Chapitre 1-1

2027 Words
Chapitre 1 Elle l’embrasse, caresse sa joue d’un doigt léger. Distrait. Sa coupe dégradée laisse invariablement deux mèches danser devant ses yeux. Elle les repousse derrière son oreille. C’est devenu un tic, une coquetterie, presque une manière de meubler le vide. Elle est en retard. Comme d’habitude. Elle dira qu’elle suivait un papy avec deux de tension ou bien qu’un empoté avait trouvé le moyen de tomber en panne juste devant elle. Mais on l’excusera. Comme d’habitude. Tout le monde l’excuse. Elle passera une bonne journée. Comme d’habitude. Ce soir, à son retour, il la trouvera là, souriante dans sa tenue d’intérieur en molleton douillet. Elle sourira. La maison sentira bon. Elle lui demandera comment s’est passée sa journée. Il répondra : « Bien ». Qu’il est crevé. Que certaines patientes peuvent se montrer très pénibles. Elle sourira. Lui dira que Éva a eu 18 en maths et Pablo un A en sport. Pablo, lui, aura cassé ses lunettes pour la deuxième fois ce trimestre. Heureusement, il ne se sera pas ouvert le front cette fois-ci. Robert soupirera et se demandera pour la énième fois comment il peut lui faire ça. * Maxime ne l’a pas entendue monter. Cela fait quelque temps d’ailleurs que son retour ne s’accompagne plus du claquement de la porte d’entrée. Il fronce les sourcils, il guette le bruit des bottes qu’on laisse tomber, le cliquetis de la fermeture zippée de la veste jetée sur les marches de l’escalier. Il secoue la tête : non, depuis quelque temps – quelques semaines même peut-être – elle rentre sans bruit. À peine distingue-t-il le son de la porte qu’on referme doucement, comme à regret. Elle ne fait même plus de détour par la cuisine. Elle est peut-être au régime, toutes les filles sont au régime à cet âge-là, non ? Surtout celles qui n’ont pas un kilo à perdre, s’amuse-t-il. Mais il ne va pas se plaindre de ce changement : après tout, la maison est plus calme, plus propice aux études. Il hausse une épaule distraite, replonge le nez dans son manuel d’informatique. * Elle ôte son gant pour déverrouiller son mobile et le visage de sa fille s’affiche sur l’écran. C’est une photo que Caroline Costay aime beaucoup : on y voit une Capucine boudeuse refusant de prendre la pose. L’adolescente vient de découvrir le mascara et en a abusé. Son œil bleu se durcit sous le trait d’eye-liner. Mais elle garde les joues de l’enfance et le contraste a quelque chose d’attendrissant. Caroline Costay répond : — Oui, chérie ? — T’es où, Maman, ronchonne Capucine, j’y comprends rien aux puissances et j’ai un contrôle demain ! — Je suis en bas, soupire la conductrice en se garant, j’arrive ! Il n’est encore que dix-sept heures et pourtant, il fait déjà bien sombre dans les rues de Nantes. Le ciel est bas, une pluie froide mouille l’asphalte. Un vent mauvais se glisse dans la nuque de Caroline Costay qui remonte frileusement le col en fausse fourrure de sa doudoune noire. Les passants pressent le pas, le buste plié en avant pour affronter la bourrasque. Les étudiants serrent contre leur torse leurs chemises de cours tandis que ballotte à leur épaule un sac à bandoulière. Les bus font crisser leurs pneus en marquant le stop. Un père Noël pousse sa ritournelle immuable à travers les haut-parleurs fixés à l’angle des rues. Caroline Costay attrape les deux sacs de courses posés sur la banquette arrière et ferme la petite Fiat 500. L’immeuble cossu situé rue Racine est encadré par l’échoppe d’un bottier sur la gauche et une boutique de lingerie sur la droite. Elle compose le numéro sur le digicode et pénètre dans le hall. Trois grands appartements composent l’immeuble. Les Costay occupent le dernier étage. Comme elle est chargée, elle appelle l’ascenseur. Quand elle sort de la cage, l’étage s’éclaire automatiquement. Du coude, elle appuie sur la poignée de la porte d’entrée et la pousse avec le pied. Elle aperçoit Amandine vautrée sur un des deux canapés de cuir blanc du salon. Elle regarde un dessin animé japonais. Trop fort comme toujours. Caroline Costay laisse tomber ses sacs et se dirige vers le salon. Sur la pointe des pieds, elle se glisse derrière sa fille qui, ravie, enlace le cou de sa mère. Caroline Costay s’assoit près d’elle et la serre dans ses bras. Les légers cheveux blonds sentent le shampooing à l’abricot. Sa mère lui susurre : — Coucou, ma puce, tu vas bien ? Tu as passé une bonne journée ? — Oui, très bonne. Même s’il y avait des épinards à la cantine ! — Pauvre chérie ! Et à part ça, tu t’es réconciliée avec Mathilde ? — Bof, je crois qu’elle préfère vraiment jouer avec Lydie. — Mais non, qu’est-ce que tu vas imaginer là ! Tu n’es pas restée seule, quand même ? — Non, évidemment, j’ai joué avec Vanille ! Et la petite se retourne vers l’écran. « Que c’est facile à cet âge, rien n’est jamais grave ! Les tragédies sont oubliées aussi vite qu’elles sont nées ! C’est plus difficile en grandissant… » songe Caroline Costay, avec un coup d’œil involontaire vers la chambre de l’aînée. Elle se relève et va au bout du couloir. Elle entend à travers la porte les murmures étouffés d’un monologue. Elle frappe pour s’annoncer. Capucine est assise à son bureau, son portable vissé à l’oreille. La pièce est plongée dans l’obscurité, à l’exception du bureau placé près de la fenêtre. Une lampe à pied métallique éclaire les cahiers étalés et l’écran de l’ordinateur qui projette sa lumière blafarde sur le bureau. En entendant sa mère entrer, l’adolescente pianote rapidement sur le clavier de son ordinateur qui se met aussitôt en veille. Sur l’écran s’étalent à présent les visages souriants de la b***e d’amis du lycée affalés sur les marches d’une église. Avec un bref « Salut, faut que j’te laisse », Capucine raccroche et se retourne vers sa mère en maugréant : — J’ai un contrôle en maths et je capte rien ! — Bonjour, Maman, tu as passé une bonne journée… corrige Caroline Costay en s’approchant. — Pardon, salut, m’man, ça va ? — Ça va, oui, fait la mère en posant un b****r sur la joue de sa fille. — Il faut vraiment que tu m’aides ! — D’accord, je vais ranger mes courses, je me fais un thé et je suis à toi. — OK. Machinalement, Caroline Costay ramasse le pot de yaourt vide sur le bureau ainsi que l’emballage de brio­che. Elle récupère ses sacs abandonnés dans l’entrée et gagne la cuisine. Elle met les produits frais au réfrigérateur, les fruits dans la coupe et les baguettes sur le billot. Elle allume la bouilloire et feuillette le courrier. Rien d’intéressant. Elle se prépare un thé vert parfumé. Elle attrape un sachet de biscuits et emporte le tout dans la chambre de Capucine. * Il aperçoit le numéro qui s’affiche. Il va décidément falloir qu’il en change, ce harcèlement devient insupportable. Il repousse l’appareil et s’adresse à la femme assise devant lui : — Ainsi donc, vous commencez à avoir des bouffées de chaleur ? — Oui, et depuis deux nuits, je me réveille en sueur, c’est très pénible. — Oui, je vous comprends. Écoutez, dans un premier temps, on va essayer de soulager ces gênes transitoires. Le temps que la ménopause s’installe définitivement. Tout en sachant que si l’inconfort vous paraît insupportable, on pourra recourir au traitement hormonal de substitution. — Je préférerais m’en passer, prononce timidement la quinquagénaire. — Ce sera à vous de voir en temps utile. Voici l’ordonnance, vous pouvez prendre rendez-vous avec ma secrétaire pour février… * Camille Lebon contemple le petit objet bombé qui tient dans le creux de sa main. « Comment mon espoir peut-il dépendre de ce truc ? » se demande-t-elle en se rongeant l’ongle du pouce. « Et pourquoi il ne me répond pas ? Qu’est-ce que je lui ai fait ? » Elle se lève, marche de long en large dans sa chambre aux murs tapissés de fleurettes roses. Un papier peint qu’elle a en horreur mais que sa mère refuse de changer parce qu’il est encore tout à fait correct. Machinalement, du bout du pied, elle accentue le décollement du papier un peu usé à l’intersection de deux lais. Elle fait la même chose deux mètres plus loin. Quand elle se rend compte de ce qu’elle a fait, il est trop tard, le papier est en piteux état. « Faudra bien qu’on le change maintenant. » Puis comme si ce geste l’avait épuisée, elle va s’allonger sur son lit, les jambes repliées sur sa poitrine. Elle se sent un peu nauséeuse et elle a la migraine aussi. Mais elle se sent si lasse qu’elle ne trouve pas l’énergie pour se lever et aller prendre de quoi la soulager dans l’armoire à pharmacie de la salle de bains. Elle n’a pas quitté son téléphone mobile qui se refuse à vibrer. Elle plonge aussitôt dans le sommeil. * « Eh oui, chers amis, Ce n’est pas facile tous les jours, mais je m’accroche et c’est en grande partie grâce à vous. Grâce aux médecins aussi qui m’entourent et me