Chapitre 7

2966 Mots
Mais non, mais non, ils ne penseront jamais que je sois la personne que vous leur avez décrite ainsi. – Par les cieux ! s’ils ne le pensent pas, je les jetterai hors d’ici à grands coups de pied, comme des ganaches. Quel compagnon avez-là ? (Catherine satisfit sa curiosité.) Tilney, répéta-t-il, hum ! Je ne le connais pas. Bonne tournure, bien bâti. A-t-il besoin d’un cheval ? J’ai ici un ami, Sam Fletcher, qui en a un à vendre. Une fameuse bête pour la route ; quarante guinées seulement. J’ai eu cinquante fois envie de l’acheter, car c’est une de mes maximes : quand vous rencontrez un bon cheval, achetez-le ; mais celui-là n’est pas ce qu’il me faut : il ne vaudrait rien pour galoper à travers champs. Je donnerais de l’argent pour un bon hunter. J’en ai maintenant trois, les meilleurs qu’on ait jamais montés. Je ne les céderais pas pour huit cents guinées. Fletcher et moi avons l’intention de prendre une maison dans le Leicestershire, à la saison prochaine. C’est bougrement inconfortable de vivre à l’auberge. Ce fut la dernière sentence dont il put fatiguer Catherine, car un irrésistible flot de jupes l’emporta. M. Tilney se rapprocha. – Ce monsieur, lui dit-il, aurait lassé ma patience s’il était resté avec vous une demi-minute de plus. Nous avons fait un contrat d’amabilité réciproque pour un soir, et l’amabilité de chacun de nous appartient à l’autre tout ce temps-là. Personne ne peut forcer l’attention de l’un sans attenter aux droits de l’autre. Je considère la contredanse comme l’emblème du mariage. Là et là, miss Morland, la fidélité et l’affection sont les devoirs principaux ; et les gens qui ne sont disposés ni à danser ni à se marier n’ont rien à faire avec les danseuses ou les femmes de leurs voisins. – Ce sont là choses si différentes… – … que vous croyez qu’elles ne peuvent être comparées ? – Je le crois. Les gens qui se marient ne peuvent jamais se séparer. Ceux qui dansent se tiennent en face l’un de l’autre dans une grande salle, pendant une demiheure. – Et telle est votre définition du mariage et de la danse. Sous ce jour, certainement leur ressemblance n’est pas frappante : mais je veux bien les voir de votre point de vue. Vous en conviendrez : dans les deux cas, l’homme a la faculté de choisir, la femme, seulement celle de refuser ; dans les deux cas, il y a entre l’homme et la femme un engagement formé pour l’avantage de chacun ; une fois cet engagement conclu et jusqu’à sa dissolution, ils appartiennent exclusivement l’un à l’autre : c’est le devoir de chacun de ne donner à son partenaire nul motif de regretter n’avoir pas disposé autrement de soi ; c’est l’intérêt de chacun de ne pas s’attarder complaisamment aux perfections des étrangers et de ne pas s’imaginer qu’avec eux la vie eût été plus belle. Me concédez-vous tout cela ? – Oui, et tout cela est bel et bon : pourtant ce sont choses bien différentes. Je ne puis les voir sous le même angle ni croire qu’elles comportent les mêmes devoirs. – À certain égard, il y a, en effet, une différence. Dans le mariage, l’homme est supposé subvenir aux besoins de la femme, la femme rendre la maison agréable à son mari. Il ravitaille et elle sourit. Dans la danse, ces obligations sont exactement inverses : à lui, incombent les gracieusetés et les complaisances, tandis qu’elle fournit l’éventail et l’eau de lavande. C’était, j’imagine, la différence de devoirs qui vous paraissait rendre impossible une comparaison. – Non, vraiment, je ne pensais pas à cela. – Alors je n’y suis plus. Pourtant, une remarque encore. Cette disposition de votre esprit est plutôt alarmante. Vous niez toute similitude dans les obligations ; ne puisje pas de cela inférer que vos notions des devoirs d’une personne qui danse ne sont pas aussi précises que pourrait le souhaiter votre partenaire ? N’ai-je pas raison de craindre que si le gentleman qui vous parlait tout à l’heure revenait ici, ou si quelque autre gentleman s’adressait à vous, rien ne vous dissuaderait de prolonger la conversation avec lui ? – M. Thorpe est un ami intime de mon frère. S’il me parle, je dois lui répondre ; mais, outre lui, il