Chapitre 2-2

2145 Words
— Prends ton petit déjeuner tranquille. Je serai de retour bientôt. Il sortit rejoindre le Hagan. — Marchons ensemble, proposa Pardon. — Où est-elle ? demanda Hang, sans préambule. — Au petit étang, j'imagine… Dans l'attitude de Hang, il chercha un acquiescement muet à son hypothèse. — Y a-t-il… Enfin, voudrais-tu… ? commença Hang. — Non, je crois qu'elle préfère rester seule. Elle doit digérer cette nouvelle désillusion et, ensuite, elle reviendra. — Mais pourquoi ? — Si seulement je le savais… Comment va Niamie ? poursuivit-il pour changer de sujet. — Mieux, elle semble un peu moins fatiguée que ces dernières semaines. Peut-être devient-il plus difficile pour Aila d'accepter ses soucis quand elle voit sa meilleure amie enceinte ? — Impossible. Elle se réjouit beaucoup pour vous de ce bonheur que vous attendez depuis plus de dix ans et je n'imagine pas un instant qu'elle puisse l'envier. Je crois, sans en détenir la preuve, que l'origine de tout ce gâchis est ailleurs… Rassure ta femme, Aila est solide, elle remontera la pente. Le silence qui s'installa entre eux immédiatement après les propos de Pardon laissa penser exactement le contraire. Tout aurait été parfait si Aila, par son comportement singulier, ne jetait pas une ombre d'inquiétude et d'incompréhension dans leur existence à tous. D'ailleurs, Niamie, si elle avait été en meilleure forme, aurait accompagné Hang. Nul besoin d'un lien fort avec son amie, car celui qu'elle possédait avec l'homme de sa vie en faisait un être transparent à ses yeux. Juste un instant, Pardon se surprit à envier leur bonheur actuel, alors que sa propre union semblait sombrer chaque jour davantage dans le chaos. Comme lui, Hang enseignait le combat à ceux qui venaient chercher un entraînement de qualité avec des armes aussi originales que variées. Le Hagan avait ajouté une note moins connue en Antan, avec le maniement de sa fameuse hache à double tête. Même s'il excellait au kenda, il conservait une préférence pour le tranchant de sa lame, net et précis, et sa façon de fendre l'air avec un sifflement aigu et de trancher les membres dans un bruit mat. Pardon sourit. L'existence paisible de son ami… Elle ne l'avait pas toujours été et sa bonne fortune actuelle apparaissait bien méritée après les perpétuels tourbillons de son passé. Par bonheur, l'histoire s'était bien terminée quand le Hagan avait enfin trouvé celle qui lui était destinée et qui avait renoncé à ses ailes de fées rien que pour lui… Radieux, le couple s'était uni, presque deux ans après eux. Si Hang avait revêtu sa plus belle tenue hagane, Niamie, sa longue chevelure bouclée piquée de fleurs, portait une simple robe écrue dans laquelle, pourtant, elle resplendissait. Si la jeune femme avait cessé d'être une fée, elle en avait conservé l'essence, cette luminosité si particulière qui ne s'éteindrait qu'avec elle… En ce jour spécial résonnèrent les échanges de leurs vibrantes promesses d'amour et de sincérité dans un double serment puisqu'ils s'étaient engagés comme de coutume en Avotour, mais aussi en pays Hagan, une modeste cordelette lestée enroulée autour de leurs poignets. À l'émotion de la cérémonie avait succédé une fête mémorable au cours de laquelle tous avaient ri, plaisanté, dansé, le ventre plein et le verre toujours rempli, exactement les joies simples qu'escomptait chacun pour effacer définitivement la misère passée ou les épreuves traversées. Rien n'avait été trop beau pour célébrer ensemble la paix retrouvée, la félicité des deux tourtereaux et de trinquer à celui d'Aila et Pardon, dont le mariage, trop discret, avait provoqué la déception de toute la ville. À présent, le malheur derrière eux, il suffisait de saisir le bonheur à portée de mains. Par les fées, pourquoi leur existence était-elle en train de basculer ? Regardant Hang retourner chez lui, Pardon laissa ses pensées s'égarer un peu plus jusqu'à ce qu'un bruit lointain l'amenât à se secouer. Il repartit vers la maison voir si sa progéniture était prête. Pénétrant dans la chaleur de la demeure, il n'avisa que Tristan qui attendait sagement, assis à table. — Où est Naaly ? — Je suis désolé, papa. Je n'ai pas réussi à la réveiller. Une pointe de colère aiguillonna le cœur de Pardon. D'un geste brusque, il ouvrit la porte qui séparait la chambre des deux enfants de la cuisine, criant d'une voix forte : — Naaly ! Debout ! — Oui… je me lève, répondit un timbre pâteux, tandis que celle dont il émanait se retournait ostensiblement vers le mur, ramenant la couverture sur elle. Ni une ni deux, dans un mouvement d'humeur, Pardon arracha cette dernière. — Debout ! Naaly grogna et se redressa, les cheveux en bataille : — Ça va pas ! Rends-la-moi ! — C'est hors de question. Tu disposes d'un quart de cloche pour être