenarm était aussi jalouse de Perry que si celui-ci eût été une femme. Elle se mit en colère, elle fondit en larmes, elle fit la coquette avec d’autres hommes, elle menaça de quitter la maison. Tout cela en vain. Jamais Geoffrey ne manquait un rendez-vous avec Perry. Jamais il ne touchait à rien de ce qu’elle lui offrait au lunch, si cela lui était défendu par Perry. Ah ! rien n’est plus dommageable à l’influence du beau s**e que les exercices athlétiques ! Pas d’hommes plus inaccessibles au pouvoir des femmes que ceux dont la vie se passe à développer leur force physique. Geoffrey résista à Mr Glenarm sans le plus léger effort. Par moments, il arrachait son admiration et la forçait au respect. Elle s’attachait à lui comme à un héros ; elle se reculait loin de lui comme d’un animal ; elle luttait avec lui, elle se soumettait à lui, elle le méprisait et l’adorait tout à la fois. L’explication de tout ce mélange de sentiments, quelque confus et contradictoire qu’il paraisse, gît dans ce seul mot : Mrs Glenarm avait trouvé son maître. – Conduisez-moi au lac, Geoffrey, dit-elle avec une légère pression de sa main gantée de rose. Geoffrey consulta de nouveau sa montre. – Perry m’attend dans vingt minutes, dit-il. – Encore Perry ? – Oui. Mrs Glenarm leva son éventail avec une explosion soudaine de fureur et le brisa d’un coup vigoureux sur le visage de Geoffrey. – Là ! s’écria-t-elle en frappant la terre du pied. Mon pauvre éventail est en pièces, monstre, et c’est vous qui en êtes cause. Geoffrey ramassa froidement les morceaux de l’éventail brisé et les mit dans sa poche. – J’écrirai à Londres, dit-il, pour en avoir un autre. Allons ! un b****r et ne pensez plus à cela. Il regarda autour de lui pour s’assurer qu’ils étaient seuls ; puis, la soulevant de terre, et elle était assez pesante, il la tint en l’air comme un bébé et lui donna un vigoureux b****r sur chaque joue. – Avec mes meilleurs compliments, de tout cœur, dit-il. Il partit d’un éclat de rire et la reposa par terre. – Comment osez-vous faire une chose pareille ? s’écria Mrs Glenarm ; je réclamerai la protection de Mr et Mrs Delamayn si je dois être insultée de la sorte. Je ne vous pardonnerai jamais, monsieur ! En disant cela, elle lui lança un regard qui était en flagrante contradiction avec ses paroles. Un moment après, elle était appuyée sur son bras et le regardait, avec surprise et pour la millième fois, comme une variété nouvelle qui bouleversait décidément l’expérience qu’elle avait des hommes. – Comme vous êtes rude, Geoffrey ! dit-elle avec douceur. Il sourit pour reconnaître cet hommage sans fard rendu à la mâle vertu de son caractère. Elle vit le sourire et fit immédiatement un nouvel effort pour disputer à Perry son odieuse suprématie. – Laissez-le de côté, murmura la fille d’Ève décidée à obtenir d’Adam qu’il mordît à la pomme. Allons, Geoffrey, cher Geoffrey, oubliez Perry cette fois ; conduisez-moi au lac. Geoffrey, pour la troisième fois, consulta sa montre. – Perry m’attend dans un quart d’heure, dit-il. L’indignation de Mrs Glenarm revêtit une forme nouvelle. Elle fondit en larmes. Geoffrey la regarda pendant un moment, avec une expression de surprise, puis il la prit par les deux bras et la secoua. – Réfléchissez ! Pouvez-vous me diriger dans mon entraînement ? – Je voudrais le pouvoir. – Ce n’est pas une réponse. Pouvez-vous me mettre en état de gagner cette course, oui ou non ? – Non ! – Alors essuyez vos yeux et laissez faire Perry. Mrs Glenarm essuya ses yeux et tenta un nouvel effort. – Je ne suis plus en état de me montrer, dit-elle. Je suis si agitée… je ne sais que faire… Rentrons dans la maison et prenons une tasse de thé. Geoffrey secoua la tête. – Perry me défend le thé dans le milieu de la journée. – Quelle