IITrois semaines plus tard, la voiture de Nigel Ogerlof s’arrêtait dans la cour du manoir de la Ville-Sauzac.
Au jeune domestique en tablier blanc apparu au seuil du logis, Nigel demanda :
– M. Dugannec est-il ici ?
– Non, monsieur, il est parti faire une course à Arradon ; mais il sera certainement bientôt rentré.
– Alors, je vais l’attendre.
– Si monsieur veut entrer ? dit le valet dont le regard admiratif se posait tour à tour sur la superbe voiture, sur le voyageur de si fière mine, sur le grand chien blanc étendu à l’intérieur.
Nigel acquiesça et fut introduit dans un salon garni de vieux meubles disposés avec goût. Il donnait par deux portes vitrées sur un jardin ombreux. Nigel s’approcha de l’une d’elles. Et tout à coup, il tendit l’oreille. Les sons d’un piano arrivaient jusqu’à lui, sans doute par la fenêtre d’une pièce voisine. Il reconnaissait une de ses compositions, la préférée, Chant d’exil, qu’il avait arrangée pour piano seul et dont les critiques les plus compétents faisaient grand cas.
En général, il n’aimait pas entendre interpréter ses œuvres, car les meilleurs musiciens les comprenaient rarement comme lui et il en éprouvait, dans sa sensibilité d’artiste, un véritable agacement. Mais cette fois, il en était autrement. La musicienne inconnue – car il lui semblait bien reconnaître un jeu féminin – s’identifiait complètement avec l’inspiration de l’auteur. Elle savait rendre toute l’originalité, tout le charme alangui et la mélancolie tendre qui faisaient de cette œuvre quelque chose d’infiniment délicat et de très personnel.
« Un rare tempérament d’artiste ! songea-t-il. Serait-ce la nièce de M. Tréven dont Pierre m’a parlé ? »
Dans une allée du jardin s’avançait un grand et maigre vieillard, appuyé sur une canne. Nigel se retira discrètement à l’intérieur du salon. Quelques minutes plus tard, le piano se tut, puis un peu après une porte s’ouvrit et le vieillard entra.
– Vous êtes sans doute M. Ogerlof ? Pierre vous attendait un peu tous les jours...
– Je m’excuse de venir vous déranger ainsi monsieur. Mais Pierre a beaucoup insisté...
– Et il a eu bien raison ! C’est un honneur et une joie pour moi de vous recevoir, car je suis un de vos grands admirateurs. Mon neveu ne peut tarder. Ainsi que je vous le disais, il vous attendait cette semaine et ne s’éloignait guère d’ici.
Ayant fermé la fenêtre, M. Tréven s’approcha du feu qui flambait dans la cheminée en invitant son hôte à s’asseoir. Il avait un visage raviné par l’âge et la maladie, des yeux encore vifs derrière les lunettes cerclées d’écaille. Nigel put se convaincre, dans la conversation qui s’engagea, que son intelligence était restée lucide et que son esprit ne manquait pas d’agrément.
Pierre apparut peu après, tout joyeux. M. Tréven s’éloigna un moment et revint accompagné de sa femme, corpulente quadragénaire au teint encore frais, à la mise élégante. Bien que, dans sa physionomie, quelque chose lui déplût, Nigel lui sut gré de ne pas l’accabler de compliments, comme ses admirateurs des deux sexes avaient coutume de le faire. Il était orgueilleux, conscient de sa valeur, aimait, en son for intérieur, qu’on l’encensât, qu’on l’adulât, mais la fatuité n’existait pas chez lui, trop réellement intelligent pour tomber dans ce travers.
Tandis qu’il s’entretenait avec ses hôtes, quelqu’un entra, portant un plateau. Mme Tréven dit avec un accent autoritaire :
– Posez cela sur cette table, Sylvie, et servez-nous.
Nigel tourna légèrement la tête. Il vit une mince jeune fille brune, vêtue de noir. Ses paupières un peu baissées ne laissaient pas voir les yeux et elle ne les releva pas en répondant au salut de Nigel. Elle déposa le plateau sur une table près de Mme Tréven et se mit à verser le thé dans les tasses de porcelaine fleurie.