prête, lavée, habillée et nourrie. Bonneau m'a signalé tes retards à répétition aux entraînements avant son départ pour Avotour. Alors, je te préviens. Aujourd'hui, soit tu files droit, soit tu auras affaire à moi ce soir. Je rejoins le manège avec Tristan. Il ne te reste plus qu'à passer à la vitesse supérieure ! Pardon jeta la couverture à terre et sortit, tandis que Naaly se laissait retomber sur son matelas. Agacée, elle souffla violemment, soulevant au passage la mèche qui barrait son visage. Son père pouvait toujours parler, elle s'en moquait ! Malgré tout, elle devait se dépêcher un peu, elle était attendue. Pourtant, elle ne se pressa pas et son regard s'attarda sur le plafond. Elle se souvenait encore quand Pardon avait bricolé le lieu pour diviser l'espace en deux parties, installant le coin de Tristan en bas, avec un lit et une table pour travailler ; un avorton pour érudit dans la famille, quelle ironie ! Quel crétin ! Elle grogna de dédain. À la hauteur d'un homme et demi, un nouveau plancher avait été réalisé sur lequel se situait « sa » chambre, un petit bout de la pièce commune, en fait. Elle y accédait par une échelle, mais, également, tout le monde l'ignorait, par la lucarne du toit. Elle s'esclaffa. Ainsi, avec ou sans leur permission, elle pouvait sortir à son gré de la maison, même à la nuit tombée. Tant que son frère dormirait comme un bébé, il ne vendrait pas la mèche. Tous des niais sauf elle ! Elle en riait encore quand elle décida de se lever. Posant ses pieds au sol, elle se frotta énergiquement le visage. Un peu d'eau fraîche, et le tour serait joué ! Après avoir longé la forêt en courant, Naaly arriva tout essoufflée au point de rendez-vous. À peine parvenue à destination, elle sentit deux bras l'entourer et se retourna pour échanger un doux b****r avec le jeune homme qui l'enlaçait, un grand blond aux yeux bleus que toutes les filles s'arrachaient, mais qui, pour l'instant, n'était rien qu'à elle. Elle lui sourit. — Tu es en retard, lui murmura Orfel. — Désolée, un empêchement. Ne perdons pas plus de temps et allons-y. Elle perçut une hésitation dans son attitude. — Quoi encore ? s'exclama-t-elle. — Je te l'ai dit. Bonneau m'a passé un sérieux savon pour mes retards et, en son absence, Pardon les comptabilise. Si je me fais pincer une nouvelle fois, je pourrai être renvoyé. Je ne peux pas prendre ce risque… — La la… La belle affaire ! Quel poltron tu fais ! — Tu en parles à ton aise, Bonneau est ton grand-père et Pardon, ton père ! Aucune menace ne pèse vraiment sur tes épaules. Naaly se fit caressante. — Allez, ne m'abandonne pas ! C'est presque sur le chemin du manège, juste un tout petit détour… Et puis, ce sera vite fait ! Je lui planque sa cloche et c'est tout… Allez, viens ! Orfel hésita encore. Naaly resserra ses bras autour de lui, mutine. — Je suis sûre qu'un grand champion tel que toi ne va pas me laisser tomber… Elle lui sourit et, vaincu, il acquiesça. — D'accord, mais sans traîner ! — Promis ! Elle le saisit par la main et l'entraîna vers la demeure de Rollande, un grincheux fortuné que Naaly détestait plus que tout au monde depuis le jour où, ayant ramassé une pomme dans son jardin alors qu'elle n'avait que neuf ans, il l'avait accusée devant tous d'être une voleuse. Son père s'était immédiatement interposé et la situation s'était calmée. Cependant, la jeune fille ne lui avait jamais pardonné sa façon d'agir et, depuis, prenait un malin plaisir à commettre tous les petits tours susceptibles de le mettre en rogne, sans se faire attraper, naturellement. Ainsi, ce matin, son objectif consistait à lui dérober le carillon qu'il avait installé pour maintenir la pression sur ses serviteurs, au point que celui-ci résonnait jusqu'au village pour les rappeler à l'ordre quand, à son goût, ils tardaient trop à revenir de courses. Sale bonhomme ! Alors que le duo s'approchait du mur de clôture, la deuxième cloche de la ville tinta ; Orfel se figea. — Naaly, je dois y aller ! Je t'accompagnerai demain, tu n'es pas à un jour près. Elle le toisa, dédaigneuse. — Si ! C'est maintenant ou jamais ! Cet abruti maltraite ces gens comme tous ceux qui croisent son chemin ! Hors de question de le laisser les malmener une journée de plus ! Choisis ton camp ! Orfel parut encore plus mal à l'aise. — Naaly, fit-il, suppliant, tu sais bien avec qui je suis. Mais si je suis renvoyé, je ne serai plus nulle part… — Alors, va-t'en ! Je n'ai pas besoin de toi, s'exclama-t-elle en le repoussant fermement. Après un dernier regard un peu triste, Orfel tourna les talons et partit en courant rejoindre le manège. Furieuse contre lui, mais bien décidée à ne pas renoncer, elle serra les dents. Rollande paierait encore une fois pour ses méfaits, même si elle devait s'en occuper seule ! Connaissant