II

3017 Mots
IIÀ Trappes, Orietta trouva sa mère sur le quai... Agnese embrassa longuement la jeune fille, puis s’exclama d’un ton de surprise joyeuse : – Tu as encore changé, depuis l’année dernière !... encore embelli, mon Orietta ! Vraiment, tu es idéale ! Orietta riposta avec un sourire : – Maman, voulez-vous donc me rendre vaniteuse !... Mais dites-moi vite comment va mon cher grand-père ? – Toujours de même, hélas !... Tu vas lui donner un peu de joie, chérie. Déjà, il a l’air moins triste, aujourd’hui, dans l’attente de ta venue. Les deux femmes montèrent dans la charrette anglaise attelée d’un cheval tranquille qu’Agnese conduisait elle-même. Le petit équipage s’engagea sur la route ensoleillée que bordaient les champs où commençait de monter la pousse verte des semences... La mère et la fille causaient, heureuses toutes deux, et, de temps à autre, échangeaient une caresse. Agnese donnait des nouvelles de Lucie de Fervalles, sa belle-sœur, qui, après la mort de sa mère, s’était retirée dans un couvent d’Auteuil, comme dame pensionnaire... Et soudainement, à un croisement de routes, une automobile de course lancée à une allure folle par le mécanicien chargé de l’essayer surgit sur le chemin, accrocha au passage la petite voiture et disparut dans un nuage de poussière. Le léger équipage s’était renversé, Agnese et Orietta avaient été projetées sur le sol... À ce moment arrivait une automobile conduite par un chauffeur en livrée près duquel se tenait un valet de pied au type mongol. Elle stoppa brusquement... Un jeune homme assis à l’intérieur avança la tête, en demandant d’un ton bref : – Qu’y a-t-il ? Le chauffeur répondit : – Un accident, monsieur le comte... Une brute qui a foncé sur cette... Son maître l’interrompit : – Je vois. Et, ouvrant la portière, il sauta à terre, s’avança vers le petit équipage gisant sur le sol, avec les deux femmes inanimées. Agnese, seulement étourdie, reprenait déjà connaissance. Avec un regard vague sur l’inconnu, elle murmura : – Orietta ?... Orietta, où es-tu ? Le jeune homme se pencha vers elle, la souleva et dit avec un accent impératif : – Essayez de vous lever, madame. Aidée par lui, elle y réussit. Son regard, alors, tomba sur Orietta, étendue un peu plus loin. – Ma fille !... ma pauvre petite ! – Il n’y a peut-être rien de sérieux. Je vais voir... Lao-Ken, viens soutenir madame. Le valet de pied s’avança vivement. Alors son maître s’approcha de la jeune fille et, mettant un genou en terre, se courba pour la retourner doucement, car elle était tombée la face contre terre. Fort heureusement, son bras, d’un mouvement instinctif, s’était étendu devant son visage, au moment de la chute. Sur cette charmante figure aux yeux clos, on ne distinguait aucune trace de blessure... L’étranger dit en se tournant à demi vers Agnese : – Je crois que la commotion seule est cause de cet évanouissement... Avez-vous un flacon de sels, madame ? – Non, rien... rien ! Sans mot dire, l’inconnu se retourna vers Orietta et posa sur son front sa main fine et blanche, à l’annulaire de laquelle étincelait une merveilleuse pierre aux reflets de feu. Pendant un moment, il la tint ainsi, tandis que sur les paupières closes s’attachait le regard impérieux de deux yeux superbes, d’un bleu sombre traversé de vives lueurs... Et quand ses paupières aux longs cils d’or se soulevèrent, Orietta les vit avant toute chose, les yeux étincelants et dominateurs, dans cette figure d’homme aux beaux traits énergiques, au teint d’une chaude matité sur laquelle tranchait la pourpre vive des lèvres. Agnese, qui s’approchait, balbutia : – Elle reprend connaissance !... Ah ! Dieu soit loué ! Pourvu qu’elle n’ait aucun membre de cassé, ma pauvre petite ! Sans paraître l’entendre, ni même s’apercevoir qu’elle était près de lui, l’étranger continuait de regarder Orietta... Et les beaux yeux noirs, comme éblouis, ne se détournaient pas de ce regard qui semblait pénétrer au fond de la pensée engourdie encore. Puis, sur le visage pâli, une rougeur apparut. Orietta reprenait tout à fait ses esprits... Elle eut un mouvement pour s’écarter de l’étranger, pour