Tout en continuant de causer, Nigel la considérait discrètement. Était-ce elle, la musicienne entendue tout à l’heure ? Elle avait de très jolies mains, un peu longues, effilées, qui maniaient les objets avec adresse. Les cheveux d’un noir brillant, coiffés en une natte formant couronne sur la tête fine, faisaient ressortir la blancheur mate du visage un peu amaigri, aux traits délicats. Cette jeune personne semblait absorbée dans sa tâche ménagère et quand elle vint offrir une tasse, puis des pâtisseries à Nigel, il vit à peine son regard entre les cils foncés.
– Sylvie, mon enfant, demande un peu de lait pour moi, dit M. Tréven.
Et se tournant vers son hôte, il ajouta :
– Ma nièce, Sylvie d’Arbouze, est très enthousiaste de vos œuvres, monsieur, et elle les joue d’une façon que je trouve remarquable.
– Je m’en suis rendu compte moi-même tout à l’heure en entendant mademoiselle exécuter Chant d’exil, dit Nigel.
Cette fois, il rencontra le regard de la jeune fille. C’était un beau regard, sérieux, profond, avec un reflet d’enthousiasme.
– J’aime tant cette œuvre ! Je ne me lasse pas de la jouer.
La voix était un peu basse, avec des notes chaudes qui frappèrent agréablement l’oreille de Nigel.
– Et moi de l’entendre, ajouta M. Tréven.
– Allez chercher le lait de votre oncle, Sylvie. Comment avez-vous pu l’oublier ? dit sèchement Mme Tréven.
– Je n’en ai pas pris ces derniers jours, ma chère amie. Elle a pensé qu’il en serait de même aujourd’hui, fit observer le vieillard.
– Elle pouvait en tout cas vous le demander, mon ami.
« Eh ! Pierre avait raison en supposant que la jeune personne ne devait pas être heureuse près de cette aimable dame », pensa Nigel.
Quand il voulut, un peu après, se retirer pour gagner Vannes où il pensait coucher, ses hôtes se récrièrent. Ils comptaient bien le garder à dîner et avaient une chambre à sa disposition.
– ... Pour une nuit, ou pour plusieurs jours, si ne vous déplaît pas trop notre modeste hospitalité, ajouta M. Tréven, Pierre en sera si heureux... et je n’ai pas besoin d’ajouter que ce sera pour nous aussi un grand plaisir.
– Accepte, Nigel ! dit Pierre d’un ton de prière. Tu n’es pas pressé d’aller t’embarquer pour Copenhague, puisque tes concerts ne commencent que le mois prochain.
– Pas du tout pressé, en effet... et j’accepte votre invitation, monsieur, en toute simplicité.
Sylvie avait disparu. Nigel ne la revit que dans la salle à manger, où elle prit place près de son oncle. Elle portait une robe de voile noir très simple, à peine échancrée au cou. Pendant tout le repas, elle resta silencieuse, semblant se désintéresser de la conversation très animée entre M. Tréven, Pierre et Nigel, celui-ci original causeur, qui savait donner à tous les sujets un tour captivant. Mme Tréven jetait quelques mots judicieux dans l’entretien, mais elle paraissait occupée surtout à surveiller le service du jeune domestique. Elle était une parfaite maîtresse de maison, avait dit Pierre à son ami. Mais Nigel n’aimait pas certaines expressions de sa physionomie, certaines lueurs dures dans son regard.
Dans le salon, quand les trois hommes eurent fumé une cigarette, M. Tréven demanda :
– Aurons-nous, monsieur, la joie de vous entendre ce soir ?
– Je le ferai avec plaisir. Peut-être mademoiselle votre nièce pourrait-elle m’accompagner puisqu’elle paraît si bien comprendre ma musique ? Je voudrais voir comment elle le fera, car – Pierre vous l’a peut-être dit ? – ce n’est pas chose facile avec moi.
– Mais naturellement, Sylvie est à votre disposition. Voulez-vous l’appeler, ma chère Germaine ?
– Je crains que vous ne soyez déçu, monsieur, dit Mme Tréven tout en se levant. Sylvie ne joue pas mal, mais accompagner un artiste tel que vous, c’est une autre affaire !
– Rien ne coûte d’essayer, dit Pierre, je monte chercher ton violon, Nigel... Voulez-vous que je prévienne en même temps Sylvie, ma tante ?
