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La scène s’arrête. L’Émissaire était sur le point de dire quelque chose, mais sa bouche reste figée en pleine phrase.
Phoe apparaît devant moi. Elle semble avoir fait le mouvement des doigts.
— Ce que tu as entendu n’est pas le pire, dit-elle en fronçant les sourcils. Je voulais simplement faire une pause, car ton activité neurale m’inquiète.
— Ah bon ? C’est la chimie de mon cerveau qui t’inquiète ?
Ma voix résonne dans la cathédrale virtuelle. Faisant quelques pas en direction de la scène en marbre, je pointe la créature ailée du doigt.
— Ne devrais-tu pas être inquiétée par ceci ?
— Évidemment, tout m’inquiète, dit Phoe en plissant encore plus le front. C’est juste que leur conversation a déjà eu lieu et que rien ne peut être fait à ce sujet, alors que je peux ajuster ton bien-être en révélant lentement cette information choquante.
— Tu t’es assez inquiétée pour moi, dis-je en sautant sur la plate-forme.
En marchant vers la créature ailée, je demande :
— Qui est cette chose ?
De près, les détails de sa musculature impressionnante deviennent apparents : il pourrait facilement mettre une sculpture grecque mal à l’aise.
La réponse de Phoe est à peine audible.
— Je ne sais pas qui c’est, ou ce que c’est.
— Comment ça, tu ne le sais pas ? Ne sais-tu pas tout d’habitude ?
Je m’éloigne de la silhouette figée comme si l’aveu d’ignorance de Phoe risquait de la ramener à la vie.
— Et pourtant je n’en ai aucune idée, dit-elle en baissant la tête. Je peux t’assurer que pourtant j’ai essayé.
— D’accord, dis-je lentement. Si je devais deviner, je dirais qu’il s’agit d’une IA... comme toi.
Je me souviens de son apparence divine lorsqu’elle avait obtenu les ressources du jeu IRES.
— Je ne sais pas trop.
Elle croise les bras et se frotte lentement les épaules.
— Eh bien, envisage les choses de manière logique, dis-je en ne tenant pas compte de son malaise. D’après ce que tu sais, existe-t-il des Jeunes, des Adultes, ou des Aïeuls possédant les mêmes capacités que toi ?
Elle secoue la tête comme je m’y attendais.
J’essaie de capter son regard.
— Une IA n’est-elle donc pas la seule possibilité qui reste ?
Phoe évite mon regard.
— Je ne sais pas. Ma mémoire n’est pas parfaite. Elle sera très loin d’être parfaite tant que je n’aurais pas mes capacités informatiques, mais d’après ce que je sais, aucune autre IA que moi ne devait faire partie de ce voyage.
— Alors est-ce que cela pourrait être toi ? Un autre aspect de toi qui a obtenu des ressources et une conscience à un certain moment, comme tu l’as fait, puis qui se serait développé indépendamment ?
Un mélange d’émotions passe sur son visage quand elle se retourne pour regarder Jeremiah.
— Je ne crois pas que ce soit possible, dit-elle en observant le vieil homme. De plus, il y a des preuves contre cette idée.
— Tu n’as pas l’air très sûre de toi, réponds-je mentalement, en partie pour moi, mais surtout pour elle.
Elle ne réagit pas, alors je dis à voix haute :
— Ne peux-tu pas utiliser tes capacités dans le piratage informatique pour le découvrir ?
Phoe se tourne vers moi.
— Cette cathédrale se situe dans une sorte de DMZ. Cela m’a coûté beaucoup d’efforts d’y entrer. J’ai eu de la chance d’y arriver. Mais quand j’ai essayé d’identifier son origine – elle désigne l’Émissaire – peu importe mes efforts, je n’ai pas réussi. J’ai atteint un pare-feu impénétrable qui m’a empêché d’accéder à une grande partie des ressources informatiques. Et je ne veux pas dire que je ne peux simplement pas les utiliser. Je ne peux même pas imaginer ce qui s’y trouve. Et il vit clairement dans cette région inatteignable.
