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2591 Words
Le faux cocher y entra hardiment et se dirigea vers la caisse. – Il paraît que vous avez un pli à me donner ? dit-il. Le caissier releva les yeux sur celui qui l’interpellait. – Non, ma foi ! reconnut l’encaisseur avec un gros rire. – Je ne comprends pas que le siège, maugréait cependant le caissier d’un air mécontent, envoie comme ça des gens qu’on ne connaît pas... – C’est parce que je ne fais pas le quartier d’habitude. C’est à l’agence B qu’on m’a dit de passer ici, d’après un coup de téléphone du siège. Paraît que vous avez eu un fort versement après la fermeture. Il avait trouvé sur-le-champ cette réponse plausible, la liste des agences de la Central Bank étant encore toute fraîche dans sa mémoire. – Oui... reconnut le caissier, malgré tout soupçonneux... C’est égal, ça m’ennuie de ne pas vous connaître. – Qu’est-ce que ça peut vous faire, répliqua l’autre étonné. – Il y a tant de voleurs !... Mais, au fait, il y a moyen de tout arranger. Vous avez votre commission sur vous, je suppose ? Si quelque chose était de nature à troubler le bandit, c’était bien une pareille question. Comment aurait-il eu sa « commission » ? Il ne comprenait même pas ce que le mot signifiait. Il ne se troubla pas cependant. Quand on risque de telles aventures, il faut avoir des qualités spéciales, et, par-dessus toutes les autres, un absolu sang-froid. Cette qualité, le faux encaisseur de la Central Bank la possédait au suprême degré. Si donc il fut ému en entendant la question qu’on lui posait à l’improviste, il n’en laissa rien paraître, et répondit du ton le plus naturel : – Parbleu ! ça va sans dire. Il s’était tenu ce raisonnement bien simple que cette « commission », puisqu’on admettait comme probable qu’il l’eût sur lui, consistait forcément en quelque objet matériel, dont les employés de la Central Bank avaient coutume d’être toujours porteurs. En fouillant la vareuse de l’encaisseur auquel il s’était substitué, il trouverait donc, sans doute, cette fameuse « commission ». – Je vais voir, ajouta-t-il d’une voix calme, en s’asseyant sur un banc et en se mettant en devoir de vider ses poches. Il en sortit de nombreuses paperasses, lettres, notes de service, ou autres, toutes fortement frangées et froissées, comme il arrive de celles qu’on a longtemps traînées avec soi. Simulant la maladresse des ouvriers, quand leurs gros doigts, plus habiles aux rudes travaux, sont dans le cas de manipuler des papiers, il dépliait les pièces l’une après l’autre. Dès la troisième, il découvrit un document imprimé, avec des blancs remplis à la main, aux termes duquel le nommé Baudruc était commissionné à titre d’encaisseur de la Central Bank. C’était évidemment ce qu’il cherchait, et pourtant la difficulté restait la même. Le nom écrit sur le document constituait peut-être, en effet, le plus grand de tous les dangers, ce Baudruc étant bien connu du caissier de l’agence S, qui s’était étonné de ne pas avoir affaire à lui. Sans rien perdre de son sang-froid, l’audacieux bandit imagina sur-le-champ l’expédient nécessaire. Profitant d’un moment d’inattention du caissier, il déchira en deux morceaux la pièce officielle, dont la moitié inférieure resta dans sa main droite. – Pas de veine !... s’écria-t-il du ton d’un homme vexé, aussitôt que cette opération eut été menée à bonne fin. Je l’ai bien, ma commission, mais la moitié, pas plus. – La moitié ?... répéta le caissier. – Oui, elle était vieille et tout usée, à force de traîner dans ma poche. Elle se sera coupée en deux et j’en ai laissé bêtement une moitié chez moi. – Hum !... fit le caissier. L’encaisseur parut froissé. – Et puis en voilà assez, déclara-t-il en se dirigeant vers la porte. On m’a dit de venir chercher votre galette ; je viens. Vous ne voulez pas me la donner ? Gardez-la. Vous vous débrouillerez avec le siège. Moi, je m’en moque. L’indifférence qu’il témoignait fit plus pour son succès que les