Chapitre 1

2105 Mots
1 Je n’arrive pas à croire à quel point la vie est nulle sans le Calme. Ces deux dernières semaines ont été un cauchemar, dis-je à Mira en étalant la dernière couche de crème solaire sur ses longues jambes parfaites. Le soleil de Floride me réchauffe le dos et son effet relaxant se mêle à l’agréable torpeur due à ma piña colada. — Oui, c’est terrible, ajoute-t-elle paresseusement. Nous les Russes, nous avions tort d’envoyer tous ces gens en Sibérie pour les punir. Nous aurions dû les envoyer à South Beach. Je regarde l’océan bleu et les filles magnifiques, dont la plus canon est celle qui est assise à côté de moi. Elle a peut-être raison d’être sarcastique. Les choses ne sont peut-être pas si terribles après tout. — Tu vois bien ce que je veux dire. Ta compagnie et l’endroit rendent la chose supportable, dis-je en me remémorant les détails de nos moments passés à boire, à manger, à lézarder sur la plage, et surtout à coucher ensemble — quotidiennement. Mais je n’aime pas l’impression de n’avoir aucun contrôle sur mon destin. — Tu veux des illusions, c’est ça ? Tu es assez vieux pour savoir que nous ne contrôlons rien du tout, dit-elle en levant ses lunettes de soleil. Ce que tu as de mieux à faire, c’est d’apprécier ce que la vie apporte de bon, puis t’en sortir du mieux que tu peux quand elle te fait subir l’avalanche de merde habituelle. Je sais qu’il vaut mieux ne pas contredire sa triste philosophie de la vie. Nous avons déjà eu une version de cette conversation. Si je continue, elle me rappellera que la plupart des Lecteurs passent la majorité de leur temps sans pouvoir déphaser à cause de leur petite Profondeur et que la plupart des gens ne peuvent pas le faire du tout. Elle me traitera alors d’ingrat et/ou d’enfant gâté. Bien sûr, le fait que je ne dise rien ne signifie pas que je suis d’accord avec elle. Même quand j’étais enfant, lorsque Sara utilisait l’argument ‘il y a des gens qui meurent de faim dans le monde’, cela ne fonctionnait jamais. Au lieu de répéter la même rengaine, j’essaie stratégiquement de changer de sujet. — As-tu faim ? Je vais aller au bar pour nous acheter quelque chose. — Oui, dit-elle d’un ton plus affectueux. Elle accepte ma défaite avec grâce. — Prends-moi une de ces quesadillas au fromage. Je serai dans l’eau quand tu reviendras. Je la regarde marcher sur la plage vers l’océan. La vue de Mira dans un minuscule bikini me remet de bonne humeur. D’accord, j’ai peut-être exagéré ma situation. Nos efforts pour dépenser tout l’argent que Jacob avait dans sa mallette — mallette que Mira avait eu la présence d’esprit de s’approprier en fuyant les coups de feu — avaient été plutôt sympa. En tout cas jusqu’au moment où j’ai gagné deux gros millions grâce aux actions bancaires que j’ai vendues à découvert après ma Lecture fortuite de Jason Spades, le PDG de la banque. Ce que j’avais vu dans son esprit à la salle de sport était encore mieux que prévu : le gouvernement avait dû renflouer la banque et les actions avaient chuté d’un coup, ce qui m’avait permis d’encaisser un pactole. Cependant, l’inconvénient d’être multimillionnaire, c’est que cela diminue l’intérêt des dépenses frivoles — pour moi en tout cas. Une fois que Mira est hors de vue, je me lève, j’enlève le sable de mes jambes et je me dirige vers le Tiki-bar. En m’approchant du bar, je vois un autre facteur atténuant l’enfer de ces deux semaines : mon meilleur ami Bert et ma tante Hillary sont tous les deux assis au bar à déguster des boissons fruitées avec des petits parasols. Bert est arrivé il y a quatre jours, tandis que Hillary nous a rejoints à la fin de la semaine dernière. — Non, je ne parle pas de trou noir, lui dit Bert. Cette singularité, c’est un point dans l’histoire quand la vitesse des avancées technologiques battra tous les records. Ce sera peut-être provoqué par l’intelligence artificielle ou par les post-humains — des gens qui fusionnent avec la technologie. Les IA, ou les humains améliorés apprendront rapidement