Volubile, farouche et très pressée, craignant le retour trop prompt du colonel, la cousine de Sinnamari continuait donc : – Laissez-moi, Wat, laissez-moi ! (Philibert Wat trouvait que cette femme était en train de se livrer à des confidences inutiles)… Il faut que le comte sache que je n’ai point affaire, moi, dans les vieilles histoires de mon mari et de mon cousin !… L’action abominable de R. C. cache et prouve une vengeance !… Qui veut-il châtier ? Le colonel Régine, évidemment ! Sans quoi, il ne serait pas venu lui prendre mes enfants !… Je dis bien mes enfants pour que vous le lui répétiez, vous entendez, monsieur le comte !… Sa vengeance frappe à côté ! Mes enfants n’ont rien à voir, pas plus que moi, dans ce qui touche au colonel Régine ! La loi me force à habiter sous le même toit et à porter son nom, et c’est ce qui l’a trompé, votre R. C. !… S’il veut savoir qui sa vengeance atteint véritablement, qu’il vienne !… Amenez-le-nous, et qu’il me regarde, moi !… et qu’il le regarde, lui !… Disant cela, la colonelle s’était retournée, tragique tendant le bras vers Philibert Wat. Teramo-Girgenti avait compris, maintenant. Une ride plissa son front, et puis la sérénité la plus parfaite reconquit son calme visage, pendant que Philibert Wat se laissait retomber sur une chaise avec un geste de désolation définitive que l’on eût pu traduire par cette phrase : « Le sort en est jeté ! » Quant à la colonelle, haletante encore de son aveu, elle attendait que Teramo-Girgenti parlât, lui donnât un mot d’espoir, et, comme il ne se pressait pas, elle lui dit : – Et maintenant, monsieur, que pouvez-vous pour nous ? Teramo ne répondait toujours pas. Lucie Régine s’exaspéra. – Il y a une chose que vous pourrez encore lui dire, à votre ami, quoi qu’il arrive, que c’est un lâche ! On ne s’attaque pas à des enfants ! La porte s’ouvrit. C’était Régine qui revenait. – Eh bien ? demanda-t-il, anxieux. Le comte se tourna vers lui. – Madame, dit-il, vient de prononcer des paroles si émouvantes que je suis sûr que R. C. lui-même n’y résisterait pas ! Le mieux, voyez-vous, est que je vous présente tous à R. C. Alors, vous vous expliquerez ! Sa conduite dans toute cette affaire apparaît si bassement cruelle que je ne lui vois point d’excuse. Elle est peut-être le résultat d’un malentendu… – Quel malentendu ? s’écria Régine. Quel malentendu peut-il y avoir entre ce brigand et nous ?… – N’importe, fit Eustache Grimm, il vaudrait mieux s’expliquer. Je suis de l’avis de M. Teramo-Girgenti. Nous devons le voir. On s’entendra certainement. Nous ferons ce qu’il faudra pour cela !… – Vous y êtes prêts ? demanda Teramo-Girgenti. – Ce ne peut être qu’une affaire d’argent, indiqua en sourdine le directeur adjoint de l’Assistance publique. Et puis, enfin, on saura, après, à quoi s’en tenir ! Régine crispa les poings : – Quand je pense que Sinnamari ne l’a pas encore fait arrêter ! La colonelle : – Moi ! je veux le voir ! Vous ferez ce que vous voudrez, vous autres, cela m’est parfaitement égal… mais il faut que je le voie… – Moi aussi ! déclara Régine d’une voix sourde. – Moi aussi ! fit Eustache Grimm. – Moi aussi ! souffla Philibert Wat. Teramo-Girgenti : – Puisque vous êtes tous d’accord… – Où peut-on le voir ? interrogea, impatiente, la colonelle. – Chez moi ! répondit le comte. Écoutez, madame, c’est après-demain que j’offre à mes amis ma première fête dans mon hôtel… une pendaison de crémaillère… R. C., à qui j’ai fait parvenir une invitation, m’a promis d’y venir… C’est une occasion unique… – Il n’osera jamais !… s’écria Régine. – Il craindrait d’être arrêté sur-le-champ ! dit Philibert Wat. – Monsieur, répliqua le comte avec une grande froideur, on n’a jamais arrêté personne sous mon toit… – Votre domicile n’est pas inviolable ! fit remarquer Eustache Grimm. – Si, monsieur, il l’est !… La colonelle dit, très agitée : – Il n’y a rien d’inviolable pour mon cousin. Sinnamari le fera arrêter chez vous, monsieur, dans vos bras… ce qui, du reste, me serait parfaitement égal si mes enfants m’étaient rendus… Mais ce R. C. n’a pas l’air d’un niais. Il ne viendra point chez vous, monsieur !