IIIBelvayre, en quittant sa belle-fille à la gare Montparnasse, avait pris le Nord-Sud pour gagner la rue d’Amsterdam, où il avait un pied-à-terre. Le dévoué Fritz y était à demeure pour recevoir la correspondance et accueillir les visiteurs... Belvayre n’avait pas donné d’explications à sa femme, au sujet de ce petit appartement dont l’utilité paraissait contestable, puisque la Frênaie était si proche de Paris, où d’ailleurs, en tant que romancier de petite notoriété, il n’avait rien qui l’appelât très souvent. Agnese avait à ce sujet des soupçons d’ailleurs devinés par lui et qu’il se gardait bien de combattre, car ils servaient parfaitement ses desseins. Mais elle était trop bien courbée sous le joug pour oser lui dire un mot à ce sujet. Il le savait et ne se gênait pas pour faire de continuelles absences, souvent sans daigner même la prévenir.
Ce matin-là, il dit à Fritz en entrant :
– Rien de nouveau ?
– Rien, monsieur... Mais il y a là M. Stebel, qui vient d’arriver et attend Monsieur.
Belvayre entra dans le cabinet de travail, et tendit la main à l’Allemand qui se levait.
– Bonjour, Stebel. Je vous ai envoyé un mot d’avance, pour vous donner ce rendez-vous, au sujet de ce que m’a appris votre billet... Mais figurez-vous que, d’autre part, vers le même temps, j’ai aussi entendu parler de ce comte Mancelli, tout à coup apparu sur la scène du monde !
– Ce n’est pas étonnant car on le donne comme un homme fort remarquable, physiquement et intellectuellement. En outre, il est doué, paraît-il, d’un très grand pouvoir de séduction. Les femmes en sont folles, naturellement, et il subjugue même les intelligences masculines les mieux trempées.
Belvayre eut un froncement de sourcils et, pendant un moment, resta silencieux.
Puis il demanda :
– Vous êtes sûr que c’est bien le fils de don Gaëtano ?
– Absolument sûr. En ce moment, on restaure sur son ordre le palais de Florence. Avant de venir s’installer à Paris, il a résidé pendant deux mois à son château de Monteyrac. D’ailleurs le prénom de Luigi concorde bien...
– En effet... Et j’ai su aussi qu’il avait acheté un ancien hôtel dans le faubourg Saint-Germain...
– Oui, l’hôtel de Sombreval, jusqu’alors occupé par plusieurs locataires.
– Mais quelle fortune a-t-il donc ?... La restauration du palais Mancelli, celle de cet hôtel et de son agencement intérieur, d’un luxe et d’un goût parfaits, dit-on, représentent une énorme dépense. Or, don Gaëtano et sa femme avaient chacun une très large aisance, rien de plus.
– Il a pu faire un héritage ?
– Pas du côté maternel, en tout cas, Mlle de Varsac n’ayant plus de famille au moment de son mariage... Il faudra voir à vous informer de cela, comme de tout ce qui concerne ce personnage, Stebel. Puisqu’il reparaît après une longue éclipse, nous allons tâcher de réparer notre échec d’autrefois. Peut-être aussi entendrons-nous parler à nouveau de son protecteur chinois, ce Li-Wang-Tsang avec lequel j’ai un compte à régler.
Un éclair de haine passa dans les prunelles grises de Belvayre, tandis qu’il prononçait ces mots.
Stebel fit observer :
– Il y a, m’a-t-on dit, un certain nombre de Chinois parmi la domesticité de l’hôtel de Sombreval. Tout ce monde – tant Européens qu’Asiatiques – se montre jusqu’ici d’une discrétion inviolable.
– Ils ne la garderont peut-être pas toujours... Mais nous avons affaire à des adversaires redoutables, Stebel... Souvenez-vous que tous ceux que nous avons chargés de les rechercher ont disparu ou sont morts de façon suspecte.
– En effet... Mais espérez-vous mieux réussir maintenant, Herr Belvayre ?
– Je veux en tout cas essayer... Voyons, avez-vous à me parler d’autre chose ? Je suis assez pressé, ce matin...
Quand Stebel lui eut rendu compte de diverses affaires, Belvayre le congédia, puis quitta à son tour le petit appartement. Il prit un taxi-auto à la gare Saint-Lazare et se fit arrêter boulevard Saint-Germain. De là, après de nombreux détours destinés à dépister ceux qui auraient eu l’idée de le suivre, il s’engagea dans la ruelle sur laquelle donnaient les derrières des hôtels de Sombreval et de Labrèze.
Au passage, il jeta un coup d’œil sur le mur du premier. La sortie qui existait là autrefois avait été murée par le précédent propriétaire, et jusqu’ici le nouveau ne l’avait pas rétablie.
