DÉDICACE-1

2009 Words
À mon mari, à Charles, Hugues, Blanche et Diane mes enfants, toujours. Mention spéciale à Diane, compagne de mon escapade buissonnière aux Sables… Merci à Martine pour la jolie photographie de couverture et à l’équipe de l’office du tourisme des Sables-d’Olonne pour ses précieux renseignements. Il est grand temps que j’y aille, je vais finir par arriver en retard et elle déteste qu’on la fasse attendre. Ce cannelé bien croustillant va la ravir, même si ses gencives fragiles risquent de moins apprécier… Un petit sourire étire ses lèvres fines légèrement peintes en rouge sombre, tandis qu’elle se regarde dans le miroir de l’entrée. Mes cheveux sont impeccablement coiffés, Gabrielle va me le faire remarquer. Je lui dirai que c’est Marisa qui m’a coiffée, ça lui rappellera des souvenirs. Elle rentre le ventre pour ajuster la ceinture de son trench et passe la lanière de son sac à main en diagonale sur son buste. Elle sort sur le palier, méprise l’ascenseur qui vient d’apparaître derrière ses grilles de fer, et entreprend de descendre les quatre étages à pied, en serrant ses muscles fessiers. La chaleur humide lui saute au visage, à peine rafraîchie par la pluie d’orage qui commence à tomber. Elle se maudit d’avoir oublié son parapluie chez elle, hésite, puis décide de ne pas remonter le chercher. Hors de question d’agacer sa vieille amie qui l’attend. Heureusement, elle a dans son sac un petit fichu de plastique qui lui évitera de ressembler à un mouton défrisé en arrivant chez Gabrielle. Elle déteste lorsque sa vieille amie lui adresse un regard critique. Non pas que celle-ci le fasse à dessein, d’ailleurs, elle n’est pas du genre à vouloir blesser les autres. Non, c’est simplement qu’elle aime les belles choses, elle aime que rien ne dépasse du cadre fixé par ses critères esthétiques. N’empêche qu’avec ses principes, on a vite fait de ne pas se sentir à la hauteur, comme si on avait encore du chocolat au coin de la bouche ou un malencontreux faux pli à notre chemise. Mais bon, c’est comme ça, ce n’est pas maintenant qu’on va la changer, cette brave Gabrielle ! Et puis elle a un bon fond, c’est ça le plus important. « Tatillonne, certes, mais disponible et généreuse. Je ne vais pas me plaindre… » * Gabrielle du Breil ouvre un œil paresseux, serait-ce Cécilia qui arrive enfin ? Elle soupire en déroulant précautionneusement son dos rouillé. Elle ne s’est pas complètement assoupie, elle est restée tout le temps de sa sieste consciente des allers et retours silencieux de Candida, cette jeune Portugaise que Cécilia lui a fait embaucher. « Je sens sa présence autour de moi, malgré ses efforts pour ne pas me déranger. Et puis j’ai toujours été sensible aux déplacements d’air et aux odeurs que ceux-ci révèlent. Je reconnais celle de Candida, un mélange de crème Nivéa et de transpiration discrète. Je ne suis pas incommodée par ses effluves, elles attestent juste de ses efforts physiques. Et puis cela me rappelle ma nourrice qui proclamait devant ma mère, dubitative, qu’elle devait sa peau dénuée de rides à cet onguent banal. Ma mère qui dépensait sans compter en cosmétiques chez Helena Rubinstein, laissait échapper un petit ricanement incrédule avant de flatter d’une main mécanique sa taille trop fine. Maman était une belle femme, c’est certain, pas vraiment jolie, mais racée, c’est ainsi qu’on la qualifiait. Tiens, cette fois, je crois bien que j’ai entendu sonner. » Elle se redresse doucement et tapote sa permanente de ses doigts à la peau fine, que l’arthrose commence à plier. Candida apparaît, suivie de Cécilia. La plus jeune prend congé, rappelle qu’elle reviendra demain. L’arrivante frôle de sa joue celle de son amie, d’un aller-retour rapide, à peine perceptible. Ses cheveux sont humides sur la peau ridée qu’ils effleurent. No 5 flotte dans l’air, un intemporel élégant. — Tu sens bon, ma chère Cécilia. — Merci, je craignais pourtant de sentir le chien mouillé avec cette averse que je viens de prendre. — Tu es venue à pied par ce temps ? — Oui, fait la visiteuse en tirant un fauteuil près de celui de sa vieille amie, c’est trop difficile de se garer dans ton quartier, et puis, c’est bon pour ma silhouette. Gabrielle rit en enveloppant Cécilia du regard. C’est vrai qu’elle aurait tendance à s’empâter, si elle n’y prêtait pas garde. Avec ses attaches un peu lourdes, il vaut mieux pour elle qu’elle ne prenne pas trop de poids, songe la plus âgée sans indulgence. — Tu