… – Je m’y engage ! affirma Teramo-Girgenti. Sur sa parole ! Il n’y a jamais manqué. Il m’a promis de venir ; il viendra !… Et ce n’est ni le procureur impérial ni personne au monde qui pourrait l’en empêcher. Du reste, votre cousin, madame, m’a promis de venir, lui aussi. – Lui aussi ! s’exclama Régine. Mais sait-il qu’il se trouvera en présence de R. C. ? – Certainement ! Je lui ai écrit ce matin, lui rappelant mon invitation et le priant de ne point manquer à ma petite fête, qui sera d’autant plus intéressante, ai-je ajouté, que le roi des Catacombes l’honorera de sa présence. – Il faut y aller ! Il faut tous y aller ! déclara Eustache Grimm. Il se passera là des choses certainement intéressantes. – Oui, monsieur, obtempéra Teramo. On y fera de la musique et l’on y jouera la comédie. La colonelle serra les mains du comte. – Merci, monsieur, fit-elle, j’accepte. Malgré la catastrophe qui me frappe et qui est connue de tout Paris, j’irai à votre fête avec bonheur, puisque, grâce à elle, je reverrai bientôt mes enfants.– Je l’espère, répondit Teramo-Girgenti en s’inclinant devant Mme Régine pour prendre congé… Je l’espère, car ce R. C… après tout, n’est point aussi dénué de cœur qu’on le prétend, et il trouvera certainement, colonel, que vous avez assez souffert comme père ! Sur cette dernière parole, le comte salua.
LE LION AMOUREUX Mlle Liliane d’Anjou habitait à Paris un magnifique appartement, sis au premier étage d’un des plus somptueux immeubles de l’avenue d’Iéna. Liliane d’Anjou avait enchaîné Sinnamari et n’avait même point pour cela, qui était bien le triomphe amoureux le plus vaste qu’une courtisane pût concevoir, daigné sourire. Elle n’avait usé vis-à-vis de ce tout-puissant que de dédain et avec une telle persistance et opiniâtreté qu’il eût été difficile de trouver à Paris homme plus maltraité par sa maîtresse. Et, cependant, peut-être à cause de cela, Sinnamari était fou de Liliane. Cet homme, qui avait mis son ambition au-dessus de tout, eût peut-être été prêt à mettre son amour au-dessus de son ambition si Liliane le lui avait demandé, mais elle ne lui demandait rien ; rien que de l’argent, en échange de quoi elle lui avait promis son corps pour une époque qui restait encore à déterminer. En vérité, Sinnamari en était là. Personne à Paris n’eût cru une chose pareille, et si les ennemis et surtout les amis de Sinnamari l’avaient su, ils auraient bien ri ; mais ils ne le savaient pas. Liliane avait répondu au terrible procureur qui l’avait suppliée de ne point laisser soupçonner autour d’elle et autour de lui que leur aventure en fût restée à ce point platonique – ce qui l’eût couvert de ridicule – qu’elle ne tenait nullement à lui faire affront et qu’elle était prête à proclamer qu’elle l’adorait, pourvu qu’il lui en demandât la preuve le plus tard possible. Sinnamari savait qu’on ne comptait plus les amants de Liliane, et son malheur devait en apparaître plus grand. Une telle rigueur ne pouvait s’expliquer que par une certaine répugnance. Ce jour-là, qui était celui où Teramo-Girgenti était allé au ministère de la guerre, Liliane était étendue dans une bergère de son boudoir, boudoir dans lequel elle n’avait pas encore permis à Sinnamari d’entrer depuis six mois que le procureur subvenait à tous les frais de la demi-mondaine. Mlle Nichette vint annoncer que Sinna demandait à la voir. Sinna était un diminutif charmant de Sinnamari, que ses amis lui donnaient souvent pour le flatter, car « Sinna » en arabe veut dire le Seigneur, le Maître, et que Liliane avait – pure ironie ! – adopté. Sans doute était-elle, ce jour-là, de bonne humeur, car elle sourit à Mlle Nichette et lui dit : – Faites entrer ici ! Mlle Nichette fit une révérence à sa maîtresse et s’éloigna en murmurant : « Ce qu’il va être heureux, le singe ! » Le singe, en effet, fut si heureux qu’il dut se faire répéter deux fois l’invitation de Liliane pour y croire. Mais Mlle Nichette le précédait déjà, lui ouvrait les portes, lui faisait traverser la chambre, qu’il n’entrevoyait jamais sans être prêt à défaillir comme un adolescent à ses premiers rendezvous d’amour, et