II

2549 Mots
IILa Mailleraye datait du XVIIe siècle. Elle avait abrité d’abord une famille de petite noblesse, les Roux de Barbannes. Puis, au siècle dernier, elle était passée entre les mains des Maury par le mariage de la dernière des Barbannes avec Gustave Maury, notaire à Tulle. Aujourd’hui, elle appartenait à ma tante Amandine, dont j’étais l’unique héritière. Comme les Maury, pas plus que jadis les Barbannes, n’avaient jamais roulé sur l’or, la vieille demeure, privée des restaurations nécessaires, s’en allait doucement en ruine. Déjà, un des corps de logis se trouvait inhabitable. Le reste, quelque peu crevassé, était couvert d’une mousse verdâtre, depuis sa base jusqu’aux toits très hauts où manquaient nombre d’ardoises. Les arbres superbes qui enserraient étroitement la maison lui communiquaient, en effet, une humidité extrême, et point n’était besoin d’aller chercher plus loin la cause des rhumatismes dont, depuis des années, se plaignaient Philomène et Nicaise, nos deux domestiques. L’aspect morose, vraiment peu engageant de cette demeure frappa sans doute l’étranger, car je l’entendis qui murmurait entre ses dents : – Franchement, laisser cette enfant dans un tombeau pareil !... Au milieu de la cour mal pavée qui précédait la maison, Philomène tirait de l’eau au puits. Elle tourna vers nous son visage long et ridé, où le menton allait rejoindre la bouche édentée. – Eh ! qui est-ce que tu nous amènes-là ? dit sa voix aigrelette, exprimant la surprise. – Il paraît que c’est un parent de mon père. Il veut voir ma tante... Ah ! te voilà, mauvaise bête ! Je venais d’apercevoir un museau timide qui se risquait dans l’entrebâillement de la porte du bûcher. Je bondis de côté, poussai la porte toute grande et entrai. Tap s’était réfugié derrière une pile de bois ; je ne voyais guère que son nez rose et ses bons yeux qui m’imploraient. Sur mon appel, il sortit pourtant de sa cachette, et vint en rampant se coucher à mes pieds. Alors, je lui fis un discours bien senti, qu’il écouta humblement, en secouant doucement ses longues oreilles, ce que je traduisais par « Je comprends... je comprends ». Cela fait, je lui donnai une caresse en signe de pardon, et, tout étant ainsi réparé, je sortis du bûcher, avec mon chien sur les talons. La cour était déserte. Philomène avait sans doute introduit le visiteur. « Qu’il s’arrange avec ma tante ! pensai-je. Moi, je ne me soucie pas de lui. Pourquoi est-il venu ? Je n’avais pas besoin de le connaître ! » Dans le vestibule au dallage usé et aux murs écaillés, ma vieille chatte aveugle s’étirait paresseusement. Je la pris entre mes bras et, tout en la caressant, m’en allai vers la cuisine. Philomène écossait des haricots, en racontant à voix très haute quelque chose à Nicaise, son frère, un petit vieux aux trois quarts sourd qui entretenait tant bien que mal notre potager. Sans m’occuper d’eux, je m’en allai vers un vieux buffet et, tenant d’une main Lilette, j’employai l’autre à ouvrir le battant. – Tu vas encore me voler des pommes ? cria Philomène. Et les plus belles, naturellement ? Je me détournai brusquement, la tête dressée. – Dis donc, veux-tu employer un autre mot que ça ? Ces pommes ne sont pas à toi, j’imagine ? – Non, pour sûr ! grommela Philomène. Je savais de longue date les moyens à employer pour fermer la bouche à cette vieille femme, dévouée, mais hargneuse, et qui aurait souhaité me faire plier sous son autorité, comme elle le faisait à l’égard de ma tante. Mais je n’étais pas d’une pâte à me laisser dominer par elle, et, d’ailleurs, rien ne m’amusait comme l’air vexé que prenait en ces occasions-là cette brave Philomène. Je choisis une pomme à mon gré : puis, repoussant le battant, je m’assis dans un vieux fauteuil dépaillé, en installant Lilette sur mes genoux. Pendant un moment, on n’entendit que le grignotement de mes dents sur la pomme, le bruit des haricots tombant dans l’écuelle, le glissement des graines que triait Nicaise pour les enfermer dans des cornets de papier. – Est-ce que tu avais entendu parler de ce parent de mon père, Philomène ? demandai-je tout à coup. Elle répliqua d’un ton rogue : – Non, bien sûr ! C’est un de ses parents de Bretagne, probable ! Je me demande ce qu’il vient faire ici par exemple ! – Il