DU MÊME AUTEUR-2

2119 Words
— C’est-à-dire ? — Eh bien, le spermogramme indique qu’il ne contient pas de spermatozoïdes. Cela revient à dire qu’il ne peut concevoir. Je suis désolé. — Mais… Abasourdie, elle regarde les larges mains du médecin qui tiennent les feuillets d’analyse. Elle essaie de donner corps aux paroles qu’il vient de prononcer. La voix sourde, elle demande : — Et ce… cette stérilité, ça remonte à quand, à votre avis ? Il la dévisage avec une incompréhension où se mêle un peu de pitié. Lentement, il repose les documents et écarte ses mains pour expliquer : — Mais depuis toujours, Madame. Simplement, votre mari l’ignorait puisqu’il ne s’était jamais interrogé sur sa capacité à procréer. Elle a l’impression qu’elle va se trouver mal. Les mots du médecin lui parviennent étouffés, comme prononcés à travers un rideau de ouate. Elle ne voit de l’homme en face d’elle qu’une silhouette en noir et blanc, masque en négatif. Il voit son trouble, alors il se lève et va au lavabo se trouvant derrière le paravent qui isole la table d’examen du reste de la pièce. Il revient en lui apportant un verre d’eau. — Tenez, vous vous sentirez mieux. Elle attrape mécaniquement le verre et le vide d’un trait. Peu à peu, les informations fournies par le praticien prennent forme dans son cerveau et une réalité insoutenable l’assaille soudain. Submergée par l’émotion, elle se lève d’un bond et tend la main au professeur : — Merci Docteur, articule-t-elle péniblement. — Mais Madame, fait son interlocuteur en se levant à son tour, vous ne voulez pas qu’on discute un peu de tout cela ? Vous êtes choquée, je le comprends, mais je peux vous parler des solutions qui existent… — Plus tard, l’interrompt-elle. Une autre fois. Merci, répète-t-elle en se précipitant vers la porte. * Stéphane a trouvé son rythme, sa respiration est régulière, sa foulée légère. Son long corps musclé se meut avec aisance. Il court dans le bois qui borde le lotissement où il habite. Il s’émerveille à chaque fois de cette chance qu’ils ont de pouvoir en quelques pas seulement se retrouver au plus profond de la nature. Au-dessus de sa tête, les chênes empourprés déploient leur canopée tandis que l’air humide caresse son visage. Du sol gorgé de pluie émanent les senteurs d’humus. Le silence est palpable, seulement troublé par le bruit des rameaux qui craquent sous ses pieds. Ici tout n’est que tranquillité mais on sent que la vie est partout, repliée, tapie dans ces bruissements et frôlements invisibles. Il a l’impression qu’au fur et à mesure que son corps s’échauffe, son esprit s’éclaircit. Après une heure de course, il ralentit le pas et sort du bois. Il se retrouve dans la rue. Il monte sur le trottoir en veillant à ne pas déraper sur les feuilles mortes détrempées qui jonchent la terre. À présent que le crépuscule est tombé, les parages sont déserts. Les écoliers sont rentrés chez eux et l’on ne croise que les voitures des voisins qui regagnent leur domicile. Stéphane constate que Bruno a pris la peine d’allumer à l’extérieur et ce petit geste lui fait plaisir. Il arrête de courir et marche en respirant amplement. Arrivé devant chez lui, il grimpe en haut du porche et laisse reposer ses talons dans le vide en alternance afin d’étirer ses mollets. Puis il fait rouler ses épaules d’avant en arrière, tend les bras vers le ciel, inspire par le nez, expire par la bouche. Il se sent enfin prêt à rentrer. À l’intérieur, pas un bruit ne se fait entendre. Une lumière tamisée diffusée par deux lampes à abat-jour de couleur poudrée donne une atmosphère chaleureuse au salon. Un magazine a été abandonné sur le canapé, et sur la table basse se trouve un mug au fond duquel reste un peu de thé. Stéphane ôte ses chaussures et foule l’épais tapis à bouclettes colorées qui recouvre une bonne partie de la pièce. L’écran de l’ordinateur est en veille dans le coin bureau. Stéphane s’approche. Hésite. Puis, mû par une impulsion irrépressible, fait défiler l’historique de recherche. Il constate alors que le dernier site visité indique que Bruno n’est pas resté insensible à ses demandes. Ému, il s’empresse de verrouiller l’écran avant de jeter un regard coupable vers l’étage. Il déteste l’idée que son compagnon ait pu surprendre son indiscrétion. Puis il grimpe quatre à quatre l’escalier métallique et va jusqu’à leur chambre. Mais celle-ci est vide. C’est alors qu’il entend un vague bruit venant de l’opposé. Il comprend que Bruno est en train de prendre un bain. Stéphane frappe doucement et demande presque timidement : — Je peux entrer ? Un « Mm » sourd lui répond, que Stéphane choisit d’interpréter comme un oui. Il