Val d’Oise, mardi 22 octobre, 16h30.

1405 Words
Val d’Oise, mardi 22 octobre, 16h30. D’un pas vif, elle quitta le lycée et salua d’un geste son jeune collègue de mathématiques. Elle se dirigea vers la mini Austin rouge qui lui valait le sobriquet de « Miss Oui-Oui » en une allusion au petit taxi du pantin de bois du même nom. Une semaine de vacances. Une semaine de répit. De répit ? Pour les oreilles, peut-être, mais pour le reste… Elle gagna la sortie, franchit les grilles du bâtiment sous l’œil goguenard de ses élèves de première L. et vint se mêler au flot des véhicules tentant de rallier l’A15. La circulation, comme toutes les fins d’après-midi, était plutôt chargée avec tous les banlieusards en route vers leur domicile. Elle quitta l’autoroute et s’engagea sur une route beaucoup plus tranquille, à l’air presque campagnard. Le spectacle des champs rougeoyants sous le feu des citrouilles lui fit encore une fois songer au paradoxe de ce village. Il était en effet suffisamment à l’écart pour échapper à la trépidation parisienne mais pas tout à fait assez pour éviter l’invasion des casquettes. Ces jeunes ectoplasmes désœuvrés dont on repérait de loin les pitoyables signes de reconnaissance : casquette invariablement tournée vers l’arrière, pantalons de survêtement informes dégoulinants sur des baskets « à air » dont le volume était invariablement proportionnel à leur légèreté. Une chose était de les voir traîner dans les squares, le dos rond et l’œil torve, une autre de les subir dans le milieu professionnel. Elle avait choisi ce métier par vocation, à douze ans, grâce au charisme d’une enseignante qui remplaçait une professeur dépressive en fin de course et dont le visage et les méthodes étaient un antidote à l’amour des langues et à l’amour tout court. Mais comme tous les jeunes profs, elle n’avait eu le choix qu’entre la peste et le choléra, les cimetières ou la cité, le Nord ou l’île de France. Alors, elle avait opté pour la région parisienne car à défaut de pouvoir enseigner au cœur de la capitale, elle aurait au moins le plaisir de goûter à la vie parisienne. Hélas, trop rares étaient les fois où elle allait arpenter les rues de Paris à la tombée du jour. Aussi avait-elle décidé de remédier à cet état de fait : elle consacrerait cette semaine de congé de Toussaint à visiter les expos en retard, à voir les films dont on se dit toujours qu’on les verra la semaine prochaine. Elle ouvrit le portail bleu marine, gara sa voiture dans l’allée et gagna l’entrée en contournant la maison. C’était avec un plaisir toujours renouvelé qu’elle retrouvait sa maison ou plutôt « leur maison » à présent. Datant au moins de la moitié du dix-huitième siècle, la bâtisse en pierres de meulière était d’une architecture toute simple. Sur la façade claire, une porte donnait directement sur la vieille rue pavée. Une porte peinte en bleu marine et surmontée d’un heurtoir en laiton, était entourée de part et d’autre d’une fenêtre, tandis qu’à l’étage s’ouvraient trois fenêtres. À l’arrière, un étroit jardin, tout en longueur courait jusqu’à la ruelle parallèle à l’axe menant à Cergy. Sur la terrasse, était installé un salon de jardin en teck. En contrebas, une large b***e de pelouse aurait permis à des enfants de s’ébattre… Parvenue chez elle, elle retrouva avec bonheur la quiétude de son foyer. Machinalement, elle pressa la touche « messages » du répondeur pour entendre la voix chaude de Paul, son compagnon : « Laura, c’est moi, vous devez être soulagées d’être en vacances, depuis le temps que vous les attendiez… Bon, écoutez, je vous embrasse, j’ai hâte de vous revoir. » Tandis que chantait la bouilloire, elle jeta un regard distrait sur le courrier. Encore une fois, abondaient les prospectus et demandes racoleuses d’agences immobilières séduites par sa charmante petite maison. Peu après, elle entendit la porte d’entrée claquer, suivie du pas traînant de sa future (?) belle-fille. — Salut, lança la jeune fille d’un ton morne, est-ce que je peux aller dormir chez Adèle ce soir ? On va louer un film. — Écoute, je n’ai rien contre, Juliette, mais ton père n’est pas là, alors, je ne sais pas… — C’est toujours la même chose… — Écoute, mets-toi à ma place une seconde, tu es sous ma responsabilité quand ton père est en déplacement et… — ça va, j’ai compris. J’suis enfin en vacances et j’ai même pas le droit de souffler un peu. Laisse tomber, lâcha la jeune fille en tournant les talons. Laura se rendit à son argument : — C’est d’accord mais appelle ton père sur son portable pour le prévenir. Tu sais qu’il est à Rennes ce soir