échapper à la douce pression des doigts posés sur son front. Le jeune homme les retira et se redressa, développant ainsi sa haute taille souple, très élégante. Agnese s’agenouilla près de sa fille et lui saisit la main. – Ce n’est rien, ma chérie ! Un peu d’étourdissement causé par cette chute... mais tu seras tout à fait bien après un peu de repos. – Maman... Et vous ? – Moi, je n’ai rien, que quelques petites contusions, probablement. L’étranger dit, avec son accent autoritaire d’homme habitué à commander. – Si vous le voulez bien, madame, je vais aider mademoiselle à se lever, pour nous assurer qu’il n’y a chez elle aucun membre luxé. – Mais certainement, monsieur... De nouveau, le jeune homme se pencha, et, entre ses bras, souleva sans effort Orietta... Pendant quelques secondes, leurs visages se trouvèrent tout près l’un de l’autre, et les cheveux blonds frôlèrent la joue mate de l’inconnu. Mais cette fois, celui-ci ne regardait pas Mlle de Fervalles, peut-être dans l’intention de ne pas lui causer de gêne. Quand elle fut debout, il la soutint d’un côté, sa mère de l’autre, et elle fit quelques pas. La tête lui tourna un peu, et elle murmura : – Je suis tout étourdie... – Oui, vous avez été fortement secouée, mademoiselle. Mais il n’y a rien de grave... Voulez-vous bien, madame, me dire où je dois vous reconduire ? – Oh ! monsieur, combien je vous suis reconnaissante !... Nous habitons la Frênaie, une petite propriété que l’on aperçoit au tournant de cette route, sur une élévation de terrain. L’étranger eut un léger mouvement de surprise, et dit avec une intonation un peu singulière : – La Frênaie ?... Oui, je connais... Eh bien, madame, dès que le cheval sera relevé, nous partirons. Mon serviteur le conduira à la main jusque chez vous... Quant à la voiture, je la crois en assez mauvais état. Aurez-vous quelqu’un pour la faire prendre ? – Certainement, j’enverrai le domestique. Le jeune homme aida la mère et la fille à monter dans l’automobile superbe, où il s’assit en face d’elles. Un peu rassurée sur sa fille, commençant à se remettre elle-même de la commotion, Agnese remarqua alors l’allure très aristocratique de cet inconnu, la discrète élégance de sa tenue, l’énergique beauté, la hauteur dominatrice de cette physionomie d’homme... et surtout l’étrange, la mystérieuse séduction du regard où se succédaient l’ombre et la lumière, et qui semblait plonger jusqu’aux profondeurs de la pensée d’autrui. Ce fut, du moins, l’impression d’Agnese... Et elle en éprouva un malaise que sembla partager sa fille, car, tandis que les mains maternelles relevaient les admirables cheveux blonds que le choc avait détachés, Orietta baissait un peu ses paupières sur ses yeux qui venaient de rencontrer ceux de l’étranger. Celui-ci, en homme bien élevé, les détourna aussitôt et se pencha hors de la portière pour regarder ses domestiques occupés à détacher les traits et à relever le cheval, qui, lui aussi, paraissait devoir s’en tirer sans grand dommage. De temps à autre, l’inconnu donnait une indication, un ordre bref, aussitôt suivis avec un empressement respectueux par les deux hommes... Agnese pensait : « Qui est-il donc ?... Quelque grand personnage, certainement... » Il l’intimidait beaucoup, cet étranger de si grande mine et de physionomie si remarquable. Comme Orietta, elle avait envie de baisser les yeux dès qu’il tournait vers elle son superbe regard de maître. Assez rapidement, les deux serviteurs avaient remis le cheval sur ses jambes. Le chauffeur reprit alors sa place et l’automobile quitta le lieu de l’accident pour se diriger vers la Frênaie. Le trajet se fit en cinq minutes, pendant lesquelles l’étranger, le menton appuyé sur sa main, resta songeur, paraissant absorbé dans ses réflexions. La Frênaie était un vieux logis datant du dix-huitième siècle, que Belvayre avait acquis pour un prix minime et fait restaurer, agencer de façon confortable. Une cour le précédait, close d’une haute barrière de bois... À l’appel de la trompe, un domestique, grand garçon blond à la mine poupine, parut à la porte de la maison. L’étranger ordonna, du même ton sans