I

753 Words
I Il y avait une fois, dans un coin du Devonshire, un digne gentleman du nom de Godefroy Nickleby qui avait attendu un peu tard pour se marier. Comme il n’était ni assez jeune ni assez riche pour aspirer à la main d’une héritière, il avait épousé, par pure affection, une vieille inclination. Le revenu de M. Nickleby, au moment de son mariage, flottait entre 1 500 et 2 000 francs de rente, au plus. Enfin, au bout de cinq ans, lorsque Mme Nickleby eut fait présent de deux fils à son époux, et que ce gentleman dans l’embarras, préoccupé de la nécessité de pourvoir à l’existence de sa famille, songeait sérieusement à aller prendre une assurance sur la vie pour le premier trimestre et puis à se laisser choir après cela par accident du haut de la fameuse colonne, il reçut un matin, par la poste, une lettre bordée de noir. Cette lettre l’informait que son oncle, M. Ralph Nickleby, venait de mourir, et lui avait laissé en totalité son petit avoir, montant à la somme de 125 000 francs. M. Godefroy Nickleby employa une partie de cet héritage à l’acquisition d’une petite ferme près de Dawlish, dans le Devonshire, et s’y retira avec sa femme et ses deux enfants pour y vivre à la fois de l’intérêt le plus élevé que pourrait lui rapporter le reste de son argent, et du petit produit qu’il tirerait de son domaine. À sa mort, qui arriva quinze ans après cette époque, cinq ans après la perte de sa femme, il put laisser à son fils aîné, Ralph 75 000 francs écus, et à Nicolas, son cadet, 25 000 francs en sus de la ferme, laquelle constituait une terre domaniale aussi petite qu’on pût le souhaiter. Ces deux frères avaient été élevés ensemble dans une pension d’Exeter. Et pendant leur sortie de chaque semaine ils avaient souvent recueilli de la bouche de leur mère le long récit des souffrances qu’avait endurées leur père dans ses jours de pauvreté, et de l’importance dont avait joui feu leur oncle dans ses jours d’opulence. Ces souvenirs produisirent sur eux des impressions très différentes. Pendant que le plus jeune, qui était d’un esprit timide et contemplatif, n’y voyait qu’un avertissement sérieux de fuir le grand monde et de s’attacher plus que jamais à la routine paisible de la vie des champs, Ralph, l’aîné, raisonnant sur ces contes si souvent répétés, en tirait la conséquence qu’il n’y a d’autre source de bonheur et de puissance que la richesse, et que tous les moyens sont bons pour l’acquérir, pourvu qu’ils ne tombent pas sous le coup de la loi. À la mort de son père, Ralph Nickleby, qui avait été placé peu de temps auparavant dans une maison de commerce de Londres, s’appliqua avec ardeur à la réalisation de son rêve : gagner de l’argent. Il s’absorba, il s’ensevelit tout entier dans cette passion, au point d’en oublier absolument son frère. Quant à Nicolas, il vécut célibataire du produit de son patrimoine, jusqu’au jour où, las de son isolement, il prit pour femme la fille d’un gentleman du voisinage, avec une dot de 25 000 francs. Cette excellente dame lui donna deux enfants, un fils et une fille, et quand le garçon approcha de ses dix-neuf ans, la fille en avait quatorze. M. Nickleby songea sérieusement au moyen de réparer les tristes brèches faites à sa fortune par l’accroissement de sa famille et par la nécessité de pourvoir aux frais de l’éducation de Nicolas et de Catherine. « Faites des spéculations avec votre capital, disait Mme Nickleby. – Des spéculations, ma chère ? répétait M. Nickleby avec hésitation. – Pourquoi pas ? demandait Mme Nickleby. Regardez votre frère, serait-il ce qu’il est s’il n’avait pas fait de spéculations ? – C’est vrai, reprenait M. Nickleby. Vous avez raison, ma chère ; oui, je ferai des spéculations. » Le sort ne fut pas favorable à M. Nickleby. Il y eut un coup de Bourse ; vient une déconfiture, la bulle crève, et voilà quatre agents de change qui se sauvent sur le continent, et quatre cents pauvres diables ruinés : M. Nickleby était du nombre. Il se mit au lit, le cœur brisé. Il embrassa sa femme et ses enfants, puis, après les avoir tour à tour pressés sur son cœur défaillant, il retomba épuisé sur son chevet. Ils eurent tout lieu de croire que sa raison s’égara après cette dernière émotion ; car il se mit à parler longuement de la générosité et du bon cœur de son frère, du bon vieux temps, à l’époque où ils étaient ensemble au collège. Quand cet accès de délire fut passé, il se recommanda par une prière solennelle à Celui qui n’a jamais abandonné la veuve et l’orphelin ; puis, leur souriant doucement, il détourna la tête, disant qu’il avait besoin de dormir.
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