— Qu’est-ce qu’une DMZ ? Et un pare-feu ?
— Une zone démilitarisée – abrégé en anglais en DMZ – est un ancien terme informatique, dit Phoe. Tu peux le voir comme une couche sécurisée contre le piratage qui se situe entre des systèmes qui ne sont pas sécurisés et des systèmes qui sont lourdement sécurisés. Un pare-feu est une autre mesure de sécurité, entre la DMZ et ce que tu essaies de pirater. C’est le pare-feu qui me surprend, mais rien de tout cela ne devrait être au centre de notre conversation. Je pense que nous devrions parler du bazar dans lequel nous nous sommes mis.
Je hoche la tête en laissant tomber le mystère de l’identité de l’Émissaire pour l’instant afin de me concentrer sur la signification de sa conversation avec Jeremiah.
Hier, Fiona, une des Aïeules, a convoqué une réunion du Conseil pour objecter contre la méthode d’interrogatoire que Jeremiah avait utilisée sur moi : la torture. La réunion avait eu lieu, mais elle n’avait pas vraiment changé quoi que ce soit. Le Conseil avait décidé de permettre à Jeremiah de faire ce qu’il voulait.
Une fois que j’avais vaincu le jeu IRES et que Phoe avait obtenu les ressources dont elle avait besoin, elle avait pu faire oublier à tout le monde que j’avais eu des ennuis, ce qui signifie que Jeremiah ne peut plus se souvenir de cette réunion devant déterminer s’il était acceptable ou non de torturer Theo. Malheureusement pour nous, il semblerait que cet Émissaire ait été informé de la tenue de cette maudite réunion. L’Émissaire sait ainsi qu’un oubli a eu lieu.
— Oui, ton analyse correspond à la mienne, dit Phoe sous la forme d’une voix dans ma tête. Et avant que tu poses la question suivante, laisse-moi te montrer ceci.
Phoe bouge les doigts et la conversation entre Jeremiah et l’Émissaire accélère. Leurs lèvres bougent comme des feuilles dans une tornade et leurs voix sont haut perchées. L’effet serait comique sans les bribes de conversation que je parviens à comprendre. Il s’agit d’une information qui confirme ce que j’avais déjà déduit. Ils savent que le cerveau de Jeremiah a été manipulé d’une façon ou d’une autre, ce qui devrait être impossible étant donné son rôle de Gardien de l’information.
Phoe remet l’enregistrement en vitesse normale au moment où Jeremiah demande :
— Pouvez-vous défaire l’oubli ? Rendre ce que j’ai perdu ?
— Non, répond l’Émissaire, d’une voix mélodieuse, mais sombre. Je ne peux pas retrouver tes souvenirs, mais nous pouvons te surveiller, toi et le Conseil à partir de maintenant. Si on te fait encore une fois oublier, je devrais pouvoir apprendre qui se cache derrière cette atrocité.
Phoe claque encore une fois des doigts et la scène se met en pause.
Je pousse le soupir que je retenais. Ce qu’a dit l’Émissaire au sujet de défaire un oubli est une question qui m’angoissait au plus haut point.
— Voilà un élément qui prouve que cet Émissaire n’est pas moi, à supposer que tu avais encore besoin d’être rassuré sur ce point, dit Phoe. Je peux défaire un oubli, si je le veux.
— Eh bien, il se peut qu’il mente, dis-je avant de m’arrêter. Non, il n’a pas de bonne raison de mentir à ce sujet.
J’inspire avant de poursuivre :
— Je suis ravi que ce ne soit pas toi. S’il était toi et s’il pouvait défaire l’oubli, ce serait un désastre. Je veux dire que si Jeremiah se souvenait de ce qui est arrivé, les gardes seraient en route pour m’arrêter pendant que nous parlons.
— Non, intervient Phoe en se frottant la gorge de la paume de sa main. Les gardes ne sont pas en route pour t’arrêter...
Je lui jette un regard interrogateur alors qu’elle refait un geste des doigts.