vient nous apprendre que mon père est mort. Le mouvement des mains qui ouvraient sans relâche les cosses flétries s’arrêta un moment, Philomène fixa sur moi ses petits yeux étonnés. – Ah ! bah ! Il te l’a dit ? J’inclinai affirmativement la tête. Philomène, se penchant vers son frère, lui cria dans l’oreille : – Le père de la petite qui est mort, Nicaise ! – Ah ! dit tranquillement Nicaise, sans interrompre le tri de ses graines. Les doigts noueux de Philomène se remirent à leur besogne. La nouvelle, quelque funèbre qu’elle fût, ne provoquait aucune émotion chez les vieux serviteurs de la Mailleraye. Je ne m’en étonnai nullement. Plus que ma tante encore, nature molle portée à vite oublier, Nicaise et surtout Philomène gardaient une sourde rancune à celui qui avait fait pleurer ma mère. C’était Philomène qui avait contribué à me faire voir sous le plus noir aspect l’image de mon père. C’était elle qui m’avait raconté l’histoire de ce mariage, en y joignant de désobligeants commentaires à l’adresse de celui qu’elle appelait, avec une intraduisible expression, « le Parisien ». Germaine Maury, orpheline, était élevée dans un couvent de Limoges, et venait passer ses vacances chez sa tante, à la Mailleraye, où elle s’ennuyait fort. Elle était très jolie, elle aimait le mouvement et un peu la toilette, avouait Philomène avec indulgence ; mais elle n’avait pas de fortune. Mlle Amandine n’était pas riche non plus, et Germaine devait se priver de ce qui faisait l’objet de ses désirs. Un après-midi, tandis qu’elle se promenait dans le bois de châtaigniers avoisinant la Mailleraye, elle se trouva en face d’un jeune et élégant touriste qui venait de se fracturer la cheville, et se préparait à attendre avec résignation le passage, peut-être problématique, d’un naturel du pays. Vite, Germaine courut à la Mailleraye, en ramena Nicaise et Philomène qui transportèrent le jeune homme à la vieille maison. Alain Valprez y fut admirablement soigné. Quand il put marcher, il quitta la Mailleraye après de chaleureux remerciements. Mais au bout de huit jours, il revenait et demanda la main de Germaine. On la lui accorda bien vite. Pour cette jeune fille, presque sans dot, ce mariage était inespéré. M. Valprez possédait une assez grosse fortune, et avait, en outre, une certaine autorité comme écrivain. De plus il appartenait à une excellente famille et ses relations étaient nombreuses et fort belles, toutes dans un monde choisi. La jeune femme, radieuse, quitta la vieille demeure. Pendant un an, sa tante reçut des lettres enthousiastes, parlant de son « cher Alain », des fêtes, des réunions de toutes sortes où il la conduisait, et où elle était citée comme une reine de beauté. Puis le ton changea. Alain était un tyran, il la rendait malheureuse, il prétendait l’enfermer, lui interdire toute distraction, tandis que lui continuait de s’amuser. La vie devenait intenable. Un soir d’hiver, on la vit arriver à la Mailleraye, avec moi, qui avais un an. Elle était toute pâle, elle semblait n’avoir plus que le souffle et toussait beaucoup. Elle avait pris froid dernièrement à Paris, expliqua-t-elle, et ne se sentait pas bien du tout. Elle s’éteignit huit jours plus tard. Alors seulement, ma tante prévint mon père. Il arriva aussitôt, et lui fit une scène pour ne l’avoir pas averti de l’aggravation de l’état de sa femme. Lui racontait que c’était ma mère qui s’était rendue malade par l’existence follement mondaine qu’elle menait et qu’il avait en vain cherché à enrayer. C’était elle qui avait quitté la demeure conjugale, à la suite de remontrances un peu vives de la part de son mari au sujet d’une soirée, donnée par des financiers équivoques, à laquelle elle s’était rendue malgré sa défense. – Mais, tu comprends, ma petite, ajoutait Philomène, il avait beau jeu pour arranger une histoire, puisque la pauvre était couchée dans son cercueil. J’étais jeune, complètement dépourvue d’expérience ; j’étais douée d’un cœur ardent et d’une imagination exaltée par ma vie solitaire et vagabonde. Il ne fallut pas plus que ce récit, agrémenté des réflexions de Philomène sur le malheur des pauvres femmes et sur la malice des hommes, pour me faire prendre en grippe tout le sexe masculin, tandis qu’à mes yeux ma mère se présentait avec