meilleurs arguments et plus encore la phrase menaçante qu’il avait décochée, telle une flèche de Parthe, en s’éloignant. Pas d’histoires ! c’est le but éternel de tous les employés de la terre. – Minute !... s’écria le caissier en le rappelant. Montrez-la moi, votre « commission ». – La voilà ! répondit l’encaisseur, qui présenta la moitié de ce document où n’était inscrit aucun nom. – Il y a la signature du chef, constata le caissier avec satisfaction. Puis, se décidant enfin : – Voici l’argent, annonça-t-il, en présentant un paquet scellé. Si vous voulez me signer mon reçu ? L’encaisseur, ayant mis un nom quelconque sur la feuille qui lui était présentée, s’éloigna d’un air mécontent. – Salut !... dit-il, d’une voix bourrue, en homme irrité de la suspicion dont il venait d’être l’objet. Aussitôt dehors, il pressa le pas vers la voiture, monta sur le siège et disparut dans la nuit. Ainsi fut accompli ce vol qui eut un si grand retentissement. Comme on le sait, il fut découvert le soir même, plus tôt, à coup sûr, que ne l’avaient supposé ses auteurs. L’agence verrouillée à double tour, son personnel réduit à l’impuissance, le cocher de la voiture supprimé, ils pouvaient légitimement croire qu’on ne s’apercevrait de rien avant le lendemain matin. À ce moment, le garçon de bureau, en venant procéder au balayage quotidien, donnerait nécessairement l’éveil, mais il y avait de grandes chances pour que l’aventure demeurât secrète jusque-là. Les choses se passèrent tout autrement dans la réalité. À cinq heures et demie, Mr Lasone, ce contrôleur des agences qui avait téléphoné une première fois, vers cinq heures, pour aviser du passage de la voiture de récolement, inquiet de ne pas voir arriver celle-ci, téléphona de nouveau à l’agence DK. Il ne reçut pas de réponse, les voleurs, qui terminaient alors le partage du butin, ayant décroché simplement le récepteur, afin d’arrêter la sonnerie, dont la persistance aurait pu éveiller l’attention du voisinage. Sur le moment, le contrôleur n’insista pas et se contenta d’incriminer les employés du téléphone. Cependant, le temps s’écoulant et la voiture n’arrivant toujours pas, il fit une seconde tentative. Celle-ci restant aussi vaine que la première, et le bureau du téléphone lui affirmant que l’agence DK ne répondait pas, le contrôleur envoya un garçon du siège voir pourquoi elle était ainsi muette. Avant six heures et demie, ce garçon était de retour. On sut par lui que l’agence était fermée et paraissait déserte. Le contrôleur, fort étonné que Mr Buxton eût terminé ses opérations de si bonne heure, un de ces jours de fin de mois où le personnel est obligé parfois de veiller jusqu’à neuf heures, ne put qu’attendre la voiture de récolement avec une impatience grandissante. Il l’attendait encore à sept heures et quart, quand une grave nouvelle lui parvint. La voiture avait été trouvée derrière Hyde Park dans une rue peu fréquentée de Kensington, Holland Street, par un employé du siège central qui, sa journée faite, regagnait son domicile. Cet employé, intrigué par le stationnement tardif d’une voiture de la Central Bank dans cette rue relativement obscure et déserte, était monté sur le siège, avait poussé les portes de tôle qui n’étaient pas fermées, et, à la lueur d’une allumette, il avait découvert le corps déjà froid du cocher. Il était alors revenu en courant au siège central, afin de donner l’alarme. Aussitôt, le téléphone joua dans toutes les directions. Avant huit heures, une escouade de police entourait la voiture abandonnée, tandis que la foule s’amassait devant l’agence DK, dont une autre escouade faisait ouvrir les portes par un serrurier requis à cet effet. Le lecteur sait déjà ce qu’on devait y trouver. L’enquête commença sur-le-champ. Par bonheur, aucun des employés de l’agence n’était mort, bien qu’à vrai dire ils n’en valussent guère mieux. Aux trois quarts étouffés par les bâillons, la bouche emplie d’ouate et de chiffon qu’on y avait enfoncés avec