brute ! s’écria Mrs Glenarm. – Voulez-vous que je perde la course ? répliqua Geoffrey. – Oui ! Sur cette réponse, elle le quitta et s’enfuit dans la maison. Geoffrey fit un tour sur la terrasse, réfléchit un peu, s’arrêta et regarda le porche sous lequel la veuve irritée avait disparu à ses yeux. « Dix mille livres de revenu, dit-il, en pensant aux avantages matrimoniaux qu’il mettait en péril. Et diablement bien gagnées », ajouta-t-il en rentrant dans la maison, en protestant pour apaiser Mrs Glenarm. La dame offensée était sur un sofa, dans le salon solitaire. Geoffrey s’assit auprès d’elle. Elle refusa de le regarder. – Ne soyez pas folle, dit Geoffrey de son ton le plus persuasif. Mrs Glenarm porta son mouchoir à ses yeux. Geoffrey l’écarta sans cérémonie. Mrs Glenarm se leva pour quitter le salon ; Geoffrey l’arrêta de vive force. Mrs Glenarm menaça d’appeler les domestiques. Geoffrey répondit : – Peu m’importe que toute la maison sache que je suis amoureux de vous. Mrs Glenarm tourna les yeux vers la porte et murmura : – Taisez-vous, pour l’amour de Dieu ! Geoffrey passa son bras sous le sien. – Venez avec moi, dit-il, j’ai quelque chose à vous dire. Mrs Glenarm recula et secoua la tête. Geoffrey alors passa le bras autour de sa taille et l’entraîna. Une fois hors la maison, il prit la direction, non de la terrasse, mais d’une plantation de pins qui se trouvait de l’autre côté des jardins. Arrivé sous les arbres, il s’arrêta et, caressant le visage de la dame offensée, il lui dit : – Vous avez juste la nature de femme que j’aime. Il n’y a pas un homme au monde qui puisse être de moitié aussi épris de vous que je le suis. Ne vous tourmentez pas au sujet de Perry et je vous permettrai de me voir faire un sprint. Il recula d’un pas et fixa ses grands yeux bleus sur elle avec un regard qui semblait lui dire : – Vous êtes une femme plus favorisée qu’aucune femme d’Angleterre. À l’instant la curiosité prit la première place parmi les émotions de Mrs Glenarm. – Qu’est-ce qu’un sprint, Geoffrey ? demanda-t-elle. – Une sorte de course, pour essayer mon maximum de vitesse. Je ne laisserais pas une âme vivante, en Angleterre, assister à cela, excepté vous : maintenant suis-je encore une brute ? Mrs Glenarm était reconquise. Elle dit avec douceur : – Oh ! Geoffrey, si seulement vous étiez toujours comme cela ! Ses yeux se levèrent avec admiration sur ceux de l’athlète. Il reprit son bras, avec son consentement cette fois, et le pressa avec amour. Geoffrey sentait déjà les 10 000 livres de revenu dans sa poche. – M’aimez-vous réellement ? murmura Mrs Glenarm. – Qu’est-ce donc que d’aimer, si je ne vous aime pas ? répondit le héros. La paix était faite et tous deux se remirent en marche. Ils traversèrent la plantation et sortirent sur un petit terrain découvert et doucement accidenté. Puis à de légers monticules succédait une plaine unie, abritée, et bordée d’arbres qui cachaient un petit cottage. Devant ce cottage, un petit homme trapu se promenait les mains derrière le dos. La plaine unie était le terrain d’exercice du héros, le cottage était la retraite du héros et le petit homme trapu était l’entraîneur du héros. Si Mrs Glenarm haïssait Perry, Perry, à en juger sur les apparences, n’était pas en voie d’aimer Mrs Glenarm. Comme Geoffrey approchait avec sa compagne, l’entraîneur suspendit sa promenade et regarda la dame en silence. La dame, au contraire, ne voulait point paraître remarquer que l’entraîneur existât et fût présent à cette scène. – Combien ai-je encore de temps ? dit Geoffrey. Perry consulta sa montre, fabriquée de façon à marquer les cinquièmes de seconde, et répondit à Geoffrey, sans détacher ses yeux de Mrs Glenarm.
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