es très bien comme tu es, rassure-toi. Cécilia observe le visage impénétrable, pas vraiment sûre que sa vieille amie soit totalement sincère, elle qui ne laisse rien passer, autant chez elle que chez les autres. Elle se relève, écarte les rideaux. — Tu permets que je laisse entrer la lumière ? Le soleil ne donne plus directement sur ton appartement. — Oui oui, bien sûr, ouvre en grand même, avec la pluie qui vient de tomber, l’air doit être plus respirable. Cécilia ouvre les deux battants de la porte-fenêtre et sort sur le balcon orné de lauriers roses. La terrasse court le long de l’appartement qui occupe tout le troisième et dernier étage, avec une vue imprenable, au loin, sur l’océan. Les pneus des voitures émettent leur chuintement sur l’asphalte mouillé, la touffeur épaisse coupe le souffle. — Candida te donne satisfaction ? s’inquiète la plus jeune en s’adossant au balcon. — Oui, elle est très discrète, très efficace. Ceci dit, j’aimais autant Nathalie, tu sais… — À condition de ne pas trop regarder dans les coins ! — Peut-être… admet la vieille dame en laissant son regard se perdre au-delà de la rampe, sur les immeubles cossus de l’autre côté de l’avenue. « Pourtant, ajoute-t-elle pour elle-même, je l’aimais bien cette Nathalie. Elle était peut-être un peu moins soigneuse que Candida, mais elle était autrement plus intéressante. Elle était curieuse de tout et elle aimait que je lui prête les livres que j’avais aimés. Alors qu’avec Candida, c’est le niveau zéro de la culture. Que c’est difficile de lancer une conversation avec elle ! Enfin, Cécilia a sans doute fait pour le mieux… » — … En tout cas, elle est meilleure cuisinière que Nathalie, sur ce point au moins, j’ai gagné au change, conclut-elle avec un rien d’amertume dans la voix. Cécilia décide de ne pas relever et se dirige vers la cuisine, au fond de l’appartement. C’est Rodolphe qui avait noté que le ménage laissait à désirer chez Gabrielle et c’est encore lui qui avait pris l’initiative de licencier Nathalie et d’embaucher la jeune Portugaise. Cécilia revient quelques minutes plus tard, avec un plateau qu’elle pose sur un guéridon devant le fauteuil de Gabrielle. — Je t’ai acheté un cannelé, bien croustillant comme tu les aimes. — C’est gentil, merci. J’espère seulement que mes gencives ne se plaindront pas. Cécilia étouffe un rictus tandis qu’elle tend le gâteau posé sur une coupelle à son amie. Puis elle verse le thé dans les tasses en porcelaine fine. — Tu n’as pas acheté de cannelé pour toi ? Attends, prends la moitié du mien, propose Gabrielle en s’apprêtant à fendre le biscuit en deux. — Non, je t’en prie, je n’en ai pas envie. — Bon… Gabrielle porte le gâteau à sa bouche et plante délicatement ses dents dans la croûte caramélisée avant qu’elles s’enfoncent dans la pâte à crêpes légèrement parfumée au rhum. Elle sait parfaitement que sa visiteuse ne fait jamais d’entorse à son régime, mais c’est plus fort qu’elle, Gabrielle ne peut s’empêcher de la soumettre à la tentation. Petite perfidie de celle qui a toujours gardé une ligne irréprochable. « Mais Cécilia ne voit là aucun mal, s’amuse intérieurement la vieille dame qui avale une gorgée de thé. Elle n’imagine pas une seule seconde que je me moque gentiment d’elle en lui proposant de prendre un en-cas. » — Mmm… fort bon, ce cannelé ! Merci encore pour cette petite attention. — De rien, je voulais te faire plaisir. Je t’ai aussi apporté une bouteille de porto, il ne t’en restait plus, je crois… — C’est gentil d’y avoir pensé, Cécilia, tu prendras un billet dans mon porte-monnaie pour te rembourser. — Penses-tu ! — Mais si, j’y tiens, les bons comptes font les bons amis. — Dans ce cas… — Et Rodolphe, comment va-t-il ? — Très bien, il a beaucoup de travail en ce moment, mais c’est mieux comme ça, n’est-ce pas ? — Sans doute, oui. Pensons à ceux qui n’en ont pas. En tout cas, rappelle-lui qu’il est le bienvenu ici. — Il le sait, Gabrielle, ne t’en fais pas, mais ces temps derniers, il a tant à faire que je ne fais que le croiser… La vieille dame observe son amie sans un mot. On sent qu’elle se retient de lâcher une remarque que Cécilia pourrait mal interpréter, aussi se contente-t-elle de hocher la tête silencieusement. Après tout qu’y connaît-elle encore aux relations amoureuses, elle, la presque nonagénaire ? Elle a l’impression que ses émois appartiennent à un autre siècle. « Mais c’est la vérité, songe-t-elle en souriant intérieurement, c’est bien au