La scène accélère encore une fois, puis elle ralentit lorsque l’Émissaire dit :
— La logique voudrait que tu commences ton enquête à partir du dernier oubli.
Il fronce le nez.
— Le cas malheureux de ce Jeune aliéné, Mason.
Sans même avoir conscience de ce que je fais, ma main se dirige tout droit vers le visage de l’Émissaire, mais je ne touche rien. À la place, mon poing traverse son visage. J’aurais dû le deviner, puisque je me trouve à l’intérieur d’un enregistrement.
Phoe met la conversation en pause.
— Je ne t’en veux pas d’avoir essayé de le frapper, dit-elle. Si je pouvais donner un coup de poing à ce connard ailé, je le ferais.
J’inspire plusieurs fois pour me calmer avant de dire :
— S’ils enquêtent sur Mason, cela les conduira à moi.
Les yeux bleus de Phoe sont des océans d’inquiétude.
— Oui. Et puis il y a ça.
Elle fait avance rapide sur la conversation jusqu’à ce que Jeremiah dise :
— J’aimerais disposer du filtre de vérité pour cette enquête.
Phoe remet l’enregistrement en pause et intervient.
— Au cas où tu l’aurais raté, le filtre de vérité est ce que l’Émissaire a utilisé plus tôt pour que Jeremiah réponde à ses questions. Je pense qu’il s’agit d’une sorte d’algorithme neural détectant les mensonges.
Elle poursuit l’enregistrement.
L’Émissaire adopte un air pensif, avant de dire d’un air déterminé :
— D’accord. Fiona et toi disposerez du filtre de vérité pour la durée de cette enquête.
— Fiona ? demande Jeremiah d’un ton agité.
— Oui, répond l’Émissaire en examinant attentivement Jeremiah.
Celui-ci serre la mâchoire.
— Mais elle est la raison pour laquelle j’ai demandé le filtre de vérité. Elle est précisément celle que j’aimerais interroger en premier.
— C’est totalement hors de question, dit l’Émissaire, d’une voix si forte qu’elle vibre dans mon ventre. Je ne te permettrai pas de transformer ce bourbier en plate-forme pour vos petites querelles politiques.
Il secoue l’index en direction de Jeremiah.
— Fiona est une conseillère très compétente et si quelque chose devait t’arriver – le ton de l’Émissaire est menaçant – elle te succéderait pour le rôle de Gardien.
Pendant un instant, Jeremiah a l’air frappé par la foudre. Il semble hésiter à répondre. Sa crainte ou son respect ont gagné, car il dit :
— Je comprends, Émissaire. L’honorable Fiona et moi prendrons votre don et nous enquêterons.
Pour la première fois depuis la mention du problème de l’oubli, l’Émissaire semble satisfait. Je suppose qu’en associant Jeremiah avec Fiona, il lui faisait passer une sorte de test, et Jeremiah a réussi.
Quand il se remet à parler, la voix de l’Émissaire est une mélodie plus calme.
— Tu commenceras par les complices de Mason, puis tu remonteras jusqu’aux Instructeurs. Si le filtre doit être utilisé sur un des Aïeuls, je veux être mis au courant d’abord.
— Comme vous voudrez, dit Jeremiah, et sa bouche se fige.
Je regarde Phoe qui a refait un geste des doigts.
Même si je m’étais attendu à ce que l’Émissaire dise quelque chose de ce genre, c’est maintenant officiel. Je suis un des complices de Mason.
Phoe et moi restons silencieux. Puis elle me regarde dans les yeux et dit :
— Nous en avons terminé ici. Retournons dans le vrai monde.
J’ouvre la bouche pour me lancer dans un torrent d’objections, mais Phoe ne se trouve plus dans la pièce.
Je jette un dernier regard à la mystérieuse IA, ou quoi que ce soit, et je fais un signe pour quitter la réalité virtuelle, montrant un majeur à Jeremiah et l’autre à la créature ailée.
Le tunnel blanc me refait tournoyer jusqu’à mon repaire et je répète le geste. Un nouveau tourbillon blanc plus tard et je suis couché sur mon lit dans le monde réel.
