Réseau neural

Chapitre 2-1

Chapitre Deux

— S dnyom ​​rozhdeniya, Alan, dit oncle Abe à mon fils en levant son verre.

Ma mère lève également son verre avec enthousiasme.

— Joyeux anniversaire ! Quatre ans. Tu es un grand garçon.

Assise entre Gogi et Joe, ma progéniture se tient à côté de son avatar, qu’il a rendu visible seulement pour Ada et moi afin que nous puissions le voir lever les yeux au ciel en toute discrétion.

— Sois gentil avec ta grand-mère.

La version la plus récente de l’application de télépathie permet à Ada de communiquer avec gentillesse, fermeté et une légère touche de reproche en même temps, chose que l’on ne peut pas faire simplement avec la voix. Les émotions transmises par l’application possèdent des nuances qui ne peuvent être comprises et ressenties que par des gens avec des cerveaux améliorés par cerveaucytes.

— Si tu étais vraiment aussi mature que tu le crois, des expressions comme ‘bébé’ ou ‘grand garçon’ ne t’embêteraient pas autant, poursuit-elle.

— Ou ‘gamin’, dis-je en faisant un clin d’œil à Alan. Ou...

— Merci, grand-mère, répond-il sur une chaîne de pensées publique, sans la moindre trace de négativité.

Son message public en Zik affiche une véritable gratitude et du bonheur. Il est effrayant de voir à quel point mon fils peut être bon menteur.

— Tu as raison, bien sûr, maman, ajoute-t-il dans notre chat privé.

La tête de son avatar s’incline très bas et son pied décrit un arc de cercle devant son corps, ce qui m’indique qu’il exagère son acte de contrition.

— Certains mots et expressions déclenchent mon primate intérieur, je travaille là-dessus.

Je regarde mon fils, observant à la fois son visage du monde réel et sa représentation digitale. Si on prend les yeux ambrés d’Ada et que l’on y ajoute le double de scintillement espiègle, on obtient les vrais yeux d’Alan. Si l’on prend mon sourire – spécifiquement, le sourire que j’ai lorsque j’ai fait quelque chose de sournois à une personne qui le méritait vraiment –, on obtient le sourire d’Alan. Le reste de son visage est un mélange de ma femme et de moi avec une légère touche simiesque, comme si nous avions intégré des gènes de singe capucin dans notre descendance. Nous ne l’avons pas fait, même si nous avons la technologie pour cela ou d’autres choses que nous envierait le docteur Moreau… Alan doit être capable de voir le singe dans son propre visage, lui aussi. Autrement, comment expliquer ce commentaire sur son ‘primate intérieur’ ?

Par contraste avec son minuscule corps dans le monde réel, l’avatar digital d’Alan ressemble à un homme de vingt ans qui est très littéralement un mélange d’Ada et moi. Il a créé cet avatar en utilisant un réseau neural qu’il a conçu quelques semaines auparavant, une IA spécialisée dont la seule fonction était de scanner toutes les photos des unités parentales d’Alan afin de produire un visage 3D mélangeant parfaitement nos traits. Il ne s’est cependant pas inspiré de nous pour créer son corps, choisissant à la place quelque chose qu’il avait dû voir sur la couverture d’un magazine… d’où les épaules larges, les abdos saillants et un bronzage précancéreux.

Tout le monde dans la réalité fait teinter les verres et je trinque avec eux.

— Tu sais, pense Mitya dans un message privé, son corps mâchant un sandwich au caviar. C’est fou d’avoir une table remplie de cuisine russe au milieu de tout cela.

Je regarde autour de moi et j’acquiesce. Cette fête ne semble pas à sa place au milieu de l’exposition sur les dinosaures du musée d’histoire naturelle. Quand j’ai loué Une nuit au musée il y a quelques semaines, je ne m’étais pas rendu compte à quel point la location de ce film allait devenir onéreuse. D’un autre côté, à quoi sert-il d’être l’une des personnes les plus riches au monde si l’on ne peut pas louer un musée pour l’anniversaire de son fils ?

— Aimes-tu mon cadeau ? demande Muhomor quand il arrête de faire la grimace comme il le fait après chaque verre de vodka.