réplique dont il parlait à ses serviteurs : – Venez ouvrir. L’autre obéit, l’air étonné... L’automobile franchit la barrière et vint s’arrêter devant la large porte vitrée ouverte sur le vestibule du rez-de-chaussée. Le jeune homme aida ses compagnes à descendre... Orietta, en mettant pied à terre, eut un court instant de défaillance. Il la retint entre ses bras et, comme elle se redressait, dit avec une nuance de douceur dans sa voix impérative : – Appuyez-vous sur mon bras, je vous en prie, mademoiselle. Il la conduisit à travers le vestibule, jusqu’à une pièce dont Agnese ouvrit la porte devant lui... C’était un petit salon-fumoir à l’usage de Belvayre. Agnese, rapidement, alla fermer la porte qui le faisait communiquer avec le salon voisin. – Mon père est infirme, expliqua-t-elle, et je voudrais lui éviter l’émotion qu’il éprouverait certainement en apprenant que sa petite-fille et moi avons failli être victimes de cet accident. Orietta fit observer, tout en s’appuyant sur le fauteuil vers lequel la conduisait le jeune homme : – Il a dû entendre le bruit de l’automobile. – Oui, c’est vrai !... Et il va s’inquiéter, s’agiter !... Mieux vaut peut-être lui dire tout de suite... L’inconnu déclara : – C’est en effet préférable. Il verra d’ailleurs aussitôt que mademoiselle votre fille et vous êtes sorties, après tout, indemnes de l’aventure. Une fatigue plus ou moins longue, quelques contusions, un peu d’ébranlement nerveux, voilà, je crois, tout ce que vous vaudra la criminelle imprudence de cet individu. Et avec son air de courtoisie un peu altière, il ajouta : – Puis-je encore, madame, vous être utile en quelque chose ?... Je le ferai avec plaisir, croyez-le. – Oh ! monsieur, merci ! Mais je crois que maintenant... Déjà, vous vous êtes tellement dérangé pour nous ! Et, en hésitant, mais poussée pourtant par la curiosité, Agnese demanda : – Je serais heureuse de savoir à qui je suis redevable de cette aide si aimablement donnée ? L’inconnu sourit légèrement, avec quelque ironie. – Je suis le comte Luigi Mancelli, madame. Agnese eut une exclamation : – Le comte... Mancelli ?... de Florence ? – Ma famille paternelle était en effet de cette ville. – J’ai connu un comte Mancelli... don Gaëtano... – C’était mon père. – Vraiment !... Depuis quelque temps, je voyais votre nom cité dans le carnet mondain du journal que je lis, et je me demandais si ce comte Mancelli appartenait à la même famille que les Mancelli de Florence... Nous sommes, en ce cas, des compatriotes. Mon père, don Luciano Pellarini, qui fut un sinologue estimé, apprit à don Gaëtano la langue et la littérature chinoises. – Je le sais, madame. – Connaissez-vous aussi la terrible et inexplicable infirmité dont fut atteint mon pauvre père, pendant un voyage en Chine, au cours duquel disparut mon frère ? – Je la connais. Il n’y avait pas trace de surprise sur la physionomie du comte et sa voix, en répondant à Mme Belvayre, était calme, nette, indifférente. Bien que cette froideur fût peu encourageante, Agnese poursuivit : – J’ai appris par hasard, il y a quelques années, l’accident mortel dont fut victime don Gaëtano... Le regard de Luigi devint sombre et son beau visage se durcit, pendant quelques secondes. Agnese continuait : – J’ai su aussi que son fils avait disparu... et plus tard, une de ses filles... Mais le premier a été retrouvé, puisque vous voilà. – J’ai été en effet retrouvé, puis élevé par les soins d’un excellent ami de mon père. – Et votre sœur ? – Ma sœur est toujours entre les mains de ceux qui l’ont enlevée. – Pauvre petite !... Est-il donc impossible de la leur reprendre ? – Vous me permettrez, madame, de ne pas répondre à cette question. Agnese resta interloquée par le ton hautain de cette réponse... Aussitôt, d’ailleurs, Luigi ajouta d’un air courtois : – Puisque nos familles ont eu autrefois des relations d’amitié, je me ferai un plaisir, madame, de venir prendre de vos nouvelles et de celles de mademoiselle votre fille. Agnese balbutia : – Mais ce sera pour nous aussi un grand plaisir... Le comte prit la main qu’elle lui tendait, puis se détourna pour s’incliner devant