y a à peine trois jeunes gens dans la salle que je connaisse. – Et c’est ma seule sauvegarde ? hélas, hélas ! – Mais… vous ne sauriez en avoir de meilleure ; car si je ne connais pas les gens, je ne leur parlerai pas, et, au surplus, je ne désire parler à personne. – Vous venez de me donner une sécurité de bon aloi, et je puis continuer. Trouvez-vous Bath aussi agréable que lorsque j’eus l’honneur de m’en enquérir déjà ? – Oui, certes ; et plus encore. Vraiment. – Plus encore ! Prenez garde, ou vous oublierez d’en être fatiguée en temps convenable. On doit en être fatigué au bout de six semaines. – Je ne pense pas que je puisse m’en fatiguer, quand j’y resterais six mois. – Bath, au prix de Londres, est fastidieux, et chacun fait cette découverte chaque année. Pour six semaines, je veux que Bath soit assez agréable ; mais, ce temps passé, c’est le plus ennuyeux séjour qui soit. Vous entendrez dire cela par des gens de toute catégorie, qui viennent régulièrement chaque hiver étirer leurs six semaines en dix ou douze, et qui s’en vont enfin parce qu’ils ne peuvent pas se permettre de rester plus longtemps. – Soit. Il faut donc juger par soi-même. Et les gens qui connaissent Londres peuvent dédaigner Bath. Mais moi, qui habite un petit village perdu dans la campagne, je ne peux vraiment pas trouver Bath plus monotone que mon village : il y a ici une variété de distractions, une variété de choses à voir et à faire… – Vous n’aimez pas beaucoup la campagne ? – Si, beaucoup. J’y ai toujours vécu et j’y ai toujours été heureuse. Mais certainement il y a plus de monotonie dans la vie de campagne que dans la vie de Bath. Une journée à la campagne est semblable à la journée suivante et à toutes les autres. – Mais vous employez votre temps d’une façon plus raisonnable, à la campagne. – Croyez-vous ? – Ne croyez-vous pas ? – Je ne crois pas qu’il y ait grande différence. – Ici vous êtes en quête d’amusements tout le long du jour. – Et de même à la campagne ; mais j’en trouve moins. Je me promène ici, et ainsi fais-je là-bas ; ici, du moins je vois des gens plein les rues, et là-bas je ne peux rien voir que Mme Allen. M. Tilney s’amusait fort. – Ne rien voir que Mme Allen ! répétait-il. Quel tableau de détresse intellectuelle ! Mais, quand vous retomberez dans cet abîme, vous aurez un thème. Vous pourrez parler de Bath et de tout ce que vous y aurez fait. – Oh ! oui ; je ne serai plus jamais embarrassée pour parler à Mme Allen ou à n’importe qui. Je crois vraiment que je parlerai toujours de Bath, quand je serai de retour à la maison ; j’aime tant Bath ! Si seulement j’avais ici papa et maman et le reste de ma famille, je serais trop heureuse. L’arrivée de James, mon frère aîné, m’a été très agréable ; et, justement, il avait pour amis intimes les membres de cette famille avec laquelle nous nous sommes liés ! Oh ! comment peut-on se fatiguer de Bath ? – Pas ceux qui y apportent de si frais sentiments. Mais papas et mamans et frères et amis intimes tout cela est bien suranné pour la plupart des habitués de Bath, et s’intéresser au bal, au théâtre et au spectacle de la vie quotidienne ne l’est pas moins. Là finit leur conversation, de par les exigences de la danse. Bientôt après qu’ils eurent atteint le bout de la salle, Catherine se sentit regardée attentivement par un gentleman qui se tenait, parmi les spectateurs, immédiatement derrière M. Tilney. C’était un homme de belle allure et de masque énergique, dont la jeunesse était passée, mais non pas la vitalité. Elle le vit bientôt qui, la regardant toujours, disait familièrement à voix basse quelques mots à M. Tilney. Confuse d’appeler l’attention et rougissante, elle détourna la tête. Le gentleman parti, M. Tilney, se rapprochant d’elle : – Je vois que vous êtes inquiète de ce qui vient de m’être demandé. Ce gentleman connaît maintenant votre nom, vous avez le droit de connaître le sien. C’est le général Tilney, mon père. La réponse de Catherine fut simplement : « Oh ! » mais ce fut un « Oh ! » expressif. Elle suivit des yeux le général qui circulait à travers la foule. « Quelle belle famille ! » pensa-t-elle. En causant