l’introduisait dans le boudoir. D’abord, il s’arrêta sur le seuil, contemplant Liliane dans un déshabillé, un peignoir léger qui laissait apercevoir presque librement la gorge admirable, et qui dessinait le mouvement de la hanche, la ligne de la jambe, le pied jouant négligemment avec la petite mule rose, agaçante. Nulle part plus que dans ce réduit intime, il ne l’avait vue plus désirable et il ne l’avait plus désirée. Si Liliane fût restée deux secondes de plus à se polir négligemment les ongles, sans le regarder, il n’eût pu résister à la tentation ; il se serait jeté sur elle comme une bête. La soubrette était partie. Rien ne pouvait plus arrêter son élan… rien que le regard enfin levé de Liliane… Telles les bêtes fauves dans la cage, après avoir sournoisement préparé, dans le dos du dompteur, leur bondissement, reculent parce qu’il s’est retourné, tel Sinnamari prêt maintenant à s’agenouiller devant Liliane. – Comment allez-vous, mon ami ? demanda Liliane en lui tendant une main qu’il baisa gloutonnement et qu’elle lui retira presque aussitôt, non sans marquer un recul de dégoût qui le fit sourdement gémir. Car c’était ainsi. Chaque fois que cet homme l’approchait, elle n’était point maîtresse de cacher son instinctive horreur. Et pourquoi ? Elle n’eût pu le dire. Car Sinnamari était beau dans sa monstruosité morale et sa puissance physique. C’était un mâle magnifique que d’autres femmes, avec acharnement, se seraient disputé. Mais elle, Liliane, pourquoi, elle qui ne pouvait le sentir près d’elle sans un frisson de dégoût, avait-elle permis son approche et lui avait-elle « laissé de l’espoir » ?… Pour l’argent ?… Non ! Il y avait d’autre argent que celui-là !… Pour se venger sur lui qu’elle était sûre de ne pas aimer, de tous ceux qui l’avaient trahie ?… Peut-être !… Pour obéir aux jeux du destin qui avait besoin de la réunion momentanée de ces deux êtres, afin que certaines choses nécessaires fussent accomplies ?… Est-ce qu’on sait ?… Il faudrait voir !… Sinnamari s’assit sur un coussin aux pieds de Liliane. Ce formidable amoureux était ridicule. Il fut banal dans son trouble, ne trouvant pas ses mots pour la remercier de le recevoir dans un endroit qui, jusqu’à ce jour, lui était resté fermé. – J’ai quelque chose à vous demander ! fit Liliane, l’interrompant dans son bredouillis. – Tant mieux ! répondit Sinnamari… C’est accordé !… – Oh ! répliqua doucement Liliane… Comme vous voilà !… Prenez garde, il ne s’agit pas d’argent… – Enfin ! ne put s’empêcher d’exclamer le procureur. – Merci ! répondit Liliane. – Pardon ! reprit, honteux, Sinnamari. – Allons ! parlons sérieusement : j’ai fait trois souhaits. – Trois souhaits ! Vous n’en avez fait que trois, Liliane ? Je regrette qu’ils soient en si petit nombre, du moment où vous m’avez choisi pour les accomplir. Liliane sourit à ce bel empressement. – Alors, nous disons… le premier souhait ? demanda l’amoureux en levant le doigt. – Celui-là n’est pas bien difficile… Il est déjà à moitié accompli, mais je voudrais être sûre qu’il le sera tout à fait… – Vite de quoi s’agit-il ? – D’abord, fit la demi-mondaine, d’abord, dites-moi, mon ami, que pensez-vous que je fais en ce moment ? – Vous vous faites les mains. – Eh bien ! Voilà où vous vous trompez, j’apprends mon rôle… – Quel rôle ? – Celui-ci, indiqua Liliane en lui désignant une petite brochure qui traînait sur sa coiffeuse. C’est Marcelle Ferrand elle-même qui m’a choisie pour ce rôle-là parmi toutes ses élèves… Elle jouera avec moi ! – Oh !… Mes félicitations… avec Marcelle Férand ! Ce sera l’événement de la saison dramatique à Paris… Et où débutez-vous ? – Justement dans un endroit où je tiens absolument à vous voir, ou plutôt où je tiens à ce que vous me voyiez… – Je vous en remercie, Liliane… Et où cela ? – Chez M. le comte de Teramo-Girgenti, après-demain. C’est là mon premier souhait. – Mais, ma chère amie… c’est un souhait qui ne compte pas, celui-là… Vous savez que je dois y aller… Je suis invité. Je vous l’ai dit moimême… – Justement… vous devez y aller… Eh bien ! moi, je veux être sûre que vous irez… Vous comprenez si je tiens à votre opinion, mon ami, celle des autres ne compte pas. Vous me direz si j’ai du talent… Alors, c’est entendu ? – Entendu ! – Quoi qu’il arrive ? – Quoi qu’il arrive !