Entre ses dents, Belvayre murmura :
– Voilà un voisin joliment gênant !
Rapidement, il ouvrit la petite porte dérobée de l’hôtel de Labrèze, et l’ayant refermée, il se trouva dans une petite cour étroite sur laquelle donnait un bâtiment des communs demeuré inutilisé.
Belvayre, redevenu le comte Martold, entra dans une petite pièce dont il avait seul la clef. Elle était meublée d’une table, d’une chaise et d’une glace... Dans un placard, le comte prit un costume et l’échangea contre celui qu’il portait. Puis il donna à sa coiffure quelques habiles coups de peigne, de telle sorte qu’elle parût quelque peu différente de celle de Belvayre... Cela fait, il quitta le bâtiment, traversa la cour assez large où se trouvaient écuries et communs et entra dans l’hôtel.
Un domestique qu’il rencontra ne parut aucunement étonné à sa vue. Nul n’ignorait, parmi le personnel du comte Martold, que celui-ci menait l’existence la plus irrégulière et qu’il s’était réservé cette issue clandestine pour avoir une plus entière liberté d’action.
Dans le vestibule du premier étage, Ludwig se heurta presque à deux jeunes filles qui sortaient d’une pièce.
L’une d’elles s’écria gaiement :
– Ah ! cher père, vous revoilà !... Que je suis contente !
Elle lui jeta ses bras autour du cou, et l’embrassa longuement.
Martold demanda d’un ton affectueux :
– Comment vas-tu, Adda ?
– Beaucoup mieux !... N’est-ce pas, Rosa ?
Elle s’adressait à sa compagne, une jeune fille brune, de petite taille, dont le fin visage très mat était tout éclairé par des yeux noirs sérieux et tristes, dans lesquels, à la vue de Martold, une lueur dure avait passé.
Une voix basse et grave répondit :
– Beaucoup mieux, en effet, comtesse.
Martold parut seulement alors s’apercevoir de la présence de cette jeune personne, qui l’avait salué avec un air de dignité tout à fait en rapport avec son apparence fort distinguée, bien qu’elle fût vêtue comme une personne de condition très modeste. Il lui adressa un bref signe de tête, et dit, en regardant de nouveau sa fille :
– Je te trouve en effet meilleure mine, Adda... T’es-tu bien amusée dans les réunions mondaines où t’a conduite ta tante Bettina ?
– Certes !... Et cet après-midi, nous allons à une garden-party chez Mme Homson, à Versailles. Ce sera quelque chose de charmant, car personne ne sait réussir comme elle ce genre de réceptions.
Martold dit, en affectant un air d’ironie :
– C’est chez elle que tu as fait la connaissance de ce nouvel astre masculin dont tu me parlais avec enthousiasme dans tes dernières lettres ?
Le teint clair d’Adda se couvrit d’une subite rougeur.
– Le comte Mancelli ?... Oui, c’est là que je l’ai vu. Quand vous le connaîtrez, papa, vous me direz si mon enthousiasme est exagéré.
– Sera-t-il demain à la villa des Cèdres ?
– Fort probablement. Il paraît assez intime avec Lewis Homson – qui, entre parenthèses, a l’air d’un tout petit garçon devant lui. C’est d’ailleurs une chose étonnante de voir le prestige qu’il exerce sur tous. Il inspire à la fois une sorte de crainte, de malaise et un singulier attrait, comme le disait dernièrement à ma tante M. de Lesvres... Et certaines gens ont à son égard une attitude surprenante – tel l’imposant et très orgueilleux prince Valtonyi, qui, l’autre jour, s’est incliné très bas devant lui, comme il le ferait tout au plus devant l’empereur lui-même.
Martold dit vivement :
– Ah ! Valtonyi le connaît !
Puis il eut un éclat de rire railleur, en ajoutant :
– Voilà un personnage qu’il me sera fort amusant de voir !... Il est très possible que je t’accompagne demain chez Mme Homson, Adda.
– Ah ! quel bonheur, papa. C’est moi qui vous ai donné cette bonne idée, en vous parlant du comte Mancelli. Oui, venez juger par vous-même. Vous me direz ensuite votre avis.
– Mais dès maintenant, ma chère petite, je t’avertis de surveiller ton imagination, sur laquelle ce jeune homme paraît avoir fait beaucoup trop d’impression.
De nouveau la rougeur reparut sur le joli visage, tandis qu’un mélange de confusion et d’impatience se discernait dans les yeux couleur de myosotis.
– Mais, papa, que voulez-vous que j’y fasse ! Il est trop différent de tous les autres pour ne pas attirer l’attention... et la retenir.
