À la pointe-2

2133 Words
Mais ne se montre pas. Ne se montre jamais. Le BonVieux est certainement le plus grand timide de tous les temps. Voilà la malédiction de l’homme : avoir hérité d’un BonVieux qui se ronge les sangs à l’idée d’être repéré. Mais avant de refaire illico le trajet à l’envers jusque-là où il ne pisse que des âmes à recaser, il se penche toutefois vers le lit et soupire, soupire, soupire d’ennui à deux pouces à peine des narines du petit : quel inutile pays de gouilles et de soue, se dit-il… — Toi, mon garçon, tu es un sacré chançard, chuchurre celle qui n’a souffert que de la vexation de l’avoir tenu pour mort, alors qu’il ménageait seulement l’effet de ses premières pulsations et différait son air de minuscule baryton. Toi, mon garçon (disant tout en nouant autour de son corps d’a*****n une chemisette de coton jaunie qui avait réchauffé plusieurs torses avant le sien), là d’où tu viens tu as dû brouter du trèfle à quatre. En tout cas, ce n’était pas ton heure de rebrousser chemin, mais il va quand même falloir t’accrocher pour tenir sur la longueur… Et celle qui a souffert plus que la pierre chauffée à blanc, aux yeux couturés de cernes noirs comme les cercles du fourneau, s’inquiète : « Quel gringalet… » Oui, un chenillon cousu de fil blanc, Mongarçon – ses ongles n’ont pas eu le temps de pousser, à l’extrémité de chacun de ses doigts une goutte de pus, faut-il que ce vermisseau soit condamné à persister jusqu’à la saison nouvelle ? Et s’il doit toute sa vie traîner avec lui pareille voix de fausset, mazette, une mésange nonette n’y reconnaîtrait pas son petit ! — S’il passe la nuit, il sera fait du bois dont on fait les flûtes. Tenez-le bien au chaud, en tétée autant qu’il faut. Et le grand frère qu’on a oublié pendant tout ce temps, dodelinant de la tête sur le seuil de la chambre d’où il a été repoussé à chaque tentative d’entrée, le grand frère affamé fait le pari du bruit ; le gros bol rouge à pois blancs prend de la gîte sur le bord de la table de la cuisine… Bascule, fauché en miettes de porcelaine rouges et blanches sur le carrelage. — Il y a encore celui-là, rogne la femme qui souffre de n’être pas rentrée chez elle plus tôt. Je vais vous faire envoyer Bernadette, sinon vous ne vous en sortirez pas. Allez savoir ce qu’aperçoit Mongarçon, comme première image du monde, à travers la gélatine de son unique œil ouvert, juste avant de s’engourdir sous le téton de sa mère… La paume tachée de sang du grand frère, tendue vers son museau, qu’un tesson du bol brisé a ébréchée ? En tout cas, le BonVieux a réussi à se désemberlificoter du noir joug des sapins et à retrouver, plus à l’est, le nid de frelons teutons pour leur sonner les cloches. — Vous entendez ? crie Bernadette en passant la porte. Les cloches ! L’armistiche est signé ! Votre bébé est une vraie petite marchandise de paix ! Non, ce n’est pas surprenant que Mongarçon ne soit pas fini en ces temps où tant d’enfants n’ont été que surfilés à la hâte. Comment peaufiner l’affaire quand on a juste le temps de rentrer chez soi (ayant survécu à quelles calamités, à quelles souffrances ?), harassé, empestant d’odeurs de poudre de sang de pourritures ou d’essence, recuit dans son jus de sueur et de trouille, pour gicler entre deux eaux de sommeil un peu de semence là où il faut, se rendormir avec l’espoir de ne plus jamais être rappelé à l’ordre du jour ? Et quand on doit filer au plus vite, deux ou trois jours plus tard, après s’être heurté au pire dans le regard de ses proches ? Avec le risque de revenir le plus souvent incomplet, disloqué, les arêtes à vif, un tesson d’homme qui ne ressemble plus à rien ? Ou lamenace de ne voir revenir de soi qu’un objet, médaille, montre, quand tout le reste, âme et os, est resté devant des villes aux noms à coucher dehors pour l’éternité ?