comment produire une génération plus intelligente, et cette génération-là fera la même chose, ainsi de suite, ce qui créera une sorte de réaction en chaîne. Ce sera une explosion de l’intelligence au-delà de laquelle nous ne pouvons pas prédire ce qu’il se passera. Et c’est en cela que c’est un peu comme la singularité de la physique. — Et ces soi-disant luddites de la technologie essaient d’empêcher ce scénario d’apocalypse ? demande Hillary, apparemment fascinée. — Oui. Sauf que ce n’est une apocalypse que dans leur vision étriquée du monde. Dans la mienne, si tu veux absolument utiliser un terme biblique pour la décrire, cette singularité est plutôt comme le ravissement, l’enlèvement de l’Église : un événement fondamentalement positif où tous les problèmes du monde comme la mort seraient résolus. Mais oui, je pense que c’est ce qu’ils essaient d’empêcher. Ça et tous les changements en général. — Bonjour, dis-je en interrompant la théorie du complot favorite de Bert. Hillary me fait un grand sourire. — Ah, Darren. Bert était en train de me raconter une histoire vraiment fascinante. Elle le pense, ce qui signifie que Bert me sera redevable pour le restant de ses jours. Quand ils sont arrivés tous les deux à Miami, je les ai présentés sans chercher à les faire sortir ensemble. Je pensais simplement que ma tante et mon meilleur ami devaient se connaître. Je n’aurais jamais cru — vraiment jamais — que Bert plairait à Hillary. Le contraire n’est pas une surprise, ma tante est très mignonne comme le sont les petites choses : comme les chiots et les chatons. D’un autre côté, c’est peut-être sa taille qui a donné le courage à Bert de l’aborder de cette façon-là. C’est une des très rares filles à paraître petite à côté de lui. La drague de Bert a été une grande source d’amusement pendant cette période sombre. Le fait qu’elle a accepté de sortir avec lui est un miracle comme je n’en verrai jamais d’autres, d’où la dette envers moi. Je m’en attribue entièrement le mérite. Il a demandé à ce que je lui présente une fille et j’ai déclenché une série d’événements qui a fini par lui donner la femme de ses rêves : c’est le phénomène de cause à effet (accidentel). — Je suis seulement venu chercher à manger, dis-je pour empêcher Bert de se relancer dans son baratin conspirationniste. — D’accord, mais, il faudra vraiment que nous en parlions, dit Hillary d’un air boudeur. L’idée que des gens très traditionnels tuent des scientifiques parce qu’ils ne veulent pas du progrès est très intéressante. Elle a toute mon attention à présent. Veut-elle dire que les traditionalistes de la communauté des Guides ou les puristes de la communauté des Lecteurs ont un rapport avec la théorie de Bert sur les luddites tuant des scientifiques ? Non, ce n’est pas possible. Il est plus probable qu’elle ait abusé des salades de Bert. Ouais, cela expliquerait beaucoup de choses. — Oui, on dirait qu’il faudra en parler, dis-je malgré tout. Mais maintenant, ce n’est pas le meilleur moment. — Dans ce cas, ricane Bert, je suppose que tu es aussi trop occupé pour connaître mes avancées avec la clé USB que tu m’as donnée. L’enfoiré. Chantage de haut niveau. — Je suppose que je peux trouver un petit peu de temps dans mon emploi du temps chargé pour écouter ça, dis-je en faisant signe au barman, qui m’ignore pour s’occuper d’une blonde sexy. — Eh bien, cela nous ramènerait au même sujet, dit Bert d’un air triomphant, parce que les trois premiers noms de cette liste sont des scientifiques importants. Oh ! merde. On dirait qu’il y a vraiment un lien. Cela complique l’histoire, ou plus précisément, l’absence d’explications fournies à Bert au sujet de la clé. Je ne peux pas vraiment lui dire que Jacob, un Lecteur puriste, voulait que la mafia russe tue ces gens-là, si ? C’est une question sérieuse. Jacob a été la seule personne à me faire le discours du ‘ne révèle pas notre existence aux gens normaux’. Ce n’est pas quelqu’un en qui j’aurais une confiance posthume. Hillary a l’air de se