Le comte eut un léger mouvement d’épaules... Sans insister sur ce sujet, il dit en effleurant d’une caresse la mince figure de sa fille :
– Je vais voir ta grand-mère. À tout à l’heure.
– Et moi, je descends pour faire un peu de musique. Je veux jouer à Rosa, qui est si étonnamment mélomane, la dernière œuvre de Karl Spüller... Venez-vous, Roschen ?
Les deux jeunes filles se dirigèrent vers l’escalier... Adda était plus grande que sa compagne, et très mince, très élancée, dans son élégante et claire toilette d’intérieur. Mais Rosa, la demoiselle de compagnie, avait l’apparence tout aussi aristocratique, et plus de finesse dans les attaches, plus de grâce dans l’allure.
Martold murmura :
– Elle ressemble à son père !
Le front légèrement plissé, il se dirigea vers l’appartement de sa mère... Celle-ci restait pour lui la confidente, et aussi la complice de ses desseins au sujet des Pellarini. Bien que l’âge et l’obésité l’eussent alourdie, elle allait encore faire à la Frênaie de courts séjours, soi-disant venue d’Alsace pour voir « sa chère Agnese ». En outre, pendant les absences de Ludwig, elle le tenait par écrit au courant de tout ce qui pouvait l’intéresser, au point de vue spécial de son rôle secret.
Quand il l’eut embrassée, elle demanda :
– Eh bien, ce que je t’ai appris a un peu hâté ton retour, mon cher ami ?
– Très peu, car je me préparais à revenir la semaine prochaine... Mais c’est une chose bien importante que vous m’avez annoncée là, ma mère !... Pensez donc, cet homme, le pupille de Li-Wang-Tsang, devenant notre voisin !... Et ce n’est certes pas sans motif qu’il a choisi ce logis si proche du nôtre !
– Évidemment !... Que peut-il méditer contre nous ?
Martold dit sourdement :
– Il ne craint donc rien, ce Mancelli, pour venir se mettre ainsi à portée de ma vengeance ?... pour me défier en quelque sorte ?... Pourtant, je n’ai pas renoncé à le poursuivre, ni à savoir ce qu’est devenu mon fils !
– Ce voisinage est en effet une grande menace à notre adresse... J’en ai eu l’impression dès que j’ai connu le nom de l’acheteur de l’hôtel, c’est-à-dire au moment où, toute restauration achevée, le comte est venu s’y installer, il y a un mois environ. Il est aussitôt entré de plain-pied dans les milieux mondains les plus cotés, présenté par des personnalités telles que le duc de Lambelle, Mme Homson, Banguier, l’auteur dramatique, etc. Aussitôt, on est tombé en quasi adoration devant lui, parce qu’il est, parait-il, très beau, singulièrement séduisant, à sa manière – il se montre en effet hautain et réservé – puis encore à cause de la fortune immense qu’on lui suppose... laquelle, d’ailleurs, paraît assez vraisemblable, étant donné son train de vie.
– Mais ceux qui l’ont présenté le connaissaient-ils auparavant ?
– Oui. Mais impossible de savoir où et comment. Bettina et d’autres ont essayé, sans résultat. Pas plus M. de Lambelle que Mme Homson, ni Banguier, ni le prince Valtonyi n’ont donné autre chose que des réponses vagues.
– Je tâcherai de faire parler l’un ou l’autre... Valtonyi, peut-être... Je lui ai rendu quelques services. Il peut difficilement me refuser des renseignements s’il est à même de m’en donner...
« En résumé, de ce que vous m’avez écrit, de ce que m’ont dit tout à l’heure Adda et précédemment Stebel, que je viens de voir rue d’Amsterdam, je conclus que ce jeune comte Mancelli est un être peu ordinaire, assez énigmatique et exerçant, en dépit de son âge, un prestige singulier même sur des gens sérieux ?
– C’est bien en effet l’impression que m’en ont donnée Bettina, Oscar et d’autres personnes qui l’ont vu... Quant à Adda... je n’aimerais pas qu’elle le rencontrât trop souvent.
– Oui, elle me paraît bien enthousiasmée, elle qui jusqu’alors semblait indifférente pour tous les jeunes gens de sa connaissance... Il faudra surveiller cela. Voyez-vous qu’elle devienne amoureuse de lui ? Je n’ai certes pas besoin de cette complication !... D’ailleurs, j’y aurai l’œil moi-même. Car je veux faire la connaissance de ce jeune comte Mancelli – et pas plus tard qu’aujourd’hui. J’ai dit à Adda que je l’accompagnerais cet après-midi chez Mme Homson.
– Ce sera une entrevue... embarrassante. Car, certainement, il a été mis par son tuteur au courant de tout.