… Les deux pseudo-amants furent interrompus par l’arrivée de Mlle Nichette, qui tenait une lettre à la main. – Le domestique de monsieur, dit-elle, vient d’apporter une lettre. – C’est bien ! fit Sinnamari d’un geste qui chassait Mlle Nichette. Sinnamari ouvrit la lettre et lut, après en avoir demandé la permission à la jeune femme. – Diable ! dit-il, le front soucieux… Voilà qui change un peu nos projets… – Lesquels ? – Mais nos projets pour la soirée du comte. C’est le comte qui m’écrit. Il me rappelle son invitation, et il ajoute : « Surtout ne manquez pas. Le roi des Catacombes m’a promis de venir… » – Eh bien ! en quoi cela peut-il ?… Au contraire ! Moi je serais enchanté de le voir, ce roi des Catacombes, dont on parle tant ! – C’est que je vais justement vous demander de ne pas aller ce soir-là chez le comte. – Pourquoi ? – Parce qu’il y aura du danger à s’y trouver. – Le danger ne m’effraye pas… Quel danger ? – Ma chère amie, je vais faire, ce soir-là, arrêter chez le comte le roi des Catacombes, et vous comprendrez qu’il y a bien des chances pour que le dessert soit un peu troublé. Dans le moment, Liliane fit un geste pour déposer la lime à ongles, et elle dut se pencher un peu, de telle sorte que son bras et son sein sortirent des fanfreluches du peignoir, découvrant leurs formes parfaites, dignes de tous les hommages. Il en tremblait de les voir, et, vainement, sa voix voulait ordonner : « Vous n’irez pas, Liliane, chez le comte, vous n’irez pas ! », le sein et le bras attardés encore au même geste voulaient y aller, eux. Ils disaient si bien en même temps que Liliane : « Nous irons, nous irons ! » que Sinnamari sentait sa force de contradiction lui échapper. Cependant, il voulut tenter un dernier effort et, détournant les yeux de ce spectacle trop attrayant : – Liliane, dit-il, songez que cette fête pourra se terminer d’une façon terrible. Ce triste sire viendra certainement, il est d’une audace que rien n’arrête, accompagné de quelques-uns de ses sujets et toutes précautions prises ; de mon côté, j’aurai pris les miennes. – Oh, mais ce sera tout à fait intéressant ! – Trop ! on se battra… – À la bonne heure ! On va s’amuser… – Ne riez pas, Liliane, ce sera très sérieux… Il ne faut pas aller chez le comte… Vous savez si je vous aime, Liliane… Il pourrait vous arriver malheur ! Et je ne serais pas là pour veiller sur vous… – Comment ! Vous n’iriez donc pas non plus, monsieur ?Auriez-vous peur ? – Je n’ai peur de rien, Liliane, mais faisant arrêter un hôte du comte, je ne puis vraiment accepter l’invitation de celui-ci. – Quelle délicatesse !… J’en serai donc pour mes débuts… – Vous débuterez une autre fois… – C’est bien, mon ami, je n’irai pas, puisque vous ne le voulez pas !… Je n’ai rien à vous refuser, moi !… – Quels sont vos autres souhaits, Liliane ? – Cela ne vous regarde plus, mon cher. J’ai eu trop peu de succès avec vous pour le premier, j’attendrai de voir un autre de mes amis pour les lui faire connaître… – C’est bien, Liliane, dit Sinnamari devenu pâle en entendant cette menace, puis, redevenant rouge en revoyant le bras et le sein nus, c’est bien ! Vous irez chez ce Teramo, et j’irai moi aussi, je vous le jure ; je ferai arrêter le roi des Catacombes devant vous, puisque vous y tenez !… Vous me donnerez la comédie, et moi je vous servirai la tragédie… N’en parlons plus. Le second souhait, Liliane ? – Allons, vous voilà raisonnable. Si vous saviez comme vous me plaisez ainsi ! Et le bras et le sein rentrèrent dans le peignoir. – Mon second souhait, mon ami, est celui-ci : je désirerais ce soir aller avec vous à la Porte-Saint-Martin, entendre Marcelle Férand dans les Martyrs. – Oh ! Cela, c’est gentil ! s’écria Sinnamari en prenant les mains de la jeune femme. Je vais faire retenir tout de suite une baignoire. – Oh ! c’est déjà fait… La baignoire n° 8, c’est la meilleure. Il est impossible de vous voir de la salle, et puis, avant votre arrivée, je tirerai la grille.