par cœur la faiblesse de l'enceinte de protection, elle se dirigea immédiatement vers un endroit par lequel elle pouvait facilement escalader la clôture de ce côté du mur, en grimpant sur quelques rochers. Là, dissimulée par les feuillages, elle observa les lieux avec circonspection. La grande demeure se situait au centre d'un immense jardin dans lequel se dressaient quelques arbres magnifiques, dont certains centenaires, et de nombreux buissons qui pourraient cacher sa progression. Tout près de la porte d'entrée trônait, étincelante, la nouvelle cloche qui se tirait de l'intérieur, le dernier achat de cet homme malsain, mais plus pour longtemps… Naaly sourit, puis examina le terrain devant elle. Comment procéder ? Le mur d'enceinte possédait un double désavantage, en premier, sa hauteur, il était si élevé qu'elle préférait ne plus sauter directement sur le sol depuis qu'elle avait failli se tordre la cheville et, en second, une absence de prise qui rendrait difficile son escalade pour repartir. Elle hésita légèrement, cependant, toute à son désir de nuire au triste sire, elle oublia toute prudence. En conclusion, pour remonter, elle aviserait, mais, en attendant, une autre idée avait surgi dans sa tête. Après réflexion, elle envisageait carrément de se jeter dans l'arbre le plus proche. De là, elle profiterait des branches pour descendre tranquillement, puis récupérerait la cloche pour la faire disparaître dans le vaste terrain. En aucun cas, elle ne voulait être accusée de vol par ce nanti bouffi d'orgueil qui se comportait comme un seigneur sans en avoir l'âme. Dernière étape, elle déciderait le moment venu de la meilleure option pour repasser le mur. Rien ne la presserait si elle restait vigilante. Elle évalua la distance à franchir, puis s'élança, sans douter un instant de parvenir exactement où elle le désirait. Atterrissant avec une grâce modérée dans le feuillage, elle se figea, à l'écoute des bruits provoqués par son arrivée. De toute façon, l'ouïe vieillissante de Rollande ne percevrait pas ces quelques craquements insolites. Imperturbable, elle ignora les égratignures de ses mains, et entreprit de descendre quand une sonorité sourde, un peu comme un grognement, l'amena à baisser les yeux vers le sol, puis à s'arrêter net. Oh… par les fées. Non, pas un, mais deux grognements. En bas de l'arbre, deux gros chiens à l'allure féroce et à la mâchoire redoutable grondaient de concert. Le cœur de Naaly rata un battement. Pour une fois, sa situation devenait délicate… C'était bien Rollande pour avoir des idées aussi imbéciles que celle-ci ! Acheter, en plus de sa cloche, deux affreux molosses pour protéger son domaine. S'il arrivait, par son argent et le pouvoir qu'il lui conférait, à se faire craindre des hommes, ces deux cerbères sans amour ni discernement, entraînés à pourchasser les intrus, ne tarderaient pas à confondre voleur et volé et à mordre cet abruti jusqu'au sang. Pauvres animaux… À plus ou moins courte échéance, ils seraient tués à la demande de leur propre maître. En attendant d'en être débarrassée par leur propriétaire, l'idée intolérable de rester coincée par deux gros bâtards aux babines retroussées, puis d'obliger son père à venir la rechercher sous le regard accusateur de Rollande lui traversa l'esprit. Pas question ! Elle s'en sortirait seule ! Premier bon point, tant que les bestioles gronderaient sans aboyer, elle conserverait un peu de temps avant d'être découverte. Alors, comment s'extirper de ce guêpier ? Peut-être pourrait-elle se déplacer à califourchon sur la branche dont l'extrémité effleurait le mur. Elle entreprit d'essayer. Une faible distance parcourue lui suffit pour comprendre que, flexible, cette dernière ploierait trop sous son poids. Cependant, nécessité faisant loi, elle persista tout en modifiant sa technique, et se retrouva suspendue par ses quatre membres. Malheureusement, se rapprochant toujours plus du sol, elle décida de renoncer, effrayée par l'idée que l'un ou l'autre des chiens aurait pu l'attraper en sautant vers elle. Revenue péniblement à son point de départ, elle se lança dans une nouvelle tentative, cette fois-ci en choisissant une paire de branches presque parallèles, songeant logiquement que deux vaudraient mieux qu'une. Après avoir escaladé quelques mètres pour les rejoindre, elle commença sa progression, lentement, insensible aux marques de désapprobation qui émanaient au pied de l'arbre. Plutôt optimiste sur sa capacité à réussir, elle changea d'avis quand l'un de ses supports émit un craquement sinistre et particulièrement décourageant. Elle se raccrocha au plus vite à la ramure au-dessus d'elle pour soulager celui qui résistait encore et, le plus rapidement possible, rebroussa chemin.
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