violence, ils gisaient évanouis, quand du secours leur arriva, et nul doute qu’ils ne fussent passés de vie à trépas s’ils étaient restés dans cette situation jusqu’au matin. Lorsque, après une heure de soins, ils eurent repris conscience, ils ne purent donner que des renseignements fort vagues. Cinq hommes barbus, les uns recouverts de longs cache-poussière, les autres de ces pardessus de voyage vulgairement dénommés ulsters, les avaient assaillis et terrassés. Ils n’en savaient pas plus. Il n’y avait pas à mettre leur sincérité en doute. Dès le début de l’enquête, on avait trouvé, en effet, les cinq manteaux bien en évidence, comme si les malfaiteurs avaient tenu à laisser une trace de leur passage. Au surplus, ces vêtements, examinés avec attention par les plus fins limiers de Scotland Yard, ne révélèrent rien touchant ceux qui les avaient abandonnés. Faits d’étoffes banales ou de magasin, ce qui expliquait qu’on les eût laissés sur les lieux du crime. Tout cela n’apprenait pas grand-chose, et pourtant le magistrat enquêteur dut renoncer à en savoir davantage. Vainement il retourna les témoins dans tous les sens. Ils ne varièrent pas, et il fut impossible d’en rien tirer de plus. Le dernier témoin entendu fut le concierge de l’immeuble. La devanture étant baissée, les malfaiteurs étaient forcément sortis par le vestibule commun à toute la maison. Le concierge avait donc dû les voir. Celui-ci ne put que confesser son ignorance. Les appartements dont il avait la surveillance étaient trop nombreux pour qu’elle fût réellement efficace. Ce jour-là, il n’avait rien remarqué d’anormal. Si les voleurs étaient passés devant lui, ainsi qu’on devait le supposer en effet, il les avait pris pour les employés de l’agence. Poussé dans ses derniers retranchements, invité à fouiller dans sa mémoire, il cita les noms de quatre locataires qui avaient traversé le vestibule à peu près à l’heure du crime, ou peu de temps après. Vérification faite séance tenante, ces quatre locataires, d’une honorabilité parfaite, étaient rentrés tout simplement pour dîner. Le concierge parla aussi d’un garçon charbonnier qui s’était présenté, porteur d’un sac volumineux, vers sept heures et demie, un peu avant l’intervention de la police, et qu’il avait remarqué uniquement pour cette raison qu’il n’est pas d’usage de livrer du charbon à une pareille heure. Ce garçon charbonnier avait demandé un locataire du cinquième, et avec une telle insistance que le concierge avait autorisé la livraison et avait indiqué l’escalier de service. Le garçon charbonnier était donc monté, mais pour redescendre un quart d’heure plus tard, toujours chargé de son sac. Interpellé par le concierge, il avait dit alors s’être trompé d’adresse. Tout en parlant d’une voix haletante, en homme qui vient de gravir cinq étages avec un lourd fardeau sur les épaules, il avait gagné la rue, puis ayant déposé son sac dans une voiture à bras en station au bord du trottoir, il était parti sans se presser. – Savez-vous, demanda le magistrat enquêteur, à quelle maison appartient ce garçon ? Le concierge répondit qu’il l’ignorait. Le magistrat, réservant ce point pour une vérification ultérieure, interrogea le locataire du cinquième. Il lui fut confirmé qu’un homme, se disant chargé d’effectuer une livraison de charbon, avait, en effet, sonné à la porte de service vers sept heures et demie. La bonne, qui lui avait ouvert, l’ayant assuré qu’il se trompait, il était reparti sans insister. Une différence existait, toutefois, entre les diverses dépositions relatives à cet incident, la bonne du cinquième soutenant, contrairement au dire du concierge, que l’homme n’était porteur d’aucun sac. – Il l’aura laissé en bas pour monter, expliqua le magistrat. Toutefois, il apparut que cette explication n’était pas suffisante, quand on découvrit, dans le couloir commun des caves, la valeur d’un sac d’anthracite, que le concierge affirmait ne pas s’y trouver quelques heures plus tôt. De