Phoe se tient toujours au-dessus de moi. Quand elle me voit ouvrir les yeux, elle soupire profondément et une expression distante apparaît sur son visage.
— Donc, dis-je en brisant le silence, ils vont enquêter sur moi en utilisant ce filtre de vérité.
— Très probablement, oui, dit Phoe, mais elle semble préoccupée par autre chose. Jeremiah vient de réunir le Conseil pour discuter, alors je suggère que nous attendions la fin de cette rencontre avant de décider quoi faire.
— Mais...
— Je suis sérieuse. Nous devons connaître toutes les variables.
Je fronce les sourcils.
— Et tu peux espionner leur réunion ? N’est-ce pas risqué, étant donné la situation avec l’Émissaire ?
— Tant que je reste en dehors de leurs esprits, je ne devrais pas être repérée. Je l’espère.
— Je suppose que le risque en vaut la peine, dis-je en me levant du lit. Nous devons savoir quelle tournure cela va prendre.
— Exactement.
Elle paraît à nouveau perdue dans ses pensées.
— Cela aura lieu dans vingt minutes environ. Nous pouvons attendre.
— D’accord, réponds-je mentalement. En attendant, je crois que j’ai besoin de prendre l’air.
— Bonne idée, dit Phoe en se dirigeant vers la porte.
Nous sommes tous les deux plutôt silencieux en sortant du dortoir.
Quand nous arrivons à l’extérieur, le lever du soleil nous accueille.
— C’est magnifique, n’est-ce pas ? demande Phoe.
Je ne sais pas si elle parle du lever de soleil ou de la façon dont les rayons sont réfléchis sur la rosée dans l’herbe, mais elle a raison. Cela fait une éternité que je ne me suis pas levé si tôt, et je suppose que je ratais quelque chose. Même en sachant que le soleil n’est pas réel, que nous nous trouvons dans l’espace entouré d’étoiles, cela n’enlève rien à sa beauté.
Je longe l’allée verte et je remarque des Jeunes déjà éveillés. À ma droite, quelques garçons méditent. À ma gauche, deux filles font du yoga.
Quand je passe un coin, me dirigeant vers le terrain de foot, un Jeune se met en travers de mon chemin. Je suis tellement perdu dans mes pensées qu’il me faut un moment pour me rendre compte qu’il s’agit d’Owen. Que peut-il bien faire debout à cette heure déraisonnable ? Je ne crois pas qu’il se soit levé pour méditer.
Quand il voit que je l’ai remarqué, il marche vers moi.
N’étant pas d’humeur à supporter ses manigances, j’essaie de le dépasser en faisant un pas vers la droite.
Il fait un pas vers sa gauche, me bloquant à nouveau la route.
Je fais automatiquement un pas vers la gauche.
Cette fois, il se dirige vers sa droite. Il essaie clairement de me couper la route.
Je m’arrête et je dis :
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Oh, je ne t’avais même pas vu, Question-Odore, dit Owen de son ton de hyène. Si tu veux danser, pourquoi ne pas me le demander ?
— Je ne suis pas d’humeur à tes conneries.
L’intensité de ma voix ainsi que le fait que je brise volontairement les règles de vulgarité font légèrement reculer Owen.
Malheureusement, il se remet très vite et dit :
— Eh bien, j’ai envie de discuter.
Il regarde autour de lui pour s’assurer que personne ne peut l’entendre, voit que nous sommes seuls, et ajoute doucement :
— Alors qu’est-ce qu’on en a à foutre de ce que tu veux ?
— Je vais te donner deux secondes pour sortir de mon chemin, dis-je aussi calmement que possible étant donné la tension de la matinée. Une.
— Theo, ne fais pas ça, chuchote Phoe.
— Je t’emmerde, répond Owen en gonflant le torse, ressemblant ainsi à un étrange hybride hyène-paon.
Mauvaise réponse, me dis-je et sans un mot, je fais quelque chose que je n’ai fait qu’une seule fois dans la simulation IRES.
Je forme un poing et je frappe Owen à la mâchoire.