Muhomor porte le dernier modèle de son armure contrôlée par les cerveaucytes, qui lui permet de marcher pendant plusieurs jours sans s’arrêter, de courir une centaine de marathons et de battre le record du monde au sprint. S’il le voulait, il pourrait bondir et danser sur le crâne du squelette de dinosaure géant qui se trouve au centre de ce hall énorme. Golan Dahan, notre directeur de Nanotech, pense qu’il nous faudra seulement quelques mois pour réparer la colonne vertébrale de Muhomor – et celle de toute personne en ayant besoin.

— Qui n’aime pas lire des informations sur les blockchains ?

L’avatar privé d’Alan lève encore une fois les yeux au ciel.

— J’ai toujours voulu savoir comment fonctionnent les bitcoins avec autant de précision que possible.

Ada et moi sommes les seuls à détecter le sarcasme de la voix réelle d’Alan. Muhomor prend ses paroles au premier degré et il sourit comme s’il avait réussi à pirater encore une autre banque. Ada et moi échangeons un regard et décidons que puisque nous aussi nous levons les yeux au ciel lors de la plupart des affirmations de Muhomor, nous ne devrions pas punir Alan pour cette impertinence. Après tout, il a appris ce comportement auprès de nous.

— Je veux juste m’assurer que ce ‘cadeau’ ne contienne pas des idées sur la façon de pirater les fonctions cryptographiques des bitcoins.

Muhomor s’étrangle presque avec sa brochette d’agneau en voyant le sourire entendu d’Ada.

— J’espère que nous sommes tous d’accord pour dire qu’une telle chose ne serait pas un cadeau approprié pour un enfant de quatre ans ?

Alan semble soudain beaucoup plus intéressé par son cadeau. Muhomor fait un geste précipité et le cadeau virtuel se modifie, le nouveau étant beaucoup plus petit.

J’envisage de faire examiner le cadeau en détail par une des myriades d’instances parallèles de moi-même, avant d’abandonner l’idée. À la place, je dis mentalement à Ada :

— Si Alan décidait de s’intéresser aux bitcoins, ce serait très facile de toute façon.

Alan a reçu des cerveaucytes dès sa naissance, longtemps avant que les lois américaines établissent l’âge minimum d’éligibilité aux cerveaucytes à dix-huit ans. Nos lobbyistes onéreux travaillent sur l’annulation de ces lois, ainsi que toute autre forme de législation contre nos produits. Alan a également reçu les respirocytes en même temps que nous. La seule chose que nous ne lui avons pas donnée, car elle est encore en développement, ce sont les serveurs osseux. C’est le nom que Dahan a donné au bêta produit qui nous permet d’avoir des os plus forts pouvant servir de ressource informatique si nécessaire.

Dans tous les cas, en ce qui concerne les améliorations du cerveau, Alan en a eu autant que les autres membres du Club des cerveaucytes, c’est-à-dire beaucoup. Il a également été le premier humain à avoir une carte complète du connectome de son cerveau dans un substrat digital, bien que nous ayons tous suivi juste après. Comme pour nous, les parties digitales de son cerveau dans le cloud dépassent de très loin ses maigres parties biologiques. Son esprit est distribué sur des serveurs perfectionnés que seuls les cerveaux améliorés auraient pu développer en si peu de temps.

Il en résulte qu’Alan a intellectuellement autant en commun avec un enfant de quatre ans typique que nous avec un être humain lambda sans amélioration. Alan savait parler le Zik quand il n’avait que quelques mois. Il a récemment terminé sa thèse de doctorat en informatique et il a l’intention d’étudier d’autres domaines. S’il voulait s’intéresser au piratage, il serait effrayant, mais je ne crois pas que cette activité soit assez stimulante pour lui.

— Il ne prendra pas la peine de faire quelque chose d’aussi banal que le piratage, dit Ada en faisant écho à mes propres pensées. Il s’occupe avec des projets plus intéressants.