… Pourtant, le hasard a fait naître Mongarçon dans un pays que l’horreur a soigneusement contourné ; on en est encore à se demander comment ce petit insecte buté, bien campé sur ses pattes appuyées contre la Botte italienne, a réussi à faire le gros dos jusqu’à ce que la grêlée soit passée, alors que tout autour, de l’autre côté des barbelés de ses frontières, les chars d’assaut ont traversé les rues au pas de charge dans un sens (et des mois plus tard ont pris leurs chenilles à leur cou en sens inverse !), brinquebalant de tout leur pesant d’acier (entre nous, qui n’a jamais entendu de sa vie la sarclée nocturne de ces grosses bêtes puantes raclant le sol, ni aperçu les lueurs de leurs yeux jaunes fouaillant l’obscurité, ne saura jamais de quoi est pavé le chemin de l’enfer). Mais ce n’est pas parce que la guerre se contente de narguer vos frontières que vous êtes dispensé de vous habiller en soldat et de quitter votre maison, non, vous devez mimer tout comme il faut les gestes du conflit mais sans les bruitages ni les carnages. Avec deux jours par-ci de permission pour la mise à feu de la relève de la patrie, une nuit de temps en temps au service de la légitime copulation. Rompez ! Son géniteur ayant été mis à ce régime, c’est précisément dans cette veine de précipitation que Mongarçon a été conçu. Mais pour ce qui est d’être chançard et de venir du pays du trèfle à quatre… Mongarçon a plutôt été l’enjeu d’une sorte de marchandage avec décalage horaire, comme s’il avait reçu son âme incarnée en léger différé. La vérité est qu’il a vécu avec un père moins d’une journée, disons une vingtaine d’heures, plus une poignée d’interminables secondes pendant lesquelles il a eu un père luttant contre l’eau furieuse d’une rivière frontalière rendue vorace par les fortes intempéries des dernières semaines. Alors qu’il regagnait son cantonnement dans la semi-obscurité, après avoir fêté en toute dignité et quelques verres de marc la naissance de son second fiston, le papa s’est empêtré dans le revers de son pantalon de gros drap militaire, s’est croquejambé sans possibilité de rétablissement et est allé s’engloutir dans les écumes de la Furieuse tout heureuse d’appesantir encore sa carcasse d’uniforme. Et ses souliers cloutés ont achevé de le lester par le fond. Il n’est pas aisé d’avoir une âme bien née, même quand on est une petite marchandise de paix. Moi, l’évaporée… Il y a des mots qui se plantent au milieu de la figure, comme s’ils avaient pris la place du nez, grossis au point de servir de tremplin à tout ce qu’on pense dans la journée… Ce mot, il devait attendre en embuscade depuis longtemps, guetter un moment de distraction (l’embourbement dans une tourbière, par exemple) et hop saut ! s’enfonce dans le derme à la manière d’une tique… Quand même, la providence qui choisit ce type avec ses bottes de f****r, sa vareuse verte, pataugeant dans la boue pour attacher sa corde de remorquage, et qu’elle réussisse à lui souffler ce trait de génie, ce mot lâché presque par hasard : la mère et la fille évaporées – c’est fort. Dans le fond, pas de terme plus approprié et il tombe dessus pile ! Adjectif début du XVIIe, qui a un caractère étourdi, léger, qui se dissipe en choses vaines. V. dissipé, écervelé, étourdi, folâtre, léger (cf. sans cervelle). ANT. Grave, posé, sérieux. Sans compter le sens premier : se disperser dans l’air en vapeur, disparaître, se volatiliser. J’éternue à plein nez dans mon dictionnaire, dispersion de gouttelettes sur la page, dire qu’on peut se faire une toute belle leçon de psychologie appliquée, prendre une sacrée secousse d’identité rien qu’en rebondissant d’un article à l’autre du lexique. Évaporée, c’est exactement le mot qu’il me fallait. Combien de fois j’ai dû entendre autour de moi, depuis toute petite : « Tu es étourdie, Luce… Quelle écervelée ! Tu es encore dans la lune ? Tu ne peux pas faire plus attention à ce que tu fais ? » Et plus tard, plus lourd de conséquences relationnelles, n’est-ce pas : « Tu n’es pas sérieuse… Tu ne pourrais pas t’occuper d’autre chose que de futilités ? » Ou encore : « Où tu étais passée ? Chaque fois qu’on a besoin de toi… » Alors, à toute cette batterie de reproches entassés, traînés en casserole, je préfère nettement le vocable du chat botté dans le bourbier, au moins il a le mérite de remettre au goût du jour des choses que j’avais sciemment passées à la tapette à mouches… Et tout ça en choisissant un terme qui ne doit pas être si habituel dans sa bouche, surtout pour qualifier le brusque départ du foyer conjugal d’une femme et de son bébé ! Le mérite de me faire entendre /harmoniques cordes à vide/ est-ce que ce ne serait pas justement de l’instant d’évaporation avec ma mère que j’ai hérité la fâcheuse tendance à être là sans être là, à disparaître au plus mauvais moment, quand on commence à compter sur moi, au moment où on attend de l’engagement dans la relation, de l’attachement ?