– Qu’importe ! Un jour ou l’autre nous nous rencontrerions quand même, ayant des relations communes, vivant dans le même monde et, qui plus est, habitant porte à porte... D’ailleurs, je tiens à relever son défi, à lui montrer que, moi non plus, je ne le crains pas.
La comtesse eut un regard perplexe vers la physionomie un peu crispée de son fils.
– Tu ne le crains pas... jusqu’à un certain point... Car, enfin, ses mystérieux protecteurs t’ont montré, autrefois, de quoi ils étaient capables et comment ils étaient au courant de tes faits et gestes. Il faut donc agir avec grande prudence, Ludwig, pour ne pas risquer un nouveau malheur, comme la disparition de notre pauvre petit Aloys.
Martold crispa le poing.
– Qu’en ont-ils fait ?... Dire que depuis lors je n’ai rien pu découvrir à son sujet !... Quelle ironie ! Me laisser la petite Mancelli et garder mon fils !... Ah ! si jamais je tiens quelqu’un de ces misérables !...
Et les mains du comte firent le geste d’étrangler un être invisible.
Après quelques instants de silence, la vieille dame fit observer :
– Cette Rosa est d’une nature bien renfermée – de plus en plus, semble-t-il. Adda l’a remarqué aussi.
Martold ricana :
– Elle est fière comme l’étaient son père et sa mère. Adda s’est prise d’affection pour elle, je ne sais pourquoi, car elle est froide et indifférente.
– Elle ne l’était pas il y a quelques années, quand tu la donnas à ta fille malade, à la fois pour la servir et la distraire. Mais j’ai constaté ce changement depuis quelque temps... Adda, qui a le cœur sensible, en est peinée. Mais si elle l’interroge à ce sujet, l’autre répond invariablement : « Je n’ai rien du tout, comtesse... Que voulez-vous que j’aie ? »
Martold leva les épaules.
– Quand Adda en aura assez de cette péronnelle, nous verrons à l’envoyer ailleurs... Ou, plutôt, je la marierai à un bon Allemand que je connais. Ce sera même d’une élémentaire prudence, à cause du voisinage de Mancelli.
– Oui, j’y pensais aussi ; c’est pourquoi je te parlais d’elle. Qui sait ! Il n’ignore peut-être pas qu’elle est ici !... Alors que nous ne savons rien d’Aloys !
– J’en doute. L’enfant a été élevée en Allemagne, par de modestes commerçants, et je ne l’ai fait venir près d’Adda que vers l’âge de quinze ans. Par mes soins, elle a un état civil allemand très en règle – ce qui, entre parenthèses, me met à l’abri des ennuis que pourrait essayer de me faire le comte Mancelli, au cas où il aurait des soupçons à cet égard... Non, vraiment, je ne crois pas avoir à me préoccuper de cela, même en supposant que mes adversaires n’ignorent pas sa véritable identité. Car, alors, si Mancelli avait voulu tenter de nous reprendre sa sœur, il n’aurait pas attendu jusqu’à présent, j’imagine ?
Le comte se leva, fit quelques pas vers la porte, puis demanda :
– Il y a des Chinois, parmi sa domesticité, m’a dit Stebel ?
– Oui, plusieurs.
– Li-Wang-Tsang est peut-être aussi près de lui – s’il vit encore, car il était déjà d’un certain âge.
Après un instant de réflexion, Martold ajouta :
– Nous aurions besoin d’avoir une intelligence dans la place.
– Ce sera difficile. Tous les domestiques ont un air fermé, la bouche close aux bavardages. Les nôtres, curieux au sujet de ces nouveaux voisins, ont essayé en vain de les faire parler.
– Nous verrons. Peut-être trouverons-nous un moyen.
Comme il allait ouvrir la porte, sa mère l’arrêta.
– Tu as ramené la petite Orietta ?
– Oui... la petite Orietta qui est une beauté comme on n’en voit guère. Avec cela, fort intelligente et passablement volontaire... Le mariage avec Borel n’ira pas tout seul, je le crains.
– Il faudrait déjà commencer de chapitrer Agnese à ce propos, pour qu’elle nous prépare les voies, par quelques insinuations bien placées.
– En effet, car je ne veux pas qu’Orietta reste longtemps à la Frênaie. Tout au contraire de son père et de sa mère, celle-là me paraît devoir être très clairvoyante... trop clairvoyante. De plus, elle prendrait trop d’influence sur son grand-père – d’autant mieux qu’elle doit être une charmeuse quand elle quitte cette mine froide dont elle m’honore. Aussi ai-je bien recommandé à Dominica de la surveiller de près et de me rendre compte de tout ce qui se passe là-bas.