et je tiens à ce qu’il sache où tu es… — D’accord Laura, merci. Euh, tu sais, ton pull rose, celui que tu as acheté en taille S… — Je te vois venir, la coupa Laura d’un ton amusé, mais, dis-moi, as-tu vraiment besoin d’un pull rose pour aller regarder un film chez Adèle ? — Eh ben, euh… voilà, on ira peut-être voir un film au ciné si ses parents sont d’accord. — O.K. Vas-y, prends-le mais promets-moi encore d’appeler ton père. Et puis, au fait, voici ton argent de poche pour le mois. » Consentant enfin à un sourire, l’adolescente empocha le billet. Elle se dirigea vers le frigo, se versa un jus d’ananas, attrapa deux yaourts et monta dans sa chambre. Bientôt, la maison retentit des accords assourdissants de la musique techno. Laura avait parfois l’impression que son expérience auprès des jeunes ne lui était d’aucun secours face à Juliette. Cette dernière, en effet, était aussi imprévisible qu’on puisse l’être à cet âge. Tantôt, elle vous inondait de son sourire, tantôt elle donnait l’impression qu’à votre seule vue la nausée la submergeait. Force était pourtant de reconnaître que Laura avait su gagner le cœur de la jeune fille bien que sûrement que Paul, son père. Celui-ci, en effet, divorcé depuis bientôt sept ans de la mère de sa fille, n’avait que peu de temps à consacrer à cet être étrange que représentait une fille au seuil de la vie adulte. Laura repensait avec une tendresse teintée d’envie aux paroles de Paul se remémorant la naissance de sa fille : « Tu ne peux pas imaginer comme elle était à croquer avec sa peau aussi douce que la soie, sa minuscule menotte qui s’agrippait à mes doigts. » Avec pudeur, il avait évoqué le bonheur qui les avait submergés sa femme Céline et lui. Il lui avait dit la tendresse de Céline, sa force et sa douceur. La jeune mère, d’origine anglaise, avait choisi de rester à Paris où elle terminait des études de littérature comparée afin de rester près de Paul. Peu de temps, après, à leur grande surprise et ce, malgré une contraception orale, Juliette s’était annoncée. Avec amertume, Laura pensa alors à ses tentatives de concevoir un enfant. Y songeait-elle trop ? Paul, fumeur invétéré, était-il moins fécond ? Laura secoua la tête dans une volonté délibérée de chasser ces idées sombres et entreprit de débarrasser les restes du petit déjeuner qui gisaient depuis le matin sur la table de la cuisine. « On voit que Paul est absent, j’en prends à mon aise », songea-t-elle. À nouveau, ses pensées la ramenaient à l’homme de sa vie. Elle se prit à penser à leur première rencontre. C’est lors d’une de ses soirées de déplacement en Bretagne - à une époque où le couple de Paul battait de l’aile - qu’ils avaient fait connaissance. Laura achevait son année de stage à Quimper. Leur rencontre s’était faite de façon plutôt banale à la terrasse d’un café où la jeune fille lisait un roman. Ayant repéré l’auteur de l’ouvrage - Jane Austen - Paul lui avait alors demandé, non sans humour, si elle avait une propension à l’orgueil et [au] préjugé. Taquine, elle lui avait alors rétorqué : — Je le confesse, Monsieur, mais le tout est mâtiné d’une bonne dose de bon sens et [de] sensibilité. À ce seul souvenir, Laura souriait, oubliant presque les vibrations de basse dans la chambre de Juliette. Paul et Laura s’étaient rencontrés chaque semaine pendant près de six mois. De l’amitié était un véritable amour, solide plus que passionné. La mauvaise conscience de Paul assombrissait parfois leurs tendres tête-à-tête mais, peu à peu, Paul fit taire les scrupules qui le rongeaient. La porte de la cuisine poussée d’un coup de pied interrompit la jeune femme dans ses rêveries. Juliette, soudain pleine d’énergie, annonçait son départ : — Bon, j’y vais ! J’ai eu Papa au téléphone, il est d’accord. Je ne rentrerai pas tard demain matin… — Très bien, passe une bonne soirée et ne te couche pas trop tard ! En prononçant ces derniers mots, Laura eut la désagréable impression de rejouer le rôle peu enviable de la marâtre des contes de fée. Elle se rattrapa en disant : — Profite bien de cette première soirée de vacances. Face à la bonne volonté de sa jeune belle-mère, la jeune fille condescendit à un sourire. Elle fit claquer un b****r sonore sur la joue de Laura. Puis, elle s’empara de son duffle-coat rose pâle, entortilla une longue écharpe fuchsia autour de son frêle cou et pénétra dans le garage. Peu de temps après, Laura regardait le scooter s’éloigner tout en se félicitant de constater que la jeune fille n’avait pas jugé superflu de mettre son casque.
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