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1« Napoléon est très à la mode, cette année ; cela fait pourtant plus de deux cents ans qu’il n’a pas remis les pieds à Genève. » Héloïse ne put s’empêcher de sourire. Les textes de Benjamin Girard étaient toujours d’un bon niveau littéraire. Depuis qu’elle enseignait au Collège Calvin, elle avait rarement connu pareil esprit, frondeur autant que raffiné. L’oiseau avait pourtant toutes les options de son âge : le rire tonitruant, l’iPhone greffé dans la main, la mèche rebelle cent fois rejetée en arrière et cette façon de larguer son sac à dos sur son pupitre… Un ado normal. Sauf que brillant. En découvrant son nom en septembre sur la liste des élèves, Héloïse s’était demandé comment elle allait gérer la présence de ce Girard dans sa classe. Il y en avait eu un autre dans sa vie, quelques années auparavant. Lucas Girard. Un gaillard d’un mètre quatre-vingt, aux yeux verts perçants, aux boucles brunes, qui menait aujourd’hui de brillantes recherches en archéologie. Lucas et Héloïse s’étaient connus à l’Université. Ils avaient partagé un coup de foudre réciproque et v*****t. Une sorte de vague qui emporte tout, qui roule sur les convenances. Ils ne s’étaient plus quittés pendant quelques mois. Et Lucas était parti pour un voyage d’études de plusieurs semaines en Jordanie. Leurs appels s’étaient espacés. Héloïse avait croisé François. Un homme plus âgé, posé, installé dans la vie. La sécurité enrobée de tendresse. Sans nouvelles de Lucas, elle s’était dit que François la distrairait en attendant son retour. Mais on ne résistait pas à un François amoureux. Le mariage et l’arrivée de Louis se suivirent à une telle vitesse qu’Héloïse n’eut pas le temps de prévenir Lucas. C’est du moins ce qu’elle avait essayé de lui dire à son retour d’un voyage beaucoup plus long que prévu. Mais il n’avait même pas écouté ses explications jusqu’à la fin. Elle n’oublierait jamais le regard qu’il lui avait lancé ce jour-là. Un mélange de blessure et de haine. Elle ne l’avait jamais revu. Le hasard des grilles scolaires avait donc voulu qu’elle retrouvât un Girard sur sa liste. Benjamin Girard. Seize ans. Le portrait de Lucas. Un jeune frère issu du remariage de son père. Même physique, même intelligence, même audace. Lucas en plus jeune. « C’est grâce à l’empereur, finalement, que Genève est devenue suisse. C’est ce que j’ai envie de démontrer. Je le ferai en évoquant comment Bonaparte nous a apporté la paix, avant de nous dégoûter à un tel point du pouvoir totalitaire que nous nous sommes rattachés à la Suisse. En le racontant par la voix d’un homme du XVIIIe siècle. » Héloïse retrouvait la « patte » de Lucas. Elle devinait l’origine de l’inspiration de Benjamin. Mais il n’y aurait qu’elle pour le savoir. Et puis cet intérêt pour l’histoire genevoise apportait de l’eau à son moulin. Elle militait depuis bien avant son diplôme pour un renforcement de l’enseignement de l’histoire suisse. Encore un héritage de son oncle Aymon et de toute une lignée de Galiffe, auteurs d’importants écrits sur Genève. À midi, elle rejoindrait d’ailleurs le groupe d’enseignants novateurs auquel elle avait adhéré il y a peu. Par lassitude d’un enseignement tourné vers le monde, mais qui ne permettait pas aux jeunes Genevois de connaître correctement l’histoire de leur lieu de naissance. L’année 2013 était le bon moment pour agir de façon concrète. Il était temps que l’on parle aux collégiens de la période française de leur cité, surtout à l’heure où l’on s’apprêtait à célébrer les deux cents ans de la Restauration de la République. Le sujet choisi par Benjamin démontrait que l’intérêt existait. Qu’il y avait des lacunes à combler. Que la Genève napoléonienne était pour nos enfants – et pour combien de leurs concitoyens adultes ? – une vraie bouteille à l’encre. Quand la cloche sonna, quelques élèves finalisaient leur rédaction. Les autres étaient déjà partis. Héloïse se mit à relever les copies tandis que la salle se vidait. L’enseignante était occupée à placer les documents dans une serviette en cuir lorsqu’elle sentit une présence à ses côtés. Le jeune Girard la regardait avec un sourire énigmatique. Il ressemblait tant à son grand frère ! Elle en eut la chair de poule. « Ça ne va pas recommencer ! » Elle espéra que l’adolescent ne percevait pas son trouble en se tournant vers lui : – Une question, Benjamin ? – J’ai découvert dans la bibliothèque de mon frère un vieux bouquin. Je me demandais s’il pourrait m’être utile. Il sortit l’ouvrage de son sac et le lâcha sans ménagement sur la table. Héloïse reconnut immédiatement Matériaux pour l’histoire de Genève, écrit par un de ses ancêtres, Jacques-Auguste Galiffe. Ses yeux se brouillèrent. L’adolescent la fixait avec un petit sourire que, dans son trouble, elle perçut comme un défi. Mais elle se reprit : le gamin ne pouvait pas savoir. Héritière d’une lignée d’historiens genevois, elle avait plusieurs fois lu cet ouvrage dans les bras de son oncle Aymon qu’elle ne voyait plus et qui lui manquait tant…
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