pousse la porte et se retrouve dans la salle de bains noyée par un nuage de vapeur parfumé au pin. Dans la baignoire se trouve Bruno dont Stéphane n’aperçoit que la nuque têtue et les orteils qui sortent de l’eau moussante. Stéphane s’approche, se déshabille et se glisse à son tour dans l’eau fumante. En face, l’autre ne peut retenir un sourire. * « Mais alors, se répète-t-elle, mais alors, et Capucine ? » Elle voit le visage de la fillette, ses yeux clairs, ses boucles blondes. Aussi claire et diaphane que son père est typé. « Mais c’était évident, songe-t-elle, avec l’envie de rire et de pleurer à la fois, comment avons-nous pu être aussi aveugles ? Et surtout Damien, en l’occurrence. Comment a-t-il pu imaginer que cette petite était sa fille ? » Elle laisse échapper un ricanement aigre. Un passant lui lance un regard surpris. Mais elle n’y prête pas attention. Elle songe à Damien, cet homme qu’elle aime du fond du cœur et avec lequel elle rêvait de fonder une famille. Elle regarde les arbres qui rougeoient sous le pâle soleil couchant. Dans le parc où elle est allée s’asseoir, quelques rares enfants s’ébattent encore sur les structures de bois tandis que leurs mères les encouragent tout en serrant frileusement leurs bras contre elles. Elle se dit qu’elle ne connaîtra sans doute jamais ce bonheur d’accompagner son enfant au parc. Du moins, pas si elle continue à partager la vie de Damien. Mais elle chasse vite cette pensée odieuse. Comment ose-t-elle ainsi évoquer la possibilité de le laisser. Elle se mord la lèvre tandis qu’elle sent les larmes lui monter aux yeux. La honte le partage au désespoir. Et le doute aussi. Que faire de cette nouvelle qu’elle vient d’apprendre et qui menace de l’étouffer ? La taire évidemment. Que faire d’autre ? Elle refuse l’idée de lui dire qu’il ne peut être le père de Capucine. Damien va mieux aujourd’hui, il est allé de mieux en mieux depuis qu’ils se sont rencontrés à cette soirée organisée par une amie commune, il y a presque trois ans. Il sortait d’une séparation douloureuse d’avec Karen, la mère de Capucine. Karen s’était révélée de plus en plus complexe au fur et à mesure de leur vie de couple. Au début, il s’était amusé de ce qu’il considérait comme les caprices d’une fille unique gâtée par des parents enamourés. Lorsqu’ils s’étaient rencontrés, elle était la fille charmante et intelligente, à qui rien ni personne ne résistait. Ils travaillaient tous deux dans la société où elle exerce toujours. Il la croisait dans les réunions et pouvait admirer son assurance tranquille. Comme tous autour de lui, il s’était laissé prendre au piège de son autorité enjôleuse. C’était une grande femme brune, très mince, aux longs cheveux raides. Elle portait invariablement des tailleurs-pantalons noirs avec un chemisier blanc et des escarpins à talons. Ses collègues avaient pour elle une admiration un peu craintive. En fait, c’est elle qui avait fait le premier pas en l’invitant à dîner un soir où une réunion s’était éternisée. Damien avait vite succombé, assez flatté au fond d’être l’heureux élu de la redoutée dame de pique. Ils s’étaient vite installés sous le même toit et Capucine naissait, deux ans plus tard. C’est à ce moment-là que le caractère imprévisible de Karen s’était révélé. Comme si elle voyait dans cette miniature de cinquante centimètres une potentielle rivale. Eût-elle agi différemment avec un bébé de l’autre sexe ? « Fort probablement », songe Annabelle en remuant la tête. Dans ce cas, elle aurait pu demeurer à sa place indétrônable de reine du foyer, amante exclusive et mère aimante. Étrangement, Karen aimait sa fille, de cela Damien n’avait jamais douté, mais d’un amour exclusif qui ne supportait pas la participation du père. Aussi, lorsque Damien s’approchait de la petite, laissait-elle échapper de petites remarques perfides sur son incapacité à s’occuper d’un bébé. Progressivement, elle s’était mise en travers de son chemin, chaque fois qu’il faisait mine de vouloir toucher Capucine. À un moment, il avait tout de même commencé à s’en inquiéter. Capucine avait six mois et Karen continuait à refuser sa couche à son mari, sous prétexte que la petite devait dormir près d’elle afin de développer un sentiment de confiance sans lequel elle ne pourrait s’épanouir en tant qu’adulte. Damien s’en était ouvert à son ami d’enfance, Denis, qui avait lui-même deux petites filles. Ce dernier l’avait conforté dans son point de vue : non, il n’était pas normal que le bébé partage le lit de ses parents et il n’était pas normal non plus que Karen tourne ainsi le dos à son mari. Alors, il avait essayé de parler à Karen, à