… Éternuer sa vérité entre les pages d’un dictionnaire, on aura tout vu ! Mais non, j’ai pris froid, tout simplement, avec les pieds trempés dans mes bottines pendant des heures rien de plus normal. Voyons, je cours plus vite que mes angoisses d’adolescente, je n’ai pas de temps à perdre avec toutes ces vieilles histoires, je ne me laisserai pas déstabiliser par un mot malheureux dans la bouche d’un paysan, par la pression d’une journée glauque à vous donner des boutons dans les souvenirs /Nicola/ et ce que je ne veux pas voir cette fois encore, ce délit de fuite Peut-être tout proche, la dérobade, l’échine qui se creuse, le plus loin possible de la main qui veut caresser… Nicola, ce n’est pas le moment d’y penser, chaque chose en son temps. Je suis lourde, lourde depuis plusieurs jours. Je bouffe à n’en plus pouvoir. Sucré. Salé. Sucré pour oublier le trop-plein de salé. Si seulement je n’étais pas remontée dans cette satanée vallée, et par un jour pareil, on n’a pas idée. Je déteste les coins mous, la fadeur des pâturages huileux, gras, les baumes, les dolines, les emposieux, tout ce vocabulaire de subtilisation, d’effondrement, d’enfoncement… Dans un pays de trous, de vapeurs, forcément on finit par être englouti, par s’évaporer. Ou fuir. Je croyais en avoir fini pour toujours avec ça, avec la peur du vide sous les pas, du terrain qui cède, la jambe aspirée par le sol marécageux, le manque de cran de devoir vivre sans être aimée, les ambivalences je l’aime je l’aime pas, et non, je me suis laissée aller à un moment de faiblesse, il a suffi qu’il réapparaisse… Parce que, lui aussi, évaporé, non ? Douze ans d’évaporation ! Je croyais en avoir fini avec cette histoire, je m’étais faite à l’idée que je ne le reverrais plus et que ça n’était pas plus mal, j’en connais tellement dans mon cas, ponts coupés avec leur père ou leur mère, et on a beau entendre les psychologisants dire que pour avancer, pour « grandir », il faut absolument savoir qui sont ses parents, se réconcilier, tout ce genre de déclarations revigorantes, on serre les dents, on se dit « ça ira ! »… Quand j’y pense, il y a encore deux mois le recoupement de nos deux courbes paraissait totalement inconcevable, et maintenant, en une dizaine de jours, voilà où j’en suis : mon père sur son lit d’hôpital, gris, amaigri, qui me prie – ou plutôt m’enjoint – d’aller à Combe-Verrat pour lui rapporter, je vous demande un peu, un étui de violon auquel il tient, et moi obéissant comme une gentille fifille acquise à son amour sans réticence depuis sa naissance, qui me lance – par une journée à ne pas laisser un pendu dehors – sur des routes où je n’ai plus mis les pieds depuis des années. En plus, je fais chou blanc, je me perds dans le brouillard, je m’embourbe dans la tourbe, je me ramasse un rhume, tout un lot de symboles freudiens, sûrement. Et quoi, pour toute consolation ? Une volée de bois vert dans son œil toujours vigilant ! Ce beau brouillard depuis toutes ces années, impénétrable. Et crac une lardasse : un coin de paysage avec vue sur tout ce que j’ai voulu soigneusement snober, mes défaites d’enfant, mes pitoyables tentatives de rapprochement de jeune fille, mes attentes toujours méprisées, le rejet… Même si je ne le veux pas, depuis l’autre jour je suis sans cesse ramenée à ces années de petit âge glaciaire. Et déjà en train de redescendre jusqu’au bas de la paroi, à l’approche de la première prise, vers mes quatorze ans, quand j’ai commencé à faire le grand écart entre emballements et abattements, avec une confusion de sentiments certainement normale à cet âge, les broiements du manque de confiance et le refus du doute en même temps. Ce que j’ai pu m’enlaidir dans les complications affectives ! Alors qu’il me fallait à tout prix, et vite, des certitudes sur ma capacité à être aimée. Trop roulée en boule sur moi-même /toujours dans la lune/ incapable de délimiter ce qui était encore moi et ce qui ne l’était déjà plus, où commençait le sentiment de l’autre, où s’arrêtait le mien, quand les autres pouvaient être blessés plus que moi-même… Je me laissais envahir par n’importe qui et n’importe quoi tout en affirmant mes hautes exigences d’indépendance, en terrain miné. Je me faisais penser à une renarde obsédée par la seule idée d’entrer dans le poulailler, dès que j’y avais mis les pattes, mon obsession unique était d’en ressortir au plus vite, je voulais absolument faire partie, être acceptée, et en même temps je ne supportais aucune appartenance, à peine intégrée dans un groupe je faisais tout et son contraire pour en être exclue ou m’enfuir, tout simplement. Luce, elle est lunatique !
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