Le frère

917 Mots
LE FRÈREJ’ai un frère. Je le sais. Il habite quelque part dans la Grande Ville. Il me ressemble sûrement et se doute peut-être de mon existence. Mon père l’a conçu lors des réjouissances nocturnes de son second mariage qui, tout comme le premier, avait foiré. Papa était un gars futé. Il avait produit une copie de moi en plus jeune et puis, par mesure de précaution, il était mort. Pour ne pas avoir à nous présenter, mon frère et moi. Pour que j’aie ensuite à le chercher. Je ne sais pas précisément quel âge il a. Je sais qu’il vit dans la Grande Ville et porte le même nom que moi. J’espère arriver à le trouver. Par contre, je ne sais pas ce que je lui dirai. Mais ça ne presse pas. Pour le moment, je le cherche. Cette activité n’est pas systématique, mais c’est d’autant plus intéressant. Et émouvant. Je me laisse guider par mon sixième sens. Je marche, par exemple, dans la rue et aperçois soudain un homme qui pourrait être mon frère. J’ai même l’impression qu’il me ressemble. Un tout petit peu. Il est grand, mince, son menton est pointu et son crâne régulier. Comme un chat ou un extraterrestre. L’homme marche et je le suis. Je reste à quelques pas de lui pour sentir son odeur. J’observe sa démarche et son maintien. J’écoute sa voix quand il parle au téléphone. Mes sens sont aux aguets. J’essaie de décoder son existence, son essence. J’enregistre les signaux qui me sont lancés par sa peau et ses cheveux. J’examine la manière dont il contracte ses muscles et sa façon de marcher sur le trottoir. Je regarde ses pieds. Je l’absorbe. Je deviens un bout de papier de tournesol. Je m’imprègne d’informations, d’odeurs, de sentiments. Je les inhale. J’observe leurs effets sur moi. L’homme se retourne et je vois soudain ses yeux. Ils sont petits. Couleur café. Trop banals. Trop vides. Ils me jaugent avec indifférence. Comme lorsqu’on rince un seau avec de l’eau boueuse. Tout à coup, je me rends compte que ce n’est pas mon frère. Le papier de tournesol a montré le résultat. Trop acide. Nous n’avons pas le même sang. Il est trop ordinaire. Étranger. Un non-frère. Impassible, il continue à marcher. Pendant un court instant, je ressens de la déception. Mon frère m’attend quelque part. Les recherches continuent. Je l’ai appris quand j’avais vingt-sept ans. J’attendais mon tour chez la coiffeuse en regardant des boucles noires et brillantes tomber sur le plancher devant moi. Mes cheveux sont clairsemés et raides comme des baguettes. C’est pourquoi je ne pouvais quitter des yeux l’abondante crinière de la femme assise dans le fauteuil. Je feuilletais les magazines que l’on trouve, je pense, dans tous les salons de coiffure de la Terre. La coiffeuse était robuste. Elle s’agitait vivement dans sa robe aux motifs rappelant une peau de léopard. Elle avait la langue bien pendue. Comme toute bonne coiffeuse, elle était au courant de tout. Qui, où, avec qui, pourquoi et dans quelles circonstances. Mon regard venait de glisser d’une page de magazine montrant une top model décharnée pour se poser sur le généreux postérieur de la coiffeuse lorsque j’ai entendu son nom. — Non, mais quel s****d, ce Hafič ! s’est exclamée la coiffeuse et la femme sous les ciseaux a acquiescé. Le nom qu’elle venait de prononcer était le bon. Exactement. Le même que sur ma carte d’identité. Les boucles tombaient par terre. Comme si elles étaient en train de mourir, j’avais l’impression d’être témoin des derniers spasmes de leur agonie. — En plus de faire de sa vie un enfer, il lui a fait un enfant, a continué la femme-léopard. Les ciseaux cliquetaient. Clic, clic ! Le bruit s’aiguisait sur les murs pour atteindre la finesse du rasoir. — Et si vous voyiez le garçon ! Quel beau gars ! a-t-elle aboyé en assassinant d’un mouvement professionnel une autre boucle. Celle-ci s’est agrippée au pantalon. Elle a lutté contre la mort, mais a rendu les armes peu après, avant de s’échouer par terre. — Mais moi, je lui ai toujours dit que ce n’était rien qu’un ivrogne et un parasite, a balancé la coiffeuse pendant que l’énorme crinière assise dans le fauteuil rapetissait. Avant qu’elle ne soit réduite à l’état de petite brosse hirsute, j’ai dû, malgré moi, tout entendre sur mon père. Toutes les saloperies qu’il avait faites et mêmes celles qu’il aurait pu faire s’il n’avait pas passé l’arme à gauche. Je n’ai pas rougi. La dernière fois que la honte m’avait éclaboussée, c’était lors de notre ultime rencontre dans la rue. Il gisait dans son propre vomi. J’étais tellement rouge que mon cerveau avait failli exploser. Après une honte de ce calibre, je ne ressentais plus rien quand j’entendais parler de lui. Seulement de l’indifférence. Mais l’annonce de l’existence de mon frère m’avait surprise. Excitée. Prise au dépourvu. Émerveillée. Je n’avais jamais pensé qu’il puisse exister. Je tendais l’oreille et essayais d’intercepter le plus d’informations possibles. Mais ces deux-là parlaient surtout de mon père, de ce s****d. Mais ça, je le savais déjà. Et me voilà donc, un magazine de mode sur les genoux, en train d’apprendre qu’il existe. Mon frère. On dit qu’il est beau. Rien de plus. J’ai donné un billet supplémentaire à la coiffeuse pour la coupe. Étonnée, elle m’a regardée et m’a remerciée cérémonieusement. J’ai pris beaucoup de temps pour m’habituer au mot « frère ». Je l’écrivais sur les pages de journaux, sur les fenêtres couvertes de buée. Quand quelqu’un me demandait si j’avais des frères et sœurs, le mot sortait à grand-peine de ma gorge. Comme quand on avale un morceau de pain sec. F.R.È.R.E. Du pain terriblement sec. Mais je me suis habituée. Je me suis mise à l’imaginer. Il est grand, c’est sûr. Mat, le visage allongé. Avec de légers favoris. Une démarche un peu lourde. Un goût prononcé pour l’humour noir et les idées décadentes et farfelues. Ses yeux ? D’un bleu glacial comme l’air d’hiver au-dessus de la ville. Des gestes négligés. Un visage aux expressions bien nuancées. Une prononciation épicée d’un adorable zézaiement. Bref, un frère comme il faut.
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