la physionomie d’une martyre. Après avoir conduit le cercueil de sa femme à l’église et au cimetière, mon père quitta la Mailleraye, me laissant à ma tante. Depuis lors, on ne le revit plus par ici. Cette manière de se désintéresser de moi n’était pas faite pour modifier mon opinion à son égard, d’autant moins que Philomène en prenait prétexte pour annoncer à ce propos les réflexions les plus sévères. Ainsi donc, mon père était devenu pour moi une sorte de monstre, que je gratifiais de toutes les laideurs physiques et morales, bien que Philomène m’eût dit qu’il était fort bel homme. Étant donné tout cela, il était fort compréhensible que la nouvelle de sa mort m’eût causé si peu d’émotions. Il n’y avait pas là ingratitude ou manque de sensibilité de ma part. La très rudimentaire éducation religieuse que j’avais reçue n’avait pu graver profondément dans mon âme, très entière et passablement fougueuse, le précepte de l’affection et du respect filiaux « quand même ». Or, en dehors de cette obligation que nul n’avait songé à me rappeler, il faut convenir qu’aucune raison ne pouvait me porter à regretter ce père inconnu. Je m’étais remise à croquer ma pomme, tout en caressant Lilette. Ma rencontre avec ce parent qui semblait tout à coup tombé du ciel me laissait très calme. C’était un parent de mon père – cela suffisait pour me le faire considérer avec une indifférence où entraient quelque peu d’antipathie et de défiance. Quant au motif de sa visite à ma tante, je n’en avais cure. La curiosité ne comptait pas parmi mes nombreux défauts. Pourvu qu’on me laissât vagabonder avec Tap et Miquette, ma chèvre borgne – je recueillais tous les invalides de la région – le reste m’importait peu. Une sonnette retentit tout à coup – une drôle de petite sonnette, toute grêle, comme cassée. – Tiens ! c’est Mlle Amandine ! dit Philomène. Vas-tu voir ce qu’elle veut, Gaïta ? Je suis pressée, avec tous ces haricots à écosser ! J’inclinai affirmativement la tête en me levant. Sans lâcher Lilette, ni mon dernier morceau de pomme, j’enfilai un long corridor dallé, aux murs suintant l’humidité, et j’entrai dans la chambre de ma tante. C’était une grande pièce tendue d’un papier moisi et déplorablement passé. Par les petits carreaux verdâtres des deux grandes fenêtres, un jour terne éclairait les vieux meubles qui s’en allaient de décrépitude et de manque de soins. Dans cette chambre vivait d’un bout de l’année à l’autre, et sans la quitter jamais, Mlle Amandine Maury, la tante de ma mère. Elle n’était pas infirme pourtant. C’était chez elle une idée fixe, qui datait d’un certain nombre d’années déjà, car je ne me souvenais pas de l’avoir vue sortir une seule fois de cette pièce. Là, elle partageait ses journées entre la lecture de romans, dont elle possédait toute une collection dans une petite bibliothèque placée au chevet de son lit, et la confection d’interminables tapisseries qui ne servaient à rien et s’empilaient dans le grenier, proie toute prête pour les mites. – Mais qu’est-ce que tu veux, ça lui fait passer le temps, la pauvre demoiselle ! disait Philomène qui semblait couvrir ma tante d’une sorte d’indulgente pitié, peut-être parce que ses instincts autoritaires ne trouvaient aucune résistance chez cette nature passive, uniquement préoccupée de s’éviter tout tracas. Quant à moi, je n’avais pour ma tante qu’une affection assez platonique comme l’était la sienne à mon égard. D’après Philomène, elle avait beaucoup aimé ma mère. Sans doute avait-elle épuisé là toute la sève de son cœur, car elle se montrait à peu près indifférente pour moi, se contentant d’un vague b****r, le soir, et d’un distrait : « Sois sage, petite. » Aujourd’hui, dès l’entrée, je remarquai aussitôt un semblant d’agitation sur son visage ridé et blafard, qu’encadraient de maigres bandeaux d’un blanc jaunâtre. Devant elle, Gildas Le Guernez était assis. Il se leva à mon entrée, tandis que la voix chevrotante de Mlle Amandine balbutiait : – Gaïta, ton tuteur veut te parler... Je levai les yeux, et rencontrai le même regard calme et ferme. – Oui, Gaïta, je faisais part de mes intentions à Mme Maury. Il est vraiment plus que temps de renoncer à l’existence, très pittoresque sans doute, mais des plus fantaisistes, que vous me paraissez