mots choisis pour ne pas la heurter. Mais elle n’avait pas supporté ses remarques. Elle avait alors fait preuve d’une attitude agressive à son égard, presque violente, tandis qu’elle continuait à entourer sa fille de tendresse. Démuni, il s’était alors tourné vers un psychologue qui lui avait conseillé de convaincre sa femme de venir le consulter. Mais à cette simple évocation, Karen avait poussé de hauts cris : « Quoi ? Tu me prends pour une folle, c’est ça !!! Tout ça parce que j’aime ma fille et que je veux ce qu’il y a de mieux pour elle ! Ma parole, mais c’est toi qui as un problème ! Remarque, pas étonnant, avec la mère que tu te trimballes… » Et la discussion s’était achevée là, laissant Damien encore plus perdu. À cet instant précis, il avait compris que plus rien de bon ne pourrait arriver entre Karen et lui et il avait décidé de demander le divorce. Contre toute attente, elle avait accepté sans difficulté cette décision dont elle n’était pourtant pas à l’initiative. Elle avait eu pour seule exigence sa promesse qu’il ne demanderait pas la garde alternée. De guerre lasse et plein d’appréhension, il avait cédé. Cependant, malgré les craintes légitimes de Damien, Karen n’avait jamais fait de difficulté pour lui remettre sa fille un week-end sur deux. Ces vendredis-là, elle l’attendait de pied ferme chez elle et ne tolérait aucun retard. Elle répondait au premier coup de sonnette, lui tendait le sac de l’enfant, faisait ses recommandations, habillait Capucine en l’étouffant de baisers et la remettait enfin à son père. Damien avait appris de la bouche d’une amie de sa femme que les week-ends où elle n’avait pas Capucine, Karen se retirait dans un hôtel-spa parmi les vignes de Pessac-Léognan, toujours le même, où entre les mains de masseuses expertes, elle oubliait le déchirement que constituait l’absence de sa fille. Annabelle regarde les enfants qui s’ébattent en criant avec un pincement au cœur. Elle emmène souvent Capucine jouer au parc et elle n’aime rien tant que la pousser sur la balançoire ou la recevoir en bas du toboggan, les yeux fermés comme si elle venait de dévaler l’Himalaya. Lorsqu’Annabelle a rencontré Damien, c’était un homme profondément triste, marqué par l’échec de son mariage et le manque de sa fille. Elle a tout de suite été attirée par lui, son regard mélancolique et son sourire doux. Elle a immédiatement eu envie de le prendre dans ses bras et de le bercer comme un enfant. Peu à peu, il a baissé la garde et s’est laissé approcher. Elle lui a progressivement fait reprendre confiance en lui-même et en les femmes. Aussi aujourd’hui, à présent qu’il a retrouvé le goût de vivre, ne peut-elle une seule seconde envisager qu’il apprenne que son ex-femme l’a ainsi berné. S’il comprend qu’il ne peut être le père de la petite, son désespoir n’aura d’égal que sa colère. Mais Annabelle craint que le premier l’emporte, le ravageant aussi sûrement que l’a ravagé la fin de son premier mariage. Alors, elle ne dira rien, préférant le secret à la certitude de voir l’être aimé sombrer à nouveau… * — Alors, tu as réfléchi ? Cette idée te paraît-elle toujours aussi insoutenable ? demande Stéphane en se séchant. Bruno s’enveloppe dans un épais peignoir et attrape un peigne avant de se tourner lentement vers son compagnon. — Eh bien, murmure-t-il comme à contrecœur, je crois que tu as réussi à me convaincre… Stéphane sent soudain son cœur prêt à exploser. Un bonheur indicible le submerge. Il s’apprête à se jeter au cou de Bruno mais, finalement, se retient de le faire. Il sait que ce dernier n’apprécierait pas ce débordement de gratitude, lui qui n’aime rien tant que la discrétion. Et puis Stéphane a conscience que cette décision est encore fraîche, fragile. Il devine comme son compagnon a eu du mal à prononcer ces quelques mots. Il a dû vaincre ses propres réticences et ses propres doutes avant de capituler devant l’insistance de Stéphane. Et celui-ci sait comme la route à parcourir est encore longue et semée d’embûches. Il sait aussi que Bruno peut faire machine arrière à tout moment. Non pas qu’il soit d’un tempérament versatile, bien au contraire, mais Stéphane comprend qu’on puisse avoir envie de reculer à un instant donné. Lorsque l’appréhension est trop forte, les pressions trop grandes. Il se contente donc de poser un b****r léger sur la joue de Bruno et va dans leur chambre enfiler une tenue d’intérieur. Pendant le dîner, constatant que Bruno semble enfin plus détendu, Stéphane revient au sujet qui les agite depuis de longs mois déjà. Il avale une gorgée de vin rouge avant de dire :
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