concentrer pendant un moment. Bert semble perplexe un instant avant de me dire : — Nous en parlerons plus tard. Ce que je voulais vraiment te demander, c’est si Mira et toi vous aviez envie de sortir entre couples ce soir. Il y a ce restaurant végétalien cru que Hillary a trouvé sur Yelp. D’accord, ça, c’est bizarre. Je suis convaincu que Hillary vient de le Guider — même si dans ce contexte, je dirais plutôt Pousser — et elle l’a fait pour changer le sujet de conversation. L’ironie de la chose est que sans le savoir, Bert se trouve au centre de la plus grande théorie du complot qui existe. Sa nouvelle copine peut littéralement lui faire faire ce qu’elle veut. Il vit le complot de ‘ma petite amie contrôle mon esprit’ et même un chapeau en aluminium ne pourra pas l’en empêcher. D’ailleurs, Hillary n’a pas été très subtile. Bert qui demande à aller dans un restaurant végétalien ? J’avais déjà eu du mal à le convaincre de goûter les sushis alors que c’est du bon poisson cru. C’est un amateur de steak-frites dans l’âme. Peut-être a-t-elle inclus cette information pour me montrer qu’elle l’avait Guidé. Étant donné son empressement à le Guider, il est étrange qu’elle ne l’ait pas empêché de faire son petit discours de geek tout à l’heure. Si je n’étais pas Inerte — incapable d’entrer dans le Calme après y être mort —, je m’en serais probablement chargé. Cela me convainc que, contre toute logique, elle apprécie vraiment les théories du complot de Bert. — Ouais, bien sûr, je le lui demanderai, dis-je en me demandant ce que Mira penserait de cette idée de restaurant végétalien. Même si elle s’entend étonnamment bien avec Hillary, quand on y pense, la nourriture végétarienne lui poserait peut-être problème. Mira est définitivement une carnivore. Si elle était un animal, ce serait une panthère, contrairement à Hillary qui serait un hamster. Je réussis enfin à attirer l’attention du barman et je passe ma commande. — Veuillez revenir dans quinze minutes, Monsieur, dit le barman. — OK, salut. Mira m’attend dans l’océan, dis-je. Je reviens dans un moment pour chercher la nourriture. Je marche jusqu’à l’océan et il me tarde de nager. Pour la millième fois, j’essaie de déphaser. Je me sers de la peur de ne pas y arriver comme déclencheur, mais je frappe le mur mental habituel. À mi-chemin de la plage, je remarque quelque chose d’étrange : un grand homme qui porte des vêtements de style militaire, sur une plage. Surpris, je regarde de plus près... et mon cœur bondit. Je le reconnais. C’est Caleb, et il est évident qu’il me cherche. Dès que son regard croise le mien, il fronce les sourcils et il se dirige vers moi. Il traverse la distance qui nous sépare comme un éclair vert. Je panique et je me retourne, prêt à partir en courant, mais il se trouve déjà à côté de moi. Avant de pouvoir faire un pas, je sens le canon froid de son pistolet contre mes côtes nues. — On va faire un petit tour, gamin, dit-il sèchement. Ne fais pas de bruit. — De quoi s’agit-il ? dis-je en essayant de garder un ton neutre malgré la peur qui court dans mes veines. Je suis occupé. — Ferme-la et continue à marcher, dit-il en me guidant vers la route. Nous longeons silencieusement le morceau de plage qui appartient à notre hôtel et nous sortons dans la rue en direction de Collins Avenue. L’asphalte brûlant me fait mal aux pieds, mais la situation m’inquiète trop pour penser à la douleur. Au bout de quelques minutes, nous nous approchons d’une Honda rouge garée près du trottoir. Caleb pousse le pistolet contre mes côtes. — Monte. — Laisse-moi au moins prendre quelques vêtements, dis-je en me rendant compte que je suis sur le point de faire un tour en voiture alors que je ne porte rien d’autre qu’un short de bain. Au lieu de me répondre, Caleb sort une seringue et il l’enfonce dans le haut de mon bras avant que j’aie le temps de crier. — Tu te fous de ma gueule ? parviens-je à dire d’une voix traînante avant de perdre connaissance.
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