avoir menée jusqu’ici. Avec de la bonne volonté de votre part, tout peut se réparer encore. J’ai l’intention de vous emmener à Paris, de vous mettre dans une excellente pension... Je bondis, en laissant glisser à terre la chatte effrayée par ce brusque mouvement. – En pension !... en pension ! dis-je d’une voix étouffée. Moi ! – Mais oui, vous, Gaïta. D’après ce que m’a dit Mlle Maury, votre instruction a été fort négligée. Si vous êtes intelligente et courageuse, vous pouvez rattraper le temps perdu... D’un geste v*****t, je lançai à l’autre bout de la chambre le morceau de pomme que je tenais toujours. – Vous croyez que j’irai ?... que je quitterai la Mailleraye ?... que je me laisserai enfermer ? Ah ! non, non ! Je sentais que j’étais rouge comme braise, et mes yeux devaient lancer des éclairs de colère, en s’attachant sur le visage de Gildas, toujours impassible, sauf un léger pli en travers de son front. – Il le faudra pourtant, Gaïta ! dit-il tranquillement. Vous verrez qu’après l’inévitable ennui des premiers jours vous vous y trouverez très heureuse. La directrice, religieuse sécularisée, est une personne de haute intelligence et de grand cœur, vous aurez là d’aimables compagnes... Et, pour une jeune personne habituée comme vous à l’espace et au grand air, un très vaste jardin et un superbe parc ne sont pas choses à dédaigner. Mais je crispai les poings et le couvris d’un regard de défi. – Je ne quitterai pas la Mailleraye !... jamais, jamais ! – Vous semblez intelligente, Gaïta. Comment ne comprenez-vous pas qu’il vous est impossible de mener plus longtemps cette existence de... jeune sauvage, passez-moi l’expression ! Sa voix prenait une intonation plus douce, plus persuasive, et il essayait de me saisir la main. Mais je reculai brusquement. – C’est cette existence-là que j’aime ! Laissez-moi en repos, ne vous occupez pas de moi ! criai-je furieusement. Sa physionomie devint sévère et froide. – Puisque vous êtes aussi déraisonnable, je serai forcé de vous traiter en enfant... Nous sommes aujourd’hui au 2 septembre, ajouta-t-il en se tournant vers ma tante, dont les petits yeux ternes nous considéraient avec effarement. Dans un mois exactement, je reviendrai pour chercher ma petite pupille. D’ici là, elle aura le temps de s’habituer à cette idée qui la révolte aujourd’hui. Vous voudrez bien, mademoiselle, lui faire préparer un petit trousseau, oh ! très peu de chose ! la directrice se chargera du reste. – Alors... c’est décidé... vous l’emmènerez ? dit la voix stupéfaite de ma tante. – Pour son bien, je le dois, mademoiselle. – Oui, c’est vrai... Moi, voyez-vous, je n’ai pas pu m’en occuper... Je n’ai pas la force... pas l’énergie... Elle passa sur son front sa main maigre sur laquelle les veines saillaient. – Emmenez-la... cela vaudra mieux pour elle. Je tournai vers ma tante un regard indigné. – Ah ! vous me renvoyez !... vous faites cause commune avec lui ! Mais je ne partirai pas !... non, non, non ! Je lançai à M. Le Guernez un coup d’œil de défi, et m’élançai hors de la chambre, exaspérée au plus haut point par le regard à la fois inflexible et compatissant que j’avais rencontré au passage. J’entrai comme une trombe dans la cuisine. – Savez-vous ce qu’il veut faire ?... M’emmener pour me mettre en pension ! Ma voix était si éclatante que Nicaise entendit. – Il serait peut-être bien temps ! marmonna-t-il. – Tais-toi donc ! riposta sa sœur. Elle est bien trop grande, maintenant ! Quand elle avait dix ans, oui, c’était le moment. J’en ai touché alors un mot à Mademoiselle. Mais elle ne se souciait pas de s’en occuper. Alors, le temps a passé comme ça. Maintenant, il est trop tard. Et puis, il est trop jeune pour s’occuper de ça, ce tuteur-là ! D’abord, je suis sûre que c’est un Parisien, ça se voit à son air, à sa manière de s’habiller. M. Valprez était comme ça. Une rancune et une défiance s’exprimaient dans l’accent de Philomène. – Qu’il soit parisien ou n’importe quoi, je m’en moque ! ripostai-je avec violence. Mais il pourra bien venir me chercher dans un mois !... Il verra s’il me trouve ! – Ce n’est pas moi qui te blâmerai, ma fille, dit tranquillement Philomène, en se remettant à l’écossage de ses haricots.
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