En début d’après-midi, on a tout entassé dans notre vieille Volvo vert foncé, puis on a pris la route. Cinq heures de trajet. Cinq longues heures presque silencieuses. Dylan, concentré sur la route, et moi, le regard perdu à travers la vitre.
Pendant la première moitié du voyage, je n’ai pas arrêté de me demander à quoi allait ressembler notre nouvelle vie là-bas. À quoi ressemblaient les gens ? Combien de temps on resterait cette fois ? J’espère surtout qu’il n’y aura pas de loups-garous dans le coin… Parce que cacher mon odeur et mon pouvoir surnaturel, tout le temps, c’est épuisant. Tu peux le dire encore une fois. É-pui-sant.
Parfois, j’aimerais juste… lâcher prise. Redevenir ce que je suis vraiment. Courir à travers la forêt sous ma forme de louve. Mais comme le dit toujours Fog, ce n’est pas possible. Pas ici. Pas maintenant.
Quand j’ai fini par me lasser de mes pensées, j’ai proposé à Fog de jouer à notre vieux jeu des voitures. Le principe est simple : deviner la couleur de la prochaine voiture qui va nous doubler. Un point pour chaque bonne réponse. Juste avant notre arrivée, le score était de 167 à 39 pour Fog. Autant dire que je suis nulle. Lui, il a un sixième sens pour ce genre de trucs. Tia, les talents ne sont visiblement pas bien répartis dans cette famille. Mais bon, au moins, ça chasse l’ennui.
Enfin, après ces heures de route, le village est apparu. Pas bien grand, mais déjà plus peuplé que certains endroits où on a vécu. Je trépigne intérieurement. J’ai hâte d’arriver. Je tourne la tête vers Dylan. Il a les yeux brillants, l'air tendu. De plus en plus tendu.
Je pose doucement ma main sur son avant-bras.
— Qu’est-ce qu’il y a ? je murmure.
Il garde les yeux fixés sur la fenêtre. Sa voix se tend :
— Elle est là. Je le sais.
Je le fixe, perplexe. Puis je comprends. Et à cet instant, Fog explose dans ma tête :
Il a trouvé sa compagne ! Notre frère a trouvé sa compagne ! C’est dingue, non ?
Alors pourquoi il a l’air si… contrarié ?
La réponse me frappe. S’il approche sa compagne, il risque de révéler sa véritable nature. Et il ne veut pas qu’on soit découverts. Pas à cause de moi. Il protège notre secret. D’un coup, c’est moins génial.
Mais... Et si on trouvait un moyen ? Il pourrait prétendre être un simple humain, non ? Un cousin éloigné ?
Fog… pour une fois, t’as une idée qui tient la route. Et j’y pensais aussi. Félicitations.
Merci, toujours un plaisir.
On en parle à Dylan. Il reste silencieux un instant, inquiet, puis finit par hocher la tête. Il accepte. Avec prudence, mais il accepte.
— Et l’école ? je demande.
Il jette un œil à sa montre.
— Lundi. Demain, donc.
Je me contente d’un signe de tête, le regard de nouveau tourné vers l’extérieur.
Peu après, la voiture ralentit. On s’arrête devant une maison en lisière du village, isolée, avec la forêt juste derrière. Dès que je sors, une odeur m’assaille. Des loups-garous. Et pas qu’un peu.
Je jette un regard inquiet à Dylan, qui me fait signe d’avancer. Je soupire, attrape ma valise et entre.
La maison est… parfaite. Un peu ancienne, à colombages, avec un petit jardin envahi par les herbes folles. Charmante. Simple. Discrète. Exactement ce que j’aime. Dylan me suit, ouvre la porte en chêne, puis me fait une révérence moqueuse.
— Après vous, Madame.
Je ris.
— Merci, noble Seigneur.
L’intérieur est aussi chaleureux que l’extérieur. Bois, modernité, simplicité. Juste ce qu’il faut. Il y a une cuisine, deux salles de bains, deux chambres, un salon. Je monte l’escalier avec ma valise et me retrouve face à trois portes.
La première, une chambre avec vue sur l’allée. La deuxième, la salle de bain. Et la troisième… Ma préférée.
Une pièce lumineuse, murs blancs, parquet chaleureux, et surtout : une grande porte-fenêtre qui donne sur un balcon avec vue directe sur la forêt. C’est magnifique. Le soleil d’automne filtre à travers les arbres. Un tableau vivant.
Je pose ma valise près de l’armoire, m’avance jusqu’au balcon, l’ouvre. L’air frais me frappe doucement le visage. Je pose mes coudes sur la rambarde et observe.
La forêt s’étend à perte de vue. Feuillus, conifères, un patchwork doré et vert. Un appel silencieux.
— On a assez contemplé les arbres, non ? grogne Fog. Surtout si on n’a pas le droit d’y mettre les pattes…
Je souris malgré moi, me retourne et manque de heurter Dylan. Il sourit
.
— Tu prends celle avec la belle vue. De toute façon, je ne serai pas là souvent.
Je hoche la tête. Je le sens. Il ne compte pas repartir. Pas cette fois. Ce village est notre nouveau point d’ancrage.
Mais moi… dans deux ans, je serai majeure. Je partirai. Et Dylan restera ici, avec elle. J’espère qu’elle est gentille…
Fog me ramène à la réalité :
— Et si tu commençais à t’installer un peu, au lieu de rêver ?
Je soupire et me mets à déballer. Puis, je sors une photo de ma valise. Une vieille photo de mes parents. Papa enlace maman au milieu d’un champ de fleurs. Ils sont beaux. Heureux.
— Est-ce qu’on va trouver notre compagnon, un jour ? demande Fog.
J’espère que non. Parce que je le sais… Il suffit d’un regard, d’un parfum… et on est perdus. Complètement.
— S’il te plaît, déesse de la lune… ne me le fais jamais croiser. Je ne veux pas le mettre en danger. Je ne veux pas de ça. Pas maintenant.