Chapitre 3-1

2028 Mots
Chapitre 3 Eugène n'arrivait pas à fermer l'œil. Il était plus de quatre heures du matin et le m******e des Auboineau le hantait. Il revoyait sans cesse des images de corps décomposés pourris jusqu'à la moelle, de membres déchiquetés et d'organes amoncelés dans une petite chambre d'enfant. Les rayons lunaires filtraient à travers les stores de bois qui cerclaient sa chambre, et baignaient la pièce d'un halo pâle et froid comme la glace. Rodier-Barboni se mit à trembler. Réalisant qu'il n'arriverait pas à dormir, il se leva avec lassitude et se fraya un chemin entre ses vêtements sales amassés par terre. Il se prépara un café fumant et s'avachit dans son canapé miteux jauni par le tabac. L'inspecteur vivait dans un minuscule appartement du quartier Odéon dans le VIème arrondissement de Paris. Peu soigneux, il laissait sans le moindre remords la poussière s'entasser sur ses meubles et la vaisselle sale s'accumuler un peu partout. Un fatras de journaux, de notes et de papiers élimés étaient disposés en une multitude de piles dans tous les coins du salon, y compris près de l'évier ou à même le sol. Mais il s'en moquait. Tout ce qui comptait était que ces documents, datant pour la plupart d'une dizaine d'années, soient conservés et archivés, et qu'importe leur état. Il ferma les yeux un court instant, tentant de se remémorer tout ce qu'il avait vu la nuit même. Le père figé dans la mort, façonné comme une marionnette jusqu'à atteindre la perfection ; l'enfant gisant dans la grange, le cœur arraché, dans une position humiliante ; et la mère massacrée, écharpée d'une manière si abominable qu'à la seule pensée il en eut un haut-le-cœur. Quelle folie... Eugène posa son bol sur un amoncellement de paperasse et jeta un coup d'œil à son imposante pendule qui occupait une bonne partie de la pièce. Quatre heures vingt... Le légiste devait emmener les corps à l'aube. L'inspecteur fut tout à coup pris d'un doute. Quelque chose le préoccupait. Un détail énoncé durant leur discussion dans la taverne et qui le tracassait. Il faut que je vérifie. Ranimé par son désir de certitudes, il se leva d'un bond et fouilla avec frénésie dans les habits empilés au pied du canapé, dégota un veston à peine froissé et un pantalon gris coupé droit qu'il enfila hâtivement. Puis il sortit en trombe de sa cambuse, son chapeau haut de forme à la main. L'air était frais et sec. Un majestueux lampadaire éclairait faiblement la ruelle à demi plongée dans l'obscurité. Une bonne vingtaine de minutes de marche l'attendait pour rejoindre le brouhaha de la capitale et espérer trouver un cocher, même à cette heure tardive. Aussi, il croisa les bras sur son torse pour se protéger des rafales mordantes et fila rapidement à travers les venelles pavées. Il aimait Paris la nuit. La cité de lumière se métamorphosait. Tout n'était plus qu'ombres et mystères, angoisses et frissons. Recoins obscurs, ténèbres et chimères. Un homme flânant seul dans la ville basse pouvait devenir fou, Rodier-Barboni en avait la certitude. Il suffisait de se laisser submerger par ses fantasmes, ses peurs les plus profondes, de se plonger dans l'illusion et dans ses pensées les plus ténébreuses pour sombrer dans la perdition. Et pour ne jamais plus en ressortir... Un homme happé par l'écueil de la nuit. L'inspecteur déboucha sur une petite place où se trouvaient deux fiacres. Il réveilla un des charretiers sans ménagement et l'informa sur sa destination. Près d'une demi-heure passa pendant laquelle Eugène encaissa les ballottements et il regretta amèrement de ne pas avoir pris sa superbe veste de Norfolk qui aurait atténué la douleur qui ankylosait son postérieur. Il était près de cinq heures lorsqu'il arriva devant le portique de la résidence. L'inspecteur fit l'appoint et le voiturier décampa sans demander son reste. Il n'aimait pas cet endroit. Rodier-Barboni poussa la grille qui s'entrouvrit en grinçant et pénétra dans la propriété plongée dans un silence de mort. Un fin brouillard enveloppait le parc telle une chape de vapeur embrasant la nuit de sa diaphanéité fantomatique. Un long tremblement le parcourut de la tête aux pieds. Une force terrifiante imprégnait les lieux et Eugène eut tout à coup l'étrange sensation que la nature le mettait en garde, le dissuadait d'avancer... Qu'il n'avait pas sa place ici. Son regard balaya le