toute évidence, le mystérieux garçon charbonnier avait vidé en cet endroit le sac qu’il apportait. Mais alors, qu’avait-il emporté, puisque – le concierge se montrait tout aussi affirmatif sur ce point – le sac paraissait n’être, au départ, ni moins plein, ni moins lourd qu’à l’arrivée ? – Ne nous occupons pas de cela pour l’instant, conclut le magistrat, renonçant à résoudre l’insoluble problème. Ce point sera tiré au clair demain. Pour le moment, il avait à suivre une piste qu’il estimait plus sérieuse, et il entendait ne pas s’en écarter. En effet, tout le personnel de l’agence n’avait pas été retrouvé. Le personnage le plus important, le directeur, manquait à l’appel. Mr Lewis Robert Buxton avait disparu. Les employés ne purent fournir aucune indication à cet égard. Tout ce qu’ils savaient, c’est que, un peu avant cinq heures, un client, introduit auprès du directeur, avait, quelques minutes plus tard, appelé le caissier Store, que celui-ci s’était rendu à cet appel et n’avait pas reparu. C’est quelques instants après que l’agression s’était produite. Quant à Mr Buxton, nul ne l’avait revu. La conclusion s’imposait. S’il était hors de doute que l’agence eût été prise d’assaut par cinq bandits plus ou moins déguisés ou maquillés, il ne l’était pas moins que ces bandits eussent un complice dans la place et que ce complice ne fût autre que son chef. C’est pourquoi, sans attendre les résultats d’une enquête plus approfondie, mandat d’amener fut immédiatement lancé contre Lewis Robert Buxton, chef de l’agence DK de la Central Bank, inculpé de vol et de complicité de meurtre, et c’est pourquoi son signalement, que l’on connaissait bien, si on ignorait celui de ses complices, fut télégraphié dans toutes les directions. Le coupable n’ayant pas encore quitté l’Angleterre, il allait être appréhendé, soit dans une ville de l’intérieur, soit à un port d’embarquement, succès rapide dont la police pourrait s’enorgueillir à juste titre. Sur cette agréable perspective, magistrat et détectives gagnèrent leurs lits respectifs. Or, cette même nuit, à deux heures du matin, cinq hommes, les uns complètement glabres, une forte moustache barrant le visage cuivré des autres, descendaient à Southampton de l’express de Londres, isolément, comme ils y étaient montés. Après avoir pris livraison de plusieurs colis, et notamment d’une grande malle très lourde, ils se firent conduire en voiture au bassin à flot, où attendait à quai un steamer de deux mille tonneaux environ, dont la cheminée vomissait une épaisse fumée. À la marée de quatre heures, c’est-à-dire à un moment où tout dormait à Southampton et où le crime d’Old Broad Street y était encore inconnu, ce steamer se déhala du bassin, sortit des jetées et prit la mer. Nul ne tenta de s’opposer à son départ. Et pourquoi, en vérité, aurait-on suspecté cet honnête bâtiment, chargé ouvertement de marchandises, disparates mais honorables, à destination de Cotonou, port du Dahomey ? Le steamer s’éloigna donc paisiblement, avec ses marchandises, ses cinq passagers, leurs colis et leur grande malle, que l’un d’eux, le plus grand, avait fait déposer dans sa cabine, tandis que la police, interrompant son enquête, cherchait dans le sommeil un repos bien gagné. Cette enquête, elle fut reprise le lendemain et les jours suivants, mais, ainsi que chacun le sait, elle ne devait pas aboutir. Les jours s’ajoutèrent aux jours, les cinq malfaiteurs demeurèrent inconnus, Lewis Robert Buxton demeura introuvable. Aucune lueur ne vint éclairer l’impénétrable mystère. On ne parvint même pas à découvrir à quelle maison appartenait le garçon charbonnier qui avait attiré un moment l’attention de la police. De guerre lasse, l’affaire fut classée. La solution de l’énigme, la suite de ce récit la donnera, pour la première fois, entière et complète. Il appartiendra au lecteur de dire si on pourrait en imaginer de plus inattendue et de plus étrange.
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