Orietta, dont les beaux yeux surpris et intéressés allaient de lui à sa mère, pendant ce colloque. – J’espère vous trouver complètement remise, mademoiselle. – Je l’espère aussi, monsieur... Et je vous remercie. Une petite main blanche et délicate s’offrait à lui, d’un geste hésitant. Il la prit, la tint quelques instants entre ses doigts... Et leurs yeux, de nouveau, se rencontrèrent : ceux de Luigi adoucis, discrètement admirateurs, ceux d’Orietta, sérieux et purs, un peu timides... puis tout à coup troublés. La vivante blancheur du joli visage se colora de rose léger, les cils soyeux battirent doucement et s’abaissèrent. Luigi laissa retomber les doigts un peu tremblants et se dirigea vers la porte, suivi d’Agnese à qui cette très rapide petite scène avait échappé. Sur le seuil, il dit à Mme Belvayre : – Je vous engage, madame, à faire mettre au lit mademoiselle votre fille. Elle a subi un assez fort ébranlement, et le repos complet lui sera nécessaire, pendant un jour ou deux. À ce moment, la porte donnant sur le salon voisin s’ouvrit, une femme d’une cinquantaine d’années, à la mise correcte et à l’air respectable, apparut en disant avec un fort accent allemand : – Don Luciano a entendu une automobile qui s’arrêtait, un bruit de voix ici... Le voilà qui s’inquiète... – Je vais le rassurer à l’instant, Dominica... Il n’y a rien de grave... rien du tout, grâce au ciel ! La demoiselle de compagnie glissait vers le comte Mancelli un coup d’œil surpris et méfiant... Lui, se détournant un peu, la regarda pendant quelques secondes. Elle baissa les yeux, décontenancée... Luigi sortit du salon, et, peu d’instants après, on entendit l’automobile qui s’éloignait. Dominica demanda : – Qui est donc ce monsieur ? – Un de mes compatriotes qui vient de se trouver bien à point pour nous porter secours... Mais venez, je vais vous raconter cela devant mon père... – Je vais avec vous près de grand-père, maman ! dit Orietta... Don Luciano était assis dans la pièce voisine, ses yeux anxieusement tournés vers la porte... Un éclair de joie les illumina à la vue d’Orietta qui, pour ne pas l’effrayer, dominait sa faiblesse et s’avançait seule vers lui. Elle entoura le vieillard de ses bras, l’embrassa avec de tendres paroles... Puis elle s’assit près de lui, et Agnese fit le récit de leur aventure, sans insister sur le grave danger qu’elles avaient couru. La mémoire ne devait pas être affaiblie chez don Luciano, car au nom de Mancelli une lueur d’intérêt apparut dans son regard. Orietta s’informa : – Qu’était ce comte Gaëtano Mancelli, maman ? – Un explorateur, un homme de grande valeur, paraît-il... N’est-ce pas, cher père ? Un battement de paupières fut la réponse affirmative du vieillard. – ... Il avait épousé une Française, Mlle de Varsac. Comme je l’ai dit tout à l’heure à son fils, j’ai appris depuis quelque temps seulement les malheurs qui leur sont advenus : le mystérieux enlèvement du petit garçon, la mort de la mère, qui ne put supporter ce chagrin, l’accident mortel de don Gaëtano, puis la disparition d’une des petites jumelles... À propos, Orietta, ne trouves-tu pas étrange cette façon de me répondre, au sujet de sa sœur ?... As-tu remarqué ? – Oui, maman... C’est que, vous savez, il n’est pas ordinaire, ce comte Mancelli ! Et la teinte rose, de nouveau, monta aux joues d’Orietta. – Oh ! non, loin de là !... Il a une physionomie !... des yeux !... Oh ! ses yeux surtout ! Vous avez vu, Dominica ? – Oui, des yeux magnifiques... et inquiétants. – Inquiétants ?... Évidemment... évidemment... Toutefois, on ne peut dire que cette physionomie soit antipathique... au contraire. L’Autrichienne déclara : – Je ne suis pas de votre avis, madame. Ce jeune homme, fort beau cavalier, j’en conviens, a d’ailleurs un air de morgue qui suffirait à lui seul pour le rendre désagréable. Orietta riposta, avec un regard qui prouvait que Mlle Hausen ne lui était pas plus sympathique que Belvayre. – Ne confondez pas la morgue, défaut de sottes gens, avec un air de fierté, de hauteur, un peu trop accentué chez le comte Mancelli, je le reconnais. Toutefois, sa physionomie dénote une