Chapitre 1

862 Mots
Chapitre 1 Le bar était occupé par une demi-douzaine de gentlemen qui buvaient de la bière, perchés sur de hauts tabourets de bois verni. Ils avaient en commun le teint un peu trop rouge des gens qui se sont longtemps exposés au soleil et le polo sport, de couleur vive, marqué d’un petit crocodile bâillant à s’en décrocher la mâchoire. Autre caractéristique vestimentaire, ils étaient tous en chaussettes, à croire qu’en ces lieux on sacrifiait à la coutume mahométane qui consiste à abandonner ses grolles quand on pénètre dans le temple; comme si les effluves de panards fumants ayant accompli une dizaine de kilomètres à travers la campagne étaient un succédané d’encens capable d’enchanter les narines de Saint-Andrew, patron des lieux. Devant la porte du bar, une accumulation de chaussures abandonnées par leurs propriétaires. Elles étaient d’un modèle un peu particulier : l’empeigne, couverte d’un empiècement de cuir en forme d’éventail posé à plat, en cachait les lacets. Quelques-unes s’étaient retournées et laissaient apercevoir des clous luisants sortant de leur semelle maculée de terre, de boue, et d’herbe coupée. Ces clous, destinés à un bon arrimage du golfeur au sol, étaient interdits, et pour cause, sur le beau parquet ciré du bar. Raison pour laquelle ces messieurs circulaient en chaussettes. Cette disposition du règlement, à laquelle ils étaient habitués, ne paraissait pas troubler outre-mesure leur capacité d’absorption; le barman avait fort à faire à remplir les lourdes chopes de verre qui se vidaient comme par enchantement. Le bar occupait le rez-de-chaussée de la grande salle du manoir, une pièce austère, aux lourdes poutres apparentes, avec, à son extrémité, une énorme cheminée de pierre. Des tables basses au cannage protégé par un verre épais étaient disposées devant des fauteuils club au cuir patiné et, sur l’une d’elles, un garçon maniéré en pantalon noir, chemise blanche et gilet écossais, disposait quatre tasses et une théière de porcelaine. Les quatre dames auxquelles cette infusion était destinée ne disaient mot. Comme les messieurs, elles fixaient l’huis vitré qui venait de s’entrouvrir. La femme, ou plutôt la jeune fille qui venait de pousser cette porte s’arrêta, intimidée. Jamais silence plus glacial n’avait accueilli un nouveau venu, jamais douze paires d’yeux ne l’avaient dévisagée d’aussi insistante manière. L’arrivante pouvait avoir vingt-cinq ans. Elle était vêtue d’un pantalon de toile bise, d’une veste pain-brûlé portée sur un tee-shirt blanc et avait tout l’aspect d’une étudiante en vacances, ce qui n’était pas surprenant car on était début août. Le barman, ayant servi ces dames, marcha sur elle en gardien des lieux prêt à rabrouer l’intruse qui s’était méprise : – Mademoiselle? Le ton était rien moins qu’aimable, avec une vague condescendance; on lui faisait sentir qu’en poussant cette porte sans faire partie du cercle des initiés, elle avait commis une sorte de sacrilège. – Je cherche monsieur Sergent, dit-elle doucement, gênée par ces deux douzaines d’yeux inquisiteurs. Si faible que fût son timbre, le silence était tel que sa voix porta jusqu’au groupe d’hommes assemblés au bar. – Sergent, dit l’un d’eux d’une voix de rogomme, il est au « pro-shop ». Celui qui avait parlé était un homme d’une bonne soixantaine d’années, aux cheveux gris tirés en arrière, au teint couperosé. Il tenait, entre l’index et le majeur de la main gauche, un cigare mâchouillé à demi consumé, et, de la dextre, serrait la poignée d’une chope de bière à moitié vide, comme s’il craignait qu’on la lui arrache. Une moustache poivre et sel couvrait sa lèvre supérieure, sous un nez bourbonien dont le rouge s’harmonisait parfaitement avec les couleurs du reste de son visage. Comme la jeune femme n’avait pas l’air de comprendre, il expliqua : – A la boutique, si vous préférez… – Ah! la boutique, dit la jeune fille, j’y suis passée mais il n’y a personne. J’ai attendu un peu, j’ai appelé, on ne m’a pas répondu. Alors un second consommateur intervint : – Paul est sur le parcours. Et il précisa, en se tournant vers l’homme qui avait parlé le premier : – Nous sommes mardi. Tous les mardis à cette heure, le commodore prend une leçon sur le terrain. – C’est vrai, dit l’homme à la voix éraillée. J’avais oublié. La jeune fille demanda timidement : – Pensez-vous qu’il en ait pour longtemps? Posant sa chope sur le comptoir, l’homme consulta sa montre : – Dans une demi-heure ils sont là! Et, montrant les sièges libres : – Vous pouvez les attendre ici, si vous voulez. La jeune femme comprit qu’on lui faisait une faveur. Elle remercia et se dirigea vers une table posée devant une fenêtre basse d’où on découvrait des immensités de verdure bien ordonnées. – Un thé s’il vous plaît, demanda-t-elle au garçon qui s’approchait. Les conversations avaient repris. Derrière elles, les dames commentaient la partie de golf qu’elles venaient de disputer, s’opposant avec véhémence sur des points de règlement; les hommes eux, discutaient à voix plus basse, si bien qu’on ne pouvait saisir ce dont ils parlaient. Puis la voix de rogomme retentit de nouveau : – Vous venez pour jouer? La jeune fille ne comprit pas tout de suite que c’était à elle qu’on s’adressait et elle eut un temps de retard pour répondre : – Non, dit-elle, c’est pour prendre des leçons. – Vous n’avez jamais joué? – Jamais. Mais ça m’a toujours tentée. Alors, comme je suis en vacances… – Excellente occasion, approuva l’autre d’un air satisfait. Il s’approcha, tenant sa chope et son cigare dans la même main : – Permettez-moi de me présenter, Claude Cagesse, Capitaine des Jeux. Il avait des yeux de porcelaine bleue striés de filaments rouges peut-être dus à la fumée de son cigare qui faisait cligner constamment ses lourdes paupières. La jeune femme se leva à demi, serra la main molle qu’on lui tendait et dit, toujours de sa petite voix : – Enchantée, monsieur Cagesse… Et elle se présenta à son tour : – Je m’appelle Mary Lester.
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