avec Mlle Tilney un instant après, elle sentit naître en elle une nouvelle source de félicité. Elle n’avait jamais fait d’excursion à la campagne depuis son arrivée à Bath. Mlle Tilney, à qui tous les environs étaient familiers, en parlait de temps en temps, ce qui rendait Catherine plus impatiente encore de les connaître. Sur sa crainte exprimée de ne trouver personne qui les lui montrât, le frère et la sœur lui proposèrent de l’emmener un jour ou l’autre. – Cela me plaira plus que tout au monde, s’écria-t-elle ; mais, laissez-moi vous en prier, allons demain. Ils acceptèrent, sous la réserve, faite par Mlle Tilney, qu’il ne plût pas, – et Catherine était convaincue qu’il ne pleuvrait pas. À midi ils iraient la chercher, Pulteney Street. « N’oubliez pas, midi » fut le mot d’adieu de Catherine à sa nouvelle amie. L’autre amie, l’ancienne amie, l’amie en possession d’état, Isabelle, dont elle avait expérimenté pendant quinze jours la fidélité et les mérites, elle ne la vit presque pas de la soirée. Elle eût voulu pourtant lui dire son bonheur. Mais elle se soumit joyeusement au désir de M. Allen, de rentrer tôt, et, jusqu’à la maison, ses pensées dansèrent en elle, comme elle dansait dans la voiture. Le lendemain matin, le temps était très indécis ; le soleil faisait de bien vagues efforts pour percer. Catherine en tira le meilleur augure. À cette époque de l’année, quand il faisait trop beau temps le matin, il pleuvait dans l’après-midi ; et une matinée nuageuse laissait le champ libre à toutes améliorations. Elle en appela à M. Allen, afin qu’il confirmât son présage. Mais M. Allen, en cet exil, n’avait pas son ciel à lui ni son baromètre : il refusa d’annoncer le beau temps. Elle en appela à Mme Allen, dont l’opinion fut plus positive. Mme Allen ne doutait point que la journée fût à souhait, – si les nuages se dissipaient et si apparaissait le soleil. Vers onze heures, quelques gouttes de pluie sur les vitres attirèrent l’attention de Catherine. – Oh ! je crois que le temps sera humide. Pas de promenade pour moi aujourd’hui, soupira-t-elle. Peut-être ce ne sera-t-il rien, peut-être cessera-t-il de pleuvoir avant midi. – Peut-être, mais alors, ma chère, il fera si sale… – Oh ! il n’importe : je ne crains pas la boue. – Oui, répondit très placidement son amie, vous ne craignez pas la boue. Un silence. – Il pleut de plus en plus fort, dit Catherine debout devant la fenêtre. – En effet. S’il continue à pleuvoir, les rues seront bien mouillées. – Déjà quatre parapluies ouverts. Je hais la vue d’un parapluie. – C’est si ennuyeux, à porter. – La matinée s’annonçait si bien. J’étais si convaincue qu’il ne pleuvrait pas. – Qui ne l’aurait cru, en effet ? Il y aura bien peu de monde à la Pump-Room s’il pleut toute la matinée. M. Allen fera bien de mettre son manteau quand il sortira ; mais je suis sûre qu’il ne le mettra pas : tout plutôt que de sortir avec un manteau ! Je m’étonne qu’il n’aime pas cela : ce doit être si confortable. La pluie continuait à tomber assez fort. De cinq en cinq minutes, Catherine allait à la pendule et, au retour, déclarait que, s’il pleuvait cinq minutes de plus, elle cesserait d’espérer. La pendule marqua midi, et il pleuvait toujours. – Vous ne pourrez pas sortir, ma chère. – Je ne désespère pas encore tout à fait. Je ne renoncerai pas à espérer avant midi et quart. C’est juste le moment de la journée où le temps peut s’éclaircir. Déjà, il me semble, il fait un peu moins sombre. Là ! il est midi vingt. Je me rends. Oh ! s’il faisait ici le temps qu’il faisait à Udolphe, la nuit que le pauvre Saint-Aubin mourut, un si beau temps ! À midi et demi, – et Catherine désormais sans espoir, avait cessé de scruter le ciel, – le ciel commença à s’éclaircir. Un rayon atteignit la jeune fille. Elle leva la tête. Les nuages se dissipaient. Elle se campa devant la fenêtre, pour épier et saluer l’avènement du soleil. Dix minutes plus tard, il était avéré que l’après-midi serait très belle, ce qui justifiait l’opinion de Mme Allen, « qui avait toujours pensé que le temps s’éclaircirait ». Mais Catherine pouvait-elle encore espérer la venue de ses amis ? N’avait-il pas plu trop fort pour que Mlle Tilney se risquât à sortir ? Il y avait trop de boue pour que Mme Allen accompagnât son mari à la PumpRoom. M. Allen sortit donc seul. Il était à peine au bout de la rue, quand l’attention de Catherine fut attirée par deux voitures découvertes, charriant trois personnes, ces mêmes voitures et ces mêmes personnes dont l’arrivée l’avait tant surprise quelques jours auparavant. – Isabelle, mon frère et M. Thorpe ! Ils viennent pour moi, peut-être ; mais je n’irai pas : vraiment, je ne peux pas aller, car, vous le savez, il n’est pas encore dit que Mlle Tilney ne vienne pas. Mme Allen en convint. Cependant John Thorpe montait l’escalier à grandes enjambées. – Dépêchez-vous ! dépêchez-vous, miss Morland ! cria-t-il en ouvrant la porte. Mettez vite votre chapeau. Pas de temps à perdre ! Nous allons à Bristol. Comment ça va, madame Allen ? – À Bristol ? n’est-ce pas très loin ? Quoi qu’il en soit, je ne puis vous accompagner : je suis engagée. J’attends des amis d’un moment à l’autre. Thorpe se récriait : « ce n’était pas une raison. » Mme Allen fut appelée à l’aide. Alors Isabelle et James entrèrent prêter secours à John Thorpe. – Ma chère Catherine, ce sera délicieux, une promenade divine. Vous nous devez, à votre frère et à moi, des remercîments. L’idée de cette excursion nous est venue à tous deux, pendant le déjeuner. Et nous serions en route depuis deux heures, n’eût été cette détestable pluie. N’importe. Les nuits sont claires. Nous ferons une exquise promenade. Je suis en extase à la pensée d’un peu de campagne et de tranquillité. C’est bien mieux que d’aller aux Lower Rooms. Nous irons directement à Clifton, où nous dînerons. Aussitôt après le dîner, si nous en avons le temps, nous partirons pour Kingsweston. – Je doute que nous puissions faire tout cela, dit Morland. – Espèce de trouble-fête ! s’écria Thorpe. Nous en ferons dix fois plus. Kingsweston, eh ! Et Blaize Castle aussi ! Et tout ce dont nous entendrons parler ! Mais voilà votre sœur qui ne veut pas venir !… – Blaize Castle, dit Catherine, qu’est cela ? – Le plus joli coin de l’Angleterre. Cela vaut qu’on fasse cinquante milles, n’importe quand, pour le voir. – Est-ce vraiment un château ? Un vieux château ? – Le plus vieux du royaume. – Comme ceux dont on parle dans les livres ? – Exactement. Tout à fait le même. – Mais a-t-il réellement des tours, de longs couloirs ? – Par douzaines. – J’aimerais bien le voir. Mais je ne peux pas, je ne peux pas vous accompagner. – Ne pas nous accompagner, ma chère âme ! Que voulez-vous dire ? – Je ne puis pas, parce que… (elle baissait les yeux, craignant le sourire d’Isabelle) j’attends Mlle Tilney et son frère qui doivent me venir prendre pour une promenade à la campagne. Ils avaient promis d’être là à midi, à moins qu’il plût. Maintenant qu’il fait si beau, je crois qu’ils seront bientôt ici. – Non, s’écria Thorpe. Comme nous tournions Broad Street, je les ai vus. N’a-t-il pas un phaéton avec de beaux alezans ? – Je ne sais pas. – Je sais qu’oui. C’est bien l’individu avec qui vous avez dansé hier soir, n’est-ce pas ? – Oui. – Eh bien ! je l’ai vu, qui montait Lansdown Road. Il promenait une pimpante fille. – Vous l’avez vu, vraiment ? – Vu, sur mon âme ! Reconnu tout de suite ! Et il m’a même semblé qu’il avait de beaux chevaux. – C’est bien singulier ! Sans doute pensait-il qu’il ferait trop de boue pour se promener. – Et avec raison. De ma vie, je n’ai vu tant de boue. Marcher ! Vous voleriez plutôt ! Il n’a pas fait si sale de tout l’hiver. De la boue jusqu’à la cheville. Isabelle corrobora ces informations. – Ma chère Catherine, vous ne sauriez vous faire une idée de cette boue. Venez, il faut que vous veniez, vous ne pouvez plus refuser de venir. – J’aimerais voir ce château… Mais… peut-on le visiter entièrement ? Peut-on monter chaque escalier, errer dans l’enfilade des salles ? – Oui, oui ! Visiter les moindres trous, les moindres recoins. – Mais s’ils ne sont sortis que pour une heure, jusqu’à ce qu’il fasse plus sec, et s’ils viennent me chercher ensuite…
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