— Je suis certaine qu’il n’a l’intention de faire du skate qu’avec un de ses robots-avatars, répond-elle calmement. Mon autre fil de pensée voit son corps préféré marcher jusqu’ici.
Je vérifie les caméras de sécurité du musée et je confirme que l’un des ‘corps’ d’Alan marche effectivement dans notre direction. Évoquant davantage un squelette de Terminator qu’un être humain, ce modèle possède des capteurs visuels, auditifs, du goût, de l’odorat et du toucher qui passent pour leurs équivalents humains. Mais contrairement à un corps humain, il nous permet également de sentir les champs électriques et magnétiques, de faire de l’écholocalisation, de détecter les changements d’humidité de l’air et quelques autres choses que je n’ai pas encore essayées.
Sur un coup de tête, je crée une autre instance de moi-même, prenant possession de l’un des corps de robot que j’ai laissés en attente et je le fais marcher vers l’avatar métallique d’Alan.
Incorporer ce genre d’équipement me donne toujours une impression bizarre, bien plus que lorsque j’opère des avatars dans un environnement virtuel. C’est en partie parce que j’ai des centaines de copies virtuelles de moi en même temps, alors que je n’ai que rarement besoin d’un corps de robot physique pour le travail ou les loisirs. Malgré tout, pour ma conscience étendue, le corps du robot est assez pratique, et ses sens sont étonnamment réalistes. Être dans ce corps soutient vraiment l’idée qu’Ada essaie de vendre à tout le monde depuis des lustres : que le corps humain est une machine, tout comme ce robot, sauf qu’il est fait de viande.
— Peux-tu me laisser utiliser ton skateboard ? demande mon instance robotique à celle d’Alan.
Ma voix synthétique est presque indiscernable de celle d’un humain.
— Bien sûr, papa.
Pour compléter ces mots, le visage métallique de l’avatar d’Alan essaie de me sourire, ce qui reste effrayant sur ce modèle particulier.
— Mais moi d’abord.
— Hé, c’est ton anniversaire.
Je fais faire un clin d’œil à mon robot.
— J’ai trouvé ça pour le petit guerrier, dit Gogi en sortant une boîte.
Si les robots qui viennent d’arriver mettent Gogi mal à l’aise, il ne le montre pas, contrairement à oncle Abe, qui est blanc comme un linge.
Pendant que son corps de robot part sur le skateboard, la minuscule version humaine d’Alan arrache le papier du cadeau de Gogi avec un enthousiasme approprié pour son âge. Sans surprise, le cadeau de Gogi est une paire de petits gants de boxe, encore un commentaire pas très subtil sur le fait qu’Alan devrait commencer à s’entraîner à l’autodéfense dans le monde réel. Dans le monde virtuel, le gosse écrase déjà Gogi, et je parie que si Gogi pouvait contrôler un robot, ce qu’il ne peut pas, Alan le battrait aussi de cette façon.
Ada fronce les sourcils en voyant le cadeau. J’attrape sa petite main dans la mienne et je serre doucement en disant en privé :
— Si Alan apprend à boxer, il sera plus en sécurité.
Elle ne semble pas apaisée, mais elle ne dit rien.
Joe s’éclaircit la gorge, indiquant qu’il doit lui aussi avoir quelque chose pour notre fils.
Le froncement de sourcils d’Ada s’accentue. Malgré les améliorations récentes de Joe dans ses affaires et son tempérament, elle n’est pas encore sa plus grande fan.
— Tiens, dit-il à Alan. J’espère que ça t’ira.
Alan déballe le cadeau de Joe avec encore plus d’enthousiasme que celui de Gogi, mais lorsqu’il regarde à l’intérieur, tout son corps semble s’affaisser. Avec une excitation que je reconnais clairement comme étant fausse, il dit :
— Un gilet pare-balles, waouh. Merci, oncle Joe.
Dans notre réalité virtuelle privée, Ada et moi échangeons un regard appuyé, et je dis secrètement :
— Tu sais, cela aurait pu être pire, comme un couteau.
Contrairement à son père, Joe possède le système plus avancé de Niveau II des cerveaucytes, qui donne une plus grande variété de fonctionnalités à son utilisateur, y compris un boost cérébral modeste. Le Niveau II est un avantage en nature pour tous les employés d’Humain++, et en tant que chef de la sécurité, Joe a été l’un des premiers à l’adopter.