telle supériorité d’intelligence, de volonté, une telle puissance, pourrait-on dire, que cet air-là lui sied après tout fort bien. Dominica eut un petit sourire à la fois doucereux et narquois. – Voilà notre Orietta déjà férue d’admiration pour ce beau comte Mancelli. Elle n’est, d’ailleurs, certainement pas la seule... Mais en jeune fille sérieuse, elle s’abstiendra de laisser courir son imagination vers de décevants et dangereux mirages. Orietta rougit, en répliquant avec une impatience ironique : – C’est vous qui avez de l’imagination et qui vous montez la tête à propos de rien. N’importe où qu’il paraisse, le comte Mancelli ne peut être que très remarqué. Voudriez-vous donc que je fasse l’hypocrite, en ayant l’air de ne pas m’apercevoir qu’il est fort au-dessus – par la mine tout au moins – du commun des mortels ? – Allons, allons, vous voilà encore partie en guerre, Orietta ! Quelle enfant susceptible !... Je sais parfaitement, ma chère petite, que vous êtes trop bien élevée pour avoir des idées romanesques, pour vous laisser conduire par des chimères. Toutefois, il me semble que les conseils d’une vieille amie comme moi devraient être mieux accueillis par votre inexpérience. Orietta, sans répondre, se pencha vers don Luciano et appuya sa joue fraîche contre le maigre visage ridé. – Cher grand-père, vous verrez peut-être bientôt le fils de votre ancien élève. Il a dit qu’il viendrait savoir de nos nouvelles... Les sourcils blonds de Mlle Hausen se rapprochèrent. – Il doit revenir ? Comme Agnese, à qui cela s’adressait, répondait affirmativement, l’Autrichienne déclara : – Il ne faudra pas en tout cas fatiguer don Luciano, en amenant ce jeune homme près de lui. D’ailleurs, puisqu’il ne reçoit aucune visite, il n’y a pas lieu de faire exception pour celle-là. – Mais est-ce que cela ne vous ferait pas plaisir, grand-père chéri ? Penchée vers le vieillard, Orietta plongeait son regard dans ses yeux qui seuls pouvaient exprimer la pensée dans cet être réduit à l’impuissance... Elle y vit une lueur de contentement, d’approbation. Et les paupières firent un signe affirmatif. La jeune fille s’écria : – Grand-père veut voir le comte Mancelli quand il viendra ! Dominica répliqua d’un ton tranquille : – Depuis le temps que je soigne et cherche à distraire de mon mieux votre grand-père, ma chère enfant, je sais mieux que vous ce qui lui est bon ou agréable. Je n’ignore pas que vous vous croyez un don particulier pour saisir sa pensée ; mais jusqu’à ce que nous en soyons bien persuadés, je juge préférable de m’en tenir à mon expérience, à celle de M. Belvayre surtout, qui connaît si bien don Luciano. Orietta tourna vers sa mère un regard qui disait clairement : « Et vous, n’allez-vous pas donner votre avis, puisqu’il s’agit de votre père ? » Mais Agnese s’était assise à l’écart et ne prenait aucune part à la discussion. Elle avait même l’air de ne pas l’entendre... Cette attitude de sa mère n’était pas nouvelle pour Orietta. Toujours et dès avant son second mariage, Agnese s’était effacée devant Mlle Hausen, dont le tranquille aplomb subjuguait sa volonté toujours vacillante. Les décisions de Dominica n’étaient que timidement discutées par elle, quand par hasard elle l’osait. Secrètement, sans vouloir se l’avouer, par respect filial, Orietta éprouvait une révolte de toute son âme fière et loyale devant cette lâcheté... Aujourd’hui encore, elle en fut péniblement saisie. Détournant d’Agnese son regard attristé, elle le reporta sur l’aïeul. Alors, dans les yeux attachés sur elle, la jeune fille lut clairement une protestation véhémente, une dénégation formelle qui ne pouvaient s’adresser qu’aux affirmations audacieuses de la demoiselle de compagnie. Elle songea, le cœur serré : « Il n’y a que moi qui comprenne grand-père, ici... Mais les autres sont-ils de bonne foi dans leur erreur ?... ou bien ?... Une pensée douloureuse, qui déjà lui était venue parfois les années précédentes, de nouveau lui traversa l’esprit... Mais, comme les autres fois, elle se demanda : « Quel intérêt pourraient-ils avoir à cela ? »
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