LA GRANDE VILLEDeux cents pas en avant et je tourne à gauche. Je dépasse les cages à poules métalliques des aires de jeux dans lesquelles le vent fait flotter les sacs en plastique qui s’y sont accrochés. Je continue tout droit, peut-être trente mètres, et contourne les restes brisés d’une supérette. Encore à gauche et me voilà à l’arrêt de bus. J’aime beaucoup fuir la jungle de béton pour le quartier historique de la ville. Il est plein de nains moustachus qui vous épient depuis les façades et les fontaines, cachés parmi les animaux en pierre. Il est aussi empreint des odeurs qui s’échappent des restaurants chers et du marché aux poissons. Je monte dans le -5. Celui qui a attribué ce numéro au bus avait vraiment le sens de l’humour. -5 sonne comme le niveau de gel des bulletins météo à la noix. À part ça, l’autobus t’amène dans une cité peuplée de laissés-pour-compte. Le gars derrière le volant porte d’énormes lunettes noires et écoute du reggae à fond les ballons. Il balance sa tête au rythme de la musique en vendant les billets. De temps en temps, il lance une petite blague aux collègues dans son émetteur radio. On passe plusieurs arrêts, des centres commerciaux, une église et une interminable file de garages. On passe aussi devant des constructions en acier inachevées, des logements ouvriers abandonnés et des fosses remplies d’eau de pluie. Pendant ces trente-cinq minutes, j’ai le temps d’observer les passagers sous toutes les coutures, d’écouter mon iPod ou de dévorer un livre court. Trente-cinq minutes suffisent pour faire une petite sieste, me faire faucher mes affaires ou écouter les gens discuter. Mis à part les visites et la recherche de mon frère, suivre les conversations des autres est l’une de mes activités préférées. C’est comme si j’étais assise au théâtre ou que je regardais un court-métrage. Il m’arrive même parfois de manger des chips en le faisant.
Deux femmes âgées sont assises en face de moi. L’une d’elles a une teinture ratée. Ses racines grises donnent l’impression que le reste de ses cheveux pousse dans les airs. Son rouge à lèvres fluo s’est mystérieusement collé sur ses dents qu’elle lèche à intervalles réguliers. Avec son T-shirt Rolling Stones et son énorme sac, elle ressemble à une Blanche-Neige défraîchie. Elle se plaint de son fils qui dilapide au bistrot les allocs qu’elle reçoit. Son amie acquiesce en hochant la tête :
— Ouais, ouais.
— Mais moi, je vais le dénoncer à la police, dit Blanche-Neige. Tu n’imagines pas combien de trucs il a pu piquer à la maison !
Sa voisine cesse d’acquiescer et lui conseille de contacter « Laci » au plus vite, car il arrangera tout ça bien plus rapidement.
— Laci travaille pour un garde du corps dans la protection reprochée, dit-elle en écorchant le dernier mot.
Blanche-Neige, mal à l’aise, se tortille sur son siège.
— Ah oui ? Mais il ne faut pas qu’il le tue, ça je ne veux pas, par contre.
La maman présumée de Laci regarde par la fenêtre de l’autobus. « On ne devait pas descendre ? On ne devait pas descendre ? » répète-t-elle en essuyant la buée sur la vitre. Blanche-Neige lui tapote le genou et lui rappelle qu’il ne faut pas que Laci tue son fils.
— Tu penses franchement qu’il va risquer la taule pour ce con ? Mais non ! Il va juste lui faire un petit peu peur, s’énerve la maman de Laci qui arrête d’essuyer la fenêtre.
Cela rassure visiblement Blanche-Neige qui soupire d’un air pensif. Le bus marque l’arrêt suivant. Les deux femmes se taisent. Elles observent un homme saoul qui tente de monter à bord. Il est bourré comme un coing. En s’appuyant sur la porte, il essaie de gravir la marche, mais à chaque fois que son pied se détache du sol, il tombe. Le chauffeur attend un peu avant de perdre patience et de faire retentir la sonnerie. L’ivrogne ne se laisse pas déconcentrer. Il continue à mettre son pied sur la marche et à tomber par terre. Quelques passagers blasés bâillent. La sonnerie s’emballe furieusement. Blanche-Neige, embarrassée, se couvre la bouche et baisse les yeux. Nous sommes tous à présent en train de regarder l’homme saoul. Nos regards trahissent soit le dégoût soit l’amusement. Le bus est en train de pourrir à l’arrêt et de bloquer le trolley qui arrive. Le chauffeur n’y tient plus. Il sort de sa cabine et, tout en souriant, jette l’ivrogne dehors. Il n’y a pas une once de colère sur son visage. C’est comme s’il venait de jeter un papier par la fenêtre. Les portes se referment enfin. Silencieusement, les passagers redirigent leurs têtes vers les vitres embuées.