Le boost cérébral de Niveau II a eu un effet intéressant sur mon cousin. Il semble désormais posséder une conscience, bien que rudimentaire. Il y a plusieurs théories pouvant en expliquer la cause, et toutes partent de l’idée qu’il n’avait pas de conscience avant. Mitya pense que Joe s’adoucit avec l’âge, mais nous pensons tous que c’est n’importe quoi, car ‘l’adoucissement’ a eu lieu au cours des quatre dernières années. Je pense que le fait de devenir plus intelligent fait comprendre que la violence n’est parfois pas la meilleure solution, mais mes amis pensent que cette explication est trop simpliste, car de nombreuses personnes intelligentes ont commis des violences.
Ada juge que c’est l’ancienne méthodologie du boost cérébral des cerveaucytes qui est à l’origine des changements de Joe, car nous employons toujours la vieille méthode pour le Niveau II. Les vieux boosts utilisent des régions simulées du cerveau afin d’augmenter la puissance cérébrale, ce qui signifie que Joe reçoit plus de cerveau ne faisant pas partie de son cerveau d’origine et que d’une façon ou d’une autre, il gagne ainsi en empathie ou quoi que ce soit dont il manquait avant. Si elle a raison, il faudrait que nous fassions attention à la façon dont nous donnerons l’accès à Joe au Niveau I, si nous le faisons un jour, car cela utilise la méthode nouvelle.
Par nécessité, les capacités des cerveaucytes du Niveau I sont toujours disponibles uniquement pour les quatre membres d’origine du Club des cerveaucytes, plus mon fils. Ce n’est pas parce que nous essayons d’accumuler le pouvoir. Nous voulons que tout le monde puisse devenir Niveau I un jour, c’est juste qu’il y a un goulot d’étranglement concernant les ressources informatiques.
Les boosts cérébraux de Niveau I sont différents grâce aux avancées dans la technologie des scans du cerveau. Nous laissons les cerveaucytes existants scanner notre cerveau biologique très en détail. Puis, lorsque nous construisons des modèles informatiques pour les zones cérébrales supplémentaires, nous les basons sur les scans des circuits de notre cerveau. Cette nouvelle et meilleure méthode d’amélioration diminue les effets secondaires négatifs dont les gens du Niveau II font l’expérience, comme les moments divinatoires. La nouvelle méthode diminue également la période d’ajustement au boost, la faisant passer à quelques heures au lieu de plusieurs jours. Mais elle est informatiquement beaucoup plus difficile à accomplir, et nous ne pouvons pas encore la donner à tout le monde.
En outre, les scans du cerveau nous donnent des sauvegardes au cas où il arriverait quelque chose aux tissus fragiles, comme un AVC ou un coup sur la tête. Mitya est devenu obsédé par ce domaine de recherche et il a déjà une sauvegarde de tout son cerveau biologique. C’est son obsession qui est à l’origine des protocoles assurant que notre prodigieuse puissance cérébrale non biologique soit sauvegardée de façon régulière. Je crois qu’il perd son temps à s’inquiéter autant pour son cerveau de viande, comme l’appelle Ada. Notre puissance cérébrale biologique deviendra bientôt une minuscule partie de ce que nous sommes, si petite qu’elle pourrait ne pas nous manquer si nous la perdions soudain.
— Tu recommences à faire trop de choses à la fois.
La plainte d’Ada me sort de mes pensées.
— Non.
Ma réponse est trop défensive et j’inspire afin de me contempler. Ada essaie de me faire vivre davantage dans l’instant. Elle s’inquiète que je ne passe pas assez de bon temps avec elle et Alan. Je n’aime pas penser être le type de père et de mari qui a besoin de rappels de ce genre, même s’ils sont parfois nécessaires.
— Je code simplement la nouvelle application dont nous avons parlé – le côté défensif a complètement disparu de mon discours mental –, je teste notre cadeau-surprise, je lis les e-mails du travail et je fais une séance de psychothérapie avec Einstein. Cette dernière, c’est toi qui l’as suggérée.
Utiliser Einstein comme psy est un nouveau service que nous sommes sur le point de proposer aux utilisateurs mondiaux des cerveaucytes. Cela fera partie de notre modèle gratuit et nous avons l’intention d’apporter beaucoup de bien dans le monde, car cette thérapie a été cruciale pour réduire mes cauchemars et soulager mon stress post-traumatique.