domaine timidement éclairé par la lune et il entraperçut la grange ancestrale noyée dans la pénombre un peu plus loin. Il détourna les yeux en pensant au petit corps gisant à l'intérieur et observa sentencieusement l'imposante demeure rongée par l'obscurité, située à la lisière du parc. Grelottant de froid, il avança. Il traversa le petit vallon d'un pas rapide et lorsqu'il fut au niveau du fenil, il accéléra inconsciemment sa marche en évitant soigneusement de regarder le porche de bois qui s'entrouvrait doucement comme pour l'inviter à entrer. Une sensation désagréable lui étreignait le ventre, comme un mauvais pressentiment... Lorsqu'il arriva sur le seuil du manoir, il observa avec attention les lieux. La façade était plongée dans l'ombre et les moulures de granit qui ciselaient la devanture se métamorphosaient en ombres mouvantes, telles des gargouilles de pierre toisant avec cruauté quiconque les regardait. Rodier-Barboni expira bruyamment en gravissant les quelques marches qui menaient au porche et posa sa main fébrile sur la clenche de fer forgé. Ce n'est qu'à cet instant qu'il réalisa qu'il manquait quelque chose. Une présence... Mais où est donc ce policier ? Volckringer avait enjoint à un collègue de rester sur les lieux pour surveiller la scène de crime et attendre le légiste jusqu'à l'aube. Personne... Tempêtant intérieurement contre la négligence de son confrère, il se décida enfin à franchir le porche de l'imposante bâtisse. L'air était encore plus glacial qu'à l'extérieur. Il chercha à tâtons une lampe à huile qu'il alluma incessamment et traversa le séjour. Rien n'avait été déplacé, tout était en état comme ils l'avaient laissé. Ne désirant pas s'attarder dans cet endroit maudit, il se dirigea vers les escaliers qu'il gravit en silence. Rodier-Barboni se sentait incroyablement vulnérable. Le fin faisceau de lumière qui illuminait ses pieds ne suffisait pas à le réconforter. Tu as voulu venir ici, c'est trop tard pour reculer maintenant. Il atteignit le palier où se trouvaient les cadavres des deux parents. L'inspecteur savait exactement ce qu'il avait à faire, aussi, il se dirigea vers la chambre d'enfant et posa sa main sur le pommeau doré recouvert de sang séché, qu'il tourna délicatement. Éclairé par sa petite lampe, il pénétra dans la pièce. Il ne put s'empêcher de lorgner la dépouille sur le lit. Le corps éventré, massacré de la façon la plus abjecte qui soit, gisant en croix sur la couche pourpre. Les paupières cousues grossièrement, la bouche béante, les joues creusées par la mort. Eugène avança solennellement vers le centre de la chambre tout en prenant garde à ne pas écraser un des nombreux morceaux de chair qui jonchaient le sol, et se posta face au lit. L'odeur était épouvantable. Il baissa sa lumière et étudia le plancher noyé de liquide rouge. L'inspecteur repéra les quatre petits ronds bien alignés, correspondant aux empreintes d'une chaise. Et sur les côtés, des flaques de sang un peu diluées. Il sortit un mouchoir de tissu de sa poche, l'imprégna de liquide et le porta à son nez. Ça sent bien l'urine... Émile avait vu juste. Le gamin était bien là lors du massacre... Il se redressa, le morceau de tissu dans la main, et leva sa lanterne au-dessus de lui. On aurait dit qu'une bombe avait explosé dans la pièce. Des morceaux de cette pauvre mère de famille tapissaient chaque centimètre carré de l'alcôve. Tout à coup, il se sentit affreusement mal. Il sortit en trombe de la chambre, la main couvrant sa bouche, et s'agenouilla dans le couloir. Ressaisis-toi bon sang ! Ce n'est pas le moment de flancher ! Il se releva péniblement et traversa d'un pas incertain le couloir plongé dans les ténèbres. Le manoir se mit à grincer subitement et Eugène sursauta. Ce n'est que le vent... Il échoua devant la porte donnant sur le petit salon. Il entra. La pièce était glacée. Eugène pouvait même voir de la buée qui formait des petits nuages à chacune de ses expirations. La flamme de sa lampe vacilla et les contours du salon miroitèrent. Il aperçut une large bibliothèque noyée dans l'ombre, craquant sous le poids de gros livres poussiéreux. Au fond de la salle, un long buffet de couleur brune, soutenant divers encriers et de magnifiques plumes d'oie. Et à côté de la desserte, un imposant fauteuil de velours vert monté d'un cadre sculpté d'or et de joyaux. Le chef de