C’est vrai. Le défi intellectuel d’Alan en ce moment concerne les environnements de jeux vidéo utilisant la réalité virtuelle – ou, comme il aime les appeler, des simulations du monde. Je crois qu’il a commencé à s’y intéresser quand il a appris que j’utilisais la réalité virtuelle pour m’aider à supporter des symptômes de type syndrome post-traumatique. Il a maintenant créé tout un monde virtuel dans lequel M. Spock et les autres rats améliorés peuvent se promener. Ce monde est un nirvana pour rats et M. Spock et ses proches y passent désormais la majeure partie de leur temps. En fait, le Monde des Rats est l’endroit où ils se trouvent virtuellement en ce moment, bien que leurs corps biologiques soient à la maison. Être stimulé de cette façon aide à augmenter l’espérance de vie des rats, tout comme les nanocytes avec lesquels nous faisons des expériences et que nous finirons par utiliser pour tripler l’espérance de vie humaine. La partie la plus intéressante du monde des rats, toutefois, c’est qu’Alan l’a peuplée de rats virtuels avec des cerveaux imités de façon si détaillée que les créatures qui en résultent sont de véritables rats, si on prend tout en compte. Sauf si vous voulez philosopher à ce sujet, ce qui est le cas d’Alan. Quand j’ai parcouru le monde des rats et que j’ai vu des multitudes de ses créations, il n’était pas difficile d’imaginer mon fils grandir pour créer des univers entiers, comme une divinité autoproclamée.

— Il n’a pas non plus la motivation financière pour pirater les bitcoins, dis-je lorsqu’Ada me regarde, dans l’expectative.

— Exactement.

Ada et moi avons mis en place un fonds fiduciaire de plusieurs milliards de dollars pour Alan l’année dernière. Son argent de poche mensuel se chiffre en millions. Cependant, il n’aura pas besoin de nos fonds pendant longtemps, car ses nombreuses entreprises afficheront bientôt des bénéfices. Ce gosse possède plus de brevets que Thomas Edison.

— Si c’est l’heure des cadeaux, j’ai quelque chose pour notre petit lapin, dit ma mère.

Je remarque que JC, son nouveau mari, touche son coude pour l’avertir. Il comprend Alan mieux qu’elle.

— Tiens, dit-elle en attrapant une boîte sous sa chaise et en la sortant avec aplomb. C’est de la part de tes grands-parents.

Ma mère insiste pour qu’Alan considère JC comme son grand-père, mais Alan insiste pour appeler JC par ses initiales, comme tout le monde. C’est en partie parce qu’Alan supplante JC dans la hiérarchie de l’entreprise Humain++. JC gère toujours Techno, qui n’est plus qu’une petite partie d’une société géante que Mitya, Ada et moi avons formé ensemble, tandis qu’Alan est un actionnaire principal de cette société.

— C’est un pull tricoté, dit Alan dans le monde réel sans la moindre trace de déception que même moi je ressens à sa place. Merci.

Il s’approche de ma mère et l’embrasse sur la joue. Elle fond immédiatement en une flaque de contentement. J’espère vraiment qu’il ne deviendra jamais malveillant, car ce geste aurait fait la fierté de Machiavel.

— C’est mon tour.

Oncle Abe sort un paquet emballé qui est manifestement un skateboard.

— Et voilà. C’est pour que tu puisses jouer davantage dehors.

Contrairement au reste de la famille, oncle Abe n’a pas rejoint la nouvelle multinationale Humain++ et il a refusé les versions avancées des cerveaucytes. Il a fallu le convaincre longtemps pour lui faire accepter les cerveaucytes les plus récents approuvés par la FDA, l’agence des produits médicamenteux, et transmis par patch transdermique. Ce sont les cerveaucytes de Niveau III qu’Humain++ a donnés gratuitement à des milliards de personnes. Son manque de compréhension des capacités mentales d’Alan explique pourquoi il a aussi mal calculé son cadeau : autrement, il aurait su qu’Alan avait analysé les risques de la pratique du skateboard et qu’il avait trouvé les statistiques effrayantes inacceptables… du moins, j’espère que c’est ce qu’il s’est produit.

Étrangement, Alan semble sincèrement reconnaissant, ce qui est inquiétant. Je dis mentalement à Ada :

— Chérie, nous devrions créer une expérience de réalité virtuelle correspondant à la pratique du skateboard afin qu’Alan ne soit pas tenté de s’ouvrir le crâne pour de vrai.