Ada semble assez apaisée et nous regardons avec complicité Alan ouvrir un cadeau de JC qui s’avère être un yo-yo. Alan semble l’apprécier et il se met tout de suite à faire des tours avec.
— C’est bientôt à nous, dit Ada avec un clin d’œil. Il faut peut-être que tu réduises un peu ta charge de travail. Quelle qu’en soit la raison, tu sembles un peu distant.
Ada affirme qu’être multitâche réduit un peu l’attention que l’on porte à chaque activité. Comme c’est elle qui a conçu le système, cela doit être vrai. Cependant, de mon côté, je me sens rarement distrait. Cela fait quelques années que je n’ai plus l’impression de faire plusieurs choses à la fois.
De toute façon, le terme multitâche ne correspond pas bien à ce que nous savons faire. Le moi qui parle avec Einstein dans la salle de thérapie virtuelle, n’est pas le même que le moi qui regarde l’anniversaire d’Alan. C’est comme si j’existais à différents endroits en même temps, mais que j’ai ensuite le souvenir de tous ces morceaux de moi-même. Bien sûr, rationnellement, je sais que chacune des instances de moi-même utilise des ressources informatiques dédiées et que si ces ressources sont surchargées, il arrivera quelque chose à toutes les instances de moi. Cela pourrait facilement ressembler à un air distrait pour un observateur extérieur.
— N’as-tu pas conçu le système de façon à empêcher un fil de pensée d’être créé pendant une surcharge de ressources ? m’enquis-je.
— Si, je l’ai fait, mais une fois que tes ressources te sont allouées, elles ne sont jamais retirées. Si tu commences à faire plus de choses avec tes ressources, tu peux devenir distrait.
J’arrête certaines de mes tâches. Je sais qu’il vaut mieux ne pas argumenter avec Ada au sujet de la technologie des cerveaucytes. Elle reste l’experte mondiale, alors si elle dit que le multitâche rend distant, c’est sûrement vrai, même si je ressens le contraire.
— Faisons passer Mitya ensuite, dis-je en paraissant aussi alerte que possible. Nous voulons terminer la séance de cadeaux en beauté.
— Tu veux dire que tu veux faire ton intéressant ?
Son avatar privé, celui qui ressemble à un panda punk, sourit.
— Peut-être.
Je me rends compte que ma liste d’activités de tout à l’heure n’a pas inclus le skateboard avec Alan, ce qui est un signe que je suis vraiment distrait en ce moment.
— Toi aussi, tu es fière de ton travail. Tu peux l’admettre.
Un sourire atteint les yeux ambrés d’Ada dans le monde réel et je vois qu’il lui tarde de voir la réaction de notre fils à notre surprise.
— Mon cadeau est quelque chose que tout le monde pourrait apprécier, dit Mitya et nous nous tournons vers lui. J’ai conclu un marché entre Humain++ et Disney. Les gens de chez Disney vont construire un énorme parc virtuel que les utilisateurs de cerveaucytes pourront visiter en réalité virtuelle, sans avoir besoin de prendre l’avion jusqu’à Orlando. Ceci – un immense ticket d’or vole jusqu’à Alan dans l’environnement partagé de réalité virtuelle – fait partie de ce marché. Alan possède un accès VIP au parc… à vie.
Maintenant que la plus grande partie de la population humaine possède des cerveaucytes dans la tête, de nombreuses entreprises ont choisi de créer des applications et des expériences sur mesure pour les cerveaucytes, alors le fait que Disney saute sur l’opportunité ne surprend personne. Malgré tout, Alan semble surexcité à l’idée de voir ce que les gens chez Disney vont créer. Je pense qu’il a un intérêt professionnel en tant que créateur de mondes, et il pense sûrement aussi qu’un parc Disney sera amusant.
— On dirait que c’est notre tour.
Ada se lève et je la suis.
— Tu pourras profiter tout de suite de notre cadeau, dis-je à Alan.
Je jette un regard à Mitya en fronçant les sourcils – il savait ce qu’Ada et moi avions préparé pour Alan, pourtant il a choisi un cadeau très similaire au nôtre.
— J’aimerais que tout le monde fasse attention à la réalité virtuelle publique.
Ada me laisse lancer l’application B-Day et le musée autour de nous prend vie.