Sur l’acquiescement de Mme Tréven, il disparut. Peu après, il revenait accompagné de Sylvie. Elle ne paraissait pas émue, ni intimidée. Très simplement, dans le salon voisin, elle alla s’asseoir au piano « tout comme si j’étais un quelconque petit violoniste », pensa Nigel, amusé de ce qui était pour lui une nouveauté.
Mais son instinct ne l’avait pas trompé. En Sylvie d’Arbouze, il découvrait l’accompagnatrice idéale. Le jeu du jeune homme, très original, très personnel, déconcertait les plus habiles musiciens. Aussi, dans ses tournées de concerts, était-il toujours suivi d’un vieux pianiste polonais qui, seul, arrivait à s’identifier presque complètement à lui. Mais comment cette enfant qui ne l’avait jamais entendu pouvait-elle saisir ainsi sa pensée, prévoir le soudain caprice de son archet, s’unir aussi intimement à la plainte inattendue, à la fougue passionnée, à la rêverie lente, à tous les caprices du fantasque et prestigieux musicien ? Il fallait que son tempérament artistique eût avec le sien de singulières affinités !
Il l’observait, tout absorbée par son jeu, la bouche un peu frémissante, la joue légèrement teintée de rose, les beaux cils bruns battant au bord des paupières. C’était une autre Sylvie, plus vivante que la jeune fille indifférente, concentrée en elle-même, qu’il avait vue tout à l’heure.
Quand la dernière note s’éteignit, il dit avec une émotion qui se discernait dans son accent :
– Vous avez un don merveilleux, mademoiselle !
À demi tournée vers lui, elle demanda, la voix un peu basse et légèrement tremblante :
– Vous êtes satisfait ?
– Complètement ! Je n’ai jamais été accompagné ainsi.
Un sourire vint aux belles lèvres d’un rose pâli. La jeune fille eut un mouvement pour se lever. Mais tandis qu’on applaudissait dans le salon voisin, Nigel dit vivement :
– Non, non, jouons autre chose... du Beethoven, tenez...
Certains critiques, certains confrères reprochaient à Nigel Ogerlof sa manière tout à fait personnelle d’interpréter les maîtres. Mais d’autres déclaraient qu’avant lui personne n’avait si bien saisi leur pensée. Sylvie, cette fois encore, lui donna l’impression d’être en parfaite union avec lui, de s’adapter avec une singulière compréhension à toutes les nuances de son jeu.
– Je vous remercie, mademoiselle, de m’avoir donné ce grand plaisir, dit-il quand elle se leva, l’adagio terminé.
– C’est moi qui vous suis reconnaissante, monsieur, je n’aurais jamais osé rêver que j’accompagnerais un jour Nigel Ogerlof.
Cette phrase était dite avec simplicité, sans l’ombre de cette coquetterie, de ces adulations que les femmes prodiguaient au jeune et célèbre artiste. Dans les yeux levés vers lui, Nigel voyait une grave, ardente émotion. Puis Sylvie s’écarta, éteignit les lumières du piano et, tandis que Nigel retournait près de ses hôtes, elle disparut. Il ne la revit pas de la soirée.
– Mademoiselle votre nièce est une grande artiste, monsieur, dit Nigel au vieillard après que celui-ci eût témoigné tout son enthousiasme.
– Oui, elle est une remarquable musicienne. Elle veut faire du professorat et se faire entendre, si possible, dans des concerts. Mais sa santé l’avait jusqu’ici empêchée de mettre ce projet à exécution.
Mme Tréven dit doucement :
– Je crains qu’elle ne réussisse guère. Elle a un tempérament assez faible et, de plus, une froideur de caractère qui ne facilitera pas ses rapports avec ses élèves et les parents de ceux-ci. En outre, elle est bien jeune pour vivre seule à Paris. Mais elle n’en fera qu’à sa tête, naturellement.
Quelque aigreur perçait dans le ton. Nigel retint un sourire en pensant : « Voilà une bonne dame qui ne tient pas à perdre l’aide précieuse que lui est sans doute cette jeune fille, visiblement traitée par elle en subalterne. Et l’oncle, dominé par sa femme, n’a pas le courage de réagir contre cette injustice. »