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1011 Mots
2Aymon Galiffe se passa rapidement la main sur le crâne, comme il le faisait chaque fois qu’il était perturbé. Le courrier qu’il tenait entre ses mains n’était pas une surprise. Il avait appris il y a quelques mois que ce qu’il restait de la propriété familiale allait être annexé aux territoires de l’Organisation des Nations Unies qui grappillait des parcelles alentour depuis des années. Autrefois, Chambésy était constitué d’immenses domaines vallonnés qui offraient sur le Mont-Blanc et les Alpes une des plus belles vues du monde. Quelques familles possédaient ici leur résidence d’été. Petits châteaux et ports privés. Les Galiffe étaient alors propriétaires d’une demeure qu’ils n’utilisaient qu’à la belle saison, comme de nombreux bourgeois. La parcelle immense enjambait ce qui allait devenir la Route suisse. La plage du Vengeron avait appartenu d’ailleurs à la famille jusqu’au milieu du XXe siècle. Elle était équipée d’un ponton que les Galiffe prêtaient volontiers à leurs amis et voisins, logés un peu plus haut sur la colline et qui arrivaient ici par bateau. C’est ainsi que les ancêtres d’Aymon – pourtant sans noblesse – s’étaient rapprochés d’illustres visiteurs établis dans la région. L’impératrice Joséphine Bonaparte était de ceux-ci. Venue à Genève en 1810 pour voir son fils Eugène qui servait sous les ordres de Napoléon, elle finit par s’installer en 1811 sur le chemin remontant vers le domaine de Penthes, au lieu-dit Pregny-la-Tour (actuellement mission permanente de l’Italie auprès de l’ONU). Elle avait apporté avec elle autant de mœurs aristocratiques que d’ambiance des îles. Elle savait s’entourer de gens de lettres et d’artistes, comme le peintre De la Rive qui la conseillait lors de ses achats d’œuvres d’art et qui devint un de ses plus fidèles amis. À Chambésy, l’établissement de l’impératrice avait attiré les courtisans classiques et une partie de l’aristocratie genevoise. Loin de la cité emmitouflée dans ses murs, on y respirait, on s’y amusait, on y donnait des soirées. Lors de l’élargissement de la Route suisse, en 1963, les Galiffe vendirent les terres du bord du lac et firent démolir le joli pavillon qui avait servi de maison d’été pendant longtemps. La propriété entourée de grilles était vaste. Elle fut une maison de famille parfaite. Aymon et James devenant adultes, John leur fit aménager à chacun un espace privatif rattaché au bâtiment principal. Depuis la mort des parents, Aymon y demeurait seul. James et sa famille vivaient au village. Il faudrait aujourd’hui tout vider. Certaines caisses dataient de la démolition du pavillon d’été et n’avaient jamais été ouvertes. Elles étaient encore entassées dans le grenier. Des livres, des brochures, des gravures, des dessins, des objets s’empilaient un peu partout… Cinquante ans de désordre, dans une famille d’historiens, c’était un siècle chez des gens normaux. Pour la première fois, Aymon réalisait l’ampleur de la tâche. Impossible de jeter sans trier. James, lui, aurait préservé les meubles de valeur et engagé une entreprise de nettoyage pour faire débarrasser tout le reste. Sans états d’âme. Pour Aymon, c’était impensable. Ne serait-ce que sentimentalement. Il savait qu’il examinerait chaque souvenir après l’autre. Le mieux serait de prendre contact avec un antiquaire. Aymon se souvenait qu’un certain Richter avait, en son temps, débarrassé John de mobiliers divers. Peut-être le marchand serait-il heureux de leur reprendre quelques pièces qui avaient encore de la valeur ? Il composa au hasard le numéro du premier Richter qu’il trouva dans le répertoire familial. – Monsieur Richter ? – Il y a bien longtemps qu’il n’est plus là, monsieur. Qui le demande ? Aymon se présenta et expliqua brièvement que la maison de Chambésy allait être vendue. Il voulait savoir si l’antiquaire serait intéressé par le rachat de différents meubles. – Bien sûr, s’enthousiasma le commerçant qui avait écouté poliment. Je dois toutefois vous avertir que M. Richter n’est plus de ce monde. J’ai repris l’affaire. – Comment ça ? – Il a été renversé par une voiture. – Il y a longtemps ? – Une bonne vingtaine d’années. Il revenait de chez un client et il a été fauché sur un passage. Le chauffard ne s’est pas arrêté et on ne l’a jamais retrouvé. – M. Richter avait connu mon père. – Oui, monsieur, je m’en souviens. Vos parents avaient de très belles pièces. Mon ami Richter avait particulièrement apprécié certains objets, notamment ceux que votre frère lui avait cédés. – Mon frère ? – Je… C’est un peu vieux, mais il me semble bien qu’il s’agissait de votre frère. Celui qui travaille au musée. – James. – Voilà. Je ne me souvenais pas de son prénom. Il venait souvent nous voir… Aymon était surpris. Il n’imaginait pas son père confier ce genre de mission à son frère. – Vous lui avez acheté beaucoup de pièces ? Le commerçant commença à comprendre qu’Aymon n’était peut-être pas au courant de ces ventes. Dans les affaires d’héritage, il valait mieux être prudent. – J’ai toujours pensé que votre père était au courant… C’était Richter qui traitait avec lui, se défendit-il. – Oui, d’après les notes que j’ai retrouvées. – Vous aimeriez peut-être que je vienne faire une estimation de vos meubles ? – Non, ce n’est pas pour tout de suite, répondit Aymon que son instinct rendait soudain méfiant. Je vous rappellerai. Aymon ne parvenait pas à croire que son père avait impliqué James dans une vente d’effets familiaux. John se méfiait de son fils cadet dont il disait qu’il aurait vendu sa mère si on lui en avait offert un bon prix. Ce n’était pas logique. Et en plus, ce fameux Richter était mort. Il n’y avait donc plus que James pour donner des explications et Aymon savait déjà qu’il ne lui en demanderait pas. Après tout, il s’en moquait bien. Prochainement, plus rien de matériel ne le rattacherait à James. Une fois la maison vendue, ils se partageraient le montant de la vente et n’auraient cette fois plus rien en commun. Plus jamais. Mais avant, il faudrait se mettre d’accord, prendre des décisions et pour cela se rencontrer, s’asseoir peut-être à la même table ou tout simplement parler. C’était ce qui perturbait le plus Aymon. Car les deux frères Galiffe ne s’adressaient que rarement la parole depuis des années, lorsque l’affection d’Aymon pour sa nièce avait dépassé ce que James trouvait convenable. Depuis que James avait deviné ce qu’il n’aurait jamais dû savoir… Aymon se rendait compte qu’il avait trop laissé les choses s’envenimer. Les malentendus, dans une famille, ressemblent à des fissures humides dans une vieille bâtisse. Avec le temps, on ne peut plus réagir, on ne sait plus où est l’origine du mal, la mémoire s’effrite autant qu’un mur, transformant la vérité avec les moyens du bord, arrangeant les faits et les paroles comme on replâtre une façade, pour donner le change, pour faire bien, avec un joli crépi. Mais sans rien résoudre. Secouer la poussière, c’est souvent raviver des blessures.
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