famille y trônait, tel un rupin attendant ses hôtes. L'inspecteur s'approcha du cadavre doucement et observa le corps. Le buste raide, les jambes croisées, l'homme tenait un cigare entre ses doigts et un majestueux haut de forme était enfoncé sur son crâne. Rodier-Barboni se courba pour mieux étudier le visage d'Auguste Auboineau. Il avait la tête bien droite et ses yeux marron foncés, presque noirs, fixaient le vide. Il distingua une nette marque violacée colorant de façon grotesque sa tempe. L'assassin l'a assommé avant de le tuer... En silence, l'inspecteur déboutonna les premiers boutons de son complet et écarta soigneusement les pans de sa veste. Il voulait examiner l'entaille mortelle qui barrait sa poitrine. Il eut un sursaut de surprise. La plaie était couverte d'un carré de tissu imbibé de sang. Pourquoi l'avoir pansé ? Eugène retira délicatement la compresse et distingua une longue incise, nette et propre. L'assassin a nettoyé la blessure comme s'il voulait que son costume ne soit ni souillé, ni taché de sang... Il réajusta le pansement et referma le veston. Il y avait un si grand écart entre les mises en scène qu'il se mit à douter. N'y avait-il qu'un seul tueur ? Il se redressa promptement et serra la hampe d'acier de sa lampe avec force. Il demeura ainsi un long moment immobile, le front plissé et les lèvres pincées. Il essayait de se concentrer. Qu'est-ce qui s'est passé cette journée-là ? Qu'est-ce que cette famille avait de particulier pour attiser la convoitise du tueur ? Pour lui faire naître un fantasme ignoble ? Un besoin irrépressible de tuer, une envie si intense qu'il était prêt à demeurer des jours et des nuits à les observer. Parce que Rodier-Barboni en était sûr, quelque chose dans cette mère, ce père de famille et leur enfant, avait réveillé un fantasme, un désir profond de posséder, de faire du mal. De massacrer. Les meurtriers ne tuaient jamais sans raison. Il y avait forcément une explication. Restait à l'inspecteur de la trouver... Eugène aurait dû partir à ce moment-là, mais il en décida autrement. Il traversa le salon en sens inverse et sortit dans le couloir plongé dans la pénombre. Il faut que j'aille là où tout a commencé. Complètement absorbé par son enquête, il se rendit d'un pas rapide dans la chambre conjugale, tira sur une chaise en bois qu'il posta face au lit et s'assit, la lanterne dans la main. C'est ici que le c*****e a débuté... Reprenons depuis le début. Le père est mort d'un coup de couteau en plein cœur. Pas de sang sur son costume. L'assassin l'a donc habillé après l'avoir tué. Mais où sont les vêtements qu'il portait quand il a été poignardé ? Rodier-Barboni se leva d'un bond et fit le tour du lit. Deux petites consoles encadraient la couche. Posés sur celle de droite : une chandelle presque totalement consumée, un papier froissé et un monocle argenté. Le père se trouvait de ce côté du lit. Au pied du meuble, un tas de textile bleu. Il empoigna les habits et les déplia. Du linge de nuit. Il repéra une longue traînée rouge sous le col. Il jeta les vêtements au sol et souleva les draps. Comme il s'y attendait, il remarqua une grosse mare de sang à l'endroit où le père couchait. Il commença à comprendre. Tel un automate, il se rassit sur sa chaise et ferma les yeux. Si je reprends tout dans l'ordre... Les domestiques ont découvert les corps le dimanche en fin de journée. Or, le jardinier nous a appris que le matin même, la famille était encore en vie. Donc le meurtre a eu lieu entre dix heures le matin et seize heures. Il se rappela que les domestiques étaient partis à la messe ce jour-là, laissant les propriétaires des lieux seuls au domaine. Pourquoi la famille n'est-elle pas allée à la messe ? Elle était pourtant très croyante ! Les Auboineau devaient avoir une excellente raison pour rester au manoir, mais il semble évident que ce n'était pas pour un quelconque incident, auquel cas les laquais seraient restés ! Non, les Auboineau sont restés chez eux sans doute pour des raisons personnelles, mais sans gravité, les contraignant à rater la messe. Un imprévu, ça peut arriver ! Même si la coïncidence est plus qu'étonnante... Comme par hasard, c'est le jour où la famille est seule au manoir que l'assassin décide de passer à l'acte. Sûrement une ruse du tueur. Il avait tout prévu... !
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