rassurent. Aujourd’hui, j’ai réussi à sortir faire quelques pas. Je sais que j’ai une tête à faire peur mais tant pis, j’avais trop besoin de sentir le vent sur mon visage ! J’ai même envisagé de prendre le tram pour aller en ville mais j’ai dû renoncer ; trop fatiguée. À chaque jour suffit sa peine ! Et puis demain, j’ai une nouvelle séance, la septième, alors vaut mieux que je garde mon peu de forces. Je vais essayer de regarder la télévision quelques minutes avant de me coucher. Je ne vais sans doute pas dîner, je n’ai pas envie de me préparer à manger. Ce n’est pas bien mais que faire ? Je suis seule… Allons, ne cédons pas au découragement ! Rappelez-vous que vos messages de soutien sont ma bouffée d’oxygène (sans jeu de mots !) et que sans vous je ne serais sans doute déjà plus là… Salut à tous, et pensez à moi, votre petite sœur de la Toile ! » * Jacques Costay fait rouler ses épaules en arrière et essaie de détendre sa nuque ankylosée. La journée se termine, les employés sont tous partis. Les gardiens de nuit sont à leur poste. Certains résultats l’inquiètent un peu. Des réticences ont été émises. La prochaine étape sera, il le craint, celle des mises en garde. Et finalement celle de l’interdiction de mise sur le marché. On n’en est pas encore là, bien sûr, mais il sait dans quel monde frileux on vit. Il a envie de rentrer chez lui mais il préfère se replonger dans les statistiques qui lui sont parvenues en début d’après-midi. Les chiffres sont assez explicites. Pourtant, rien pour l’instant ne relie catégoriquement les symptômes observés à l’administration du produit. Et, Dieu merci, ceci n’est pas près d’arriver ! En effet, il faut plusieurs mois, voire plusieurs années, pour que les doutes se transforment en certitude. Et en attendant, il aura eu le temps de prendre les dispositions qui s’imposent. Avec un rictus, Costay masse ses yeux brûlants. Il se sent si fatigué, il ferait mieux d’y aller à présent. Caroline Costay aime qu’il rentre un peu plus tôt le vendredi soir. Pourtant, Costay reste assis sur son large fauteuil pivotant. Il repense à la discussion qu’il a eue avec son distributeur et ami, Paul Aundrin. Ce dernier est passé tout à l’heure et a fait part de ses inquiétudes : — Écoute, Jacques, il vaut mieux être prudent et cesser la commercialisation. — Pas question ! Tout est lancé, on a d’excellents débouchés et aucune raison de paniquer ! — Aucune, tu crois ? ironise Paul en faisant les cent pas dans le bureau moquetté. Au-delà des clôtures d’enceinte, un flot continu de voitures se pressent sur le périphérique, leurs lumières jaunes trouant le crépuscule. — Et ces stat’ qui sont arrivées aujourd’hui ? insiste Aundrin. Costay se lève et va se planter dos à la fenêtre, les poings sur les hanches. L’éclat intermittent des phares de voitures et poids lourds l’éclaire comme s’il était sur scène. En martelant chaque mot, il interroge : — Mais au fait, comment as-tu eu accès à ces données ? Elles ne relèvent pas de tes compétences, à ce que je sache ! Il a prononcé ces mots avec un ton méprisant qui ne reflète pas le respect qu’il a pour son fidèle collaborateur. Mais l’inquiétude transparaît dans sa voix soudain cassante. — En effet, rétorque l’autre sans se départir de son calme, mais il se trouve que je protège mes intérêts, figure-toi, et les comptes rendus de l’AFFSAPS m’ont inquiété. Costay se rassoit et se prend la tête à deux mains. Il inspire profondément avant de s’adresser à Paul, resté debout : — Écoute, Paul, je comprends tes réticences, mais tu sais aussi bien que moi que lorsqu’on lance un nouveau produit, on trouve toujours sur la route une armée de spécialistes pour appeler bruyamment à la prudence. Et puis, ajoute-t-il avec un froncement de sourcils, on ne peut pas se permettre actuellement de faire la fine bouche ! — « La fine bouche ! » manque s’étrangler son collaborateur, mais c’est d’êtres humains que l’on parle là ! — Oui, oui, fait Costay en levant une main apaisante, je sais que nous avons des responsabilités, mais, fait-il, en se redressant, n’oublie pas que la situation économique est difficile, la crise nous guette tous ! — Il n’empêche, martèle Paul, en venant plaquer ses deux paumes sur le bureau de Costay, tant que l’on n’aura pas eu tous les résultats sur les effets secondaires potentiels, on doit arrêter la production !
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