siècle passé que j’ai vécu les transports de l’amour ! » — Bon, et si nous sortions ? propose-t-elle afin d’endiguer la vague de mélancolie qui ne demande qu’à s’abattre sur elle. J’irais bien faire quelques pas, à présent que la pluie a cessé… — Allons-y. — Tu n’es pas obligée de m’accompagner, tu sais, tu as sans doute d’autres choses bien plus importantes à faire… — J’ai un rendez-vous à dix-huit heures, mais d’ici là, je suis libre comme l’air. — Très bien. Cécilia va chercher le sac à main de son amie ainsi qu’un cardigan léger qu’elle l’aide à enfiler. Puis elle lui tient les portes grillagées de l’ascenseur enfermé dans la cage en bois sombre. En bas, Cécilia lui tient à nouveau la porte, puis elles s’engagent sur le trottoir que les piétons en vacances ont repris d’assaut. Gabrielle demeure au troisième étage d’un immeuble cossu datant du siècle dernier, place du Palais de Justice. Sur sa droite, elle a vue sur ce superbe édifice qui offre son pignon aux bourrasques venues de l’océan. Il doit être l’un des très rares exemples de tribunaux ainsi construits à deux pas du rivage. De ses fenêtres, elle a une vue imprenable sur la mer que borde le Remblai, longue promenade initialement construite pour endiguer les assauts d’une mer souvent déchaînée. La place, avec ses larges marches centrales descendant vers la mer, est agrémentée d’une enfilade d’immenses pots de terre accueillant des palmiers. Plus bas, un tapis de jets d’eau verticaux constitue un lointain écho de la fontaine démontée il y a quelques années, lors de la réhabilitation de l’esplanade rendue aux piétons. Gabrielle a une prédilection pour le bord de mer hors saison, lorsque les hordes de touristes armés de leur perche à selfies ont quitté la région. Elle n’a rien d’une sauvage mais elle a toujours l’impression d’être dépossédée de quelque chose lorsqu’arrive la saison estivale. D’ailleurs, pendant de nombreuses années, elle quittait les Sables pendant l’été, pour se réfugier dans la maison de campagne qu’elle possédait au milieu des vignes girondines. Il y faisait certes plus chaud, mais elle y avait l’assurance de ne croiser qu’un vieux vigneron au bout du chemin. Son mari et elle y avaient fait creuser une piscine toute en longueur, qui leur permettait de se rafraîchir et de faire du sport en même temps. Mais aujourd’hui, à son âge avancé, elle ne quitte plus les Sables. L’atmosphère est à nouveau lourde, en dépit de l’averse qui s’est abattue sur la ville, il y a moins d’une heure. Le soleil insolent est de retour, cuisant, derrière les nuages floconneux. Cécilia sent sa voisine qui halète légèrement tandis qu’elle avance à petits pas prudents. Cette chaleur exceptionnelle pour les côtes vendéennes est éprouvante pour un organisme vieillissant et la promenade aurait dû être reportée plus tard dans la soirée, au moment du soleil déclinant. « Mais Gabrielle n’en fait qu’à sa tête, songe sa voisine en se calquant sur le rythme poussif de la plus âgée. Elle voulait sortir à cette heure, grand bien lui fasse. Si elle attrape un coup de chaud, elle l’aura bien cherché ! » Obéissant au désir de l’ancienne, les deux femmes quittent la place du Palais de Justice envahie de badauds en tongs, pour emprunter la rue des Halles, sur la droite. Il fait légèrement meilleur dans la rue avec ses hautes façades formant un rempart contre les ardeurs du soleil. Une infime brise se lève, à peine perceptible, qui fait soupirer d’aise la plus âgée. Elles marchent sans parler, à tous petits pas, goûtant la vie invisible qui bruisse autour d’elles. Mais au bout d’une petite demi-heure, Gabrielle demande à rentrer et Cécilia la raccompagne chez elle du même pas lent. Elle l’escorte jusqu’à son appartement et s’assure qu’elle est bien installée dans son fauteuil devant la croisée ouverte, avant de prendre congé. Elle allume le poste de télévision, effleure les joues de son amie et s’en va. Elle n’a pas de scrupule à laisser la vieille dame seule car celle-ci est parfaitement capable de réchauffer au micro-ondes le plat laissé par Candida dans le réfrigérateur. Elle est ralentie dans ses mouvements mais encore tout à fait autonome. Cécilia aperçoit le sac à main de Gabrielle posé sur la bergère de l’entrée. Elle se rappelle qu’elle doit se rembourser la bouteille de porto. Elle ouvre le porte-monnaie et se sert, avant de claquer la porte derrière elle. Elle repassera sans tarder…
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