Chapitre 8

2827 Mots
C’est parfait… On dira : il y a là derrière deux amoureux… Et l’on se trompera, Liliane, ajouta tristement Sinnamari. Liliane l’écarta. Il poussa un soupir qui la fit rire. Alors, il rit. – J’ai encore quelque chose à vous demander pour mon second souhait, fit-elle. Après le théâtre, nous irons souper, et après le souper… – Après le souper ? Sur ces entrefaites, Mlle Nichette entra encore : – C’est un monsieur qui s’appelle Dixmer et qui demande à voir monsieur tout de suite. – Qui est-ce, Dixmer ? – Un haut fonctionnaire de la police. – Il est votre ami ?… – Oui, en ce moment… Cela tombe bien. Permettez-moi d’aller lui dire deux mots… – Allez, mon ami, et prenez votre temps… Pendant ce temps, j’étudierai mon rôle. Sinnamari baisa les doigts de Liliane et courut rejoindre Dixmer qui l’attendait dans le petit salon Louis XV. Il fallait que le policier eût vraiment quelque chose d’important à confier au procureur pour qu’il vînt le relancer jusque chez sa maîtresse. – Eh bien ? demanda Sinnamari. M’apportez-vous de bonnes nouvelles ? Déjà Sinnamari était redevenu lui-même, avait reconquis toute son intelligence, sa lucidité, sa force. Dixmer n’avait pas quitté le déguisement que nous lui connaissons depuis son apparition à l’Hôtellerie de la Mappemonde. Du reste, il n’eût point osé se montrer en Dixmer tant qu’il n’avait point réduit le roi des Catacombes. C’était maintenant une question de vie ou de mort entre eux, et il n’avait pas eu besoin de l’assurance que lui en avait fait Patte-d’Oie pour en être persuadé. Pourquoi Patte-d’Oie l’avait-il épargné ? Il ne le savait pas encore, mais il pensait bien qu’il ne dépendait que de lui d’en connaître la raison dès cette nuit même, s’il allait la chercher au rendez-vous que le sergent du roi des Catacombes lui avait fixé au cabaret de l’Ange Gardien. Mais irait-il ? Pourquoi pas ? Si Patte-d’Oie avait eu de mauvais desseins contre lui, il n’avait, l’autre nuit, qu’à le faire exécuter… Tout de même, Dixmer était perplexe… La voix de Sinnamari le tira de cette perplexité. – Oui, fit-il, j’ai, je crois, de bonnes nouvelles. Vous pourriez bien avoir raison ! – Serait-ce possible ? s’écria Sinnamari… Surtout Dixmer, pas de gaffes ! C’est un coup à nous mettre l’Europe à dos, s’il y a erreur sur la marchandise… – Écoutez !… Tout ce que vous m’avez dit m’a tellement frappé que j’ai travaillé autour. Moi, je crois que c’est le même ! – Vraiment ? Eh bien, voyez ! Il s’invite lui-même à la petite fête d’après-demain… Et Sinnamari tendit la lettre qu’il venait de recevoir. Dixmer la lut : – Oh ! Il a un certain toupet… – Oui, parce que, que ce soit lui, ou que ce ne soit pas lui, qu’il soit le même ou non, l’autre est pris ! Qu’est-ce que vous avez découvert, Dixmer, qui vous fait croire davantage que Teramo-Girgenti et le roi des Catacombes ne font qu’un ? – Bien des choses… D’abord, j’ai vu un des sergents du roi des Catacombes, un nommé Cassecou, que je connais bien, sortir de chez lui. – Tiens ! fit Sinnamari. Il s’appelle comme le cocher de Liliane ! Ensuite ? – Ensuite, le premier des lieutenants de R. C., celui qu’il a mis à la tête de toute sa « b***e noire », car il a sa « b***e noire » et sa « b***e blanche », le Vautour, est venu deux fois chez Teramo dans la seule journée d’hier. C’est un grand fort garçon, qui est connu dans les milieux des courses sous le nom de Master Bob. J’aurais pu le faire arrêter, si justement sa filature ne nous rapportait davantage que son arrestation. – Qu’a-t-il fait en sortant de chez Teramo ? – Il s’est rendu à la Profonde. C’est ainsi que les séides de R. C. appellent leur repaire dans les catacombes. Il y est descendu par l’entrée de la rue Lamartine. – On peut donc pénétrer chez eux, par là ?… – Ça ne servirait à rien… Si vous voulez que je vous explique comment ils sont gardés… – Bon ! Ce sera pour une autre fois… Ah ! si vraiment ce Teramo-Girgenti, c’était lui, R. C. ?… – Je le crois… – Malheureux ! Taisez-vous ! Je le fais arrêter tout de suite… Ah ! C’est ce qu’il faudrait !… Vous pensez bien que s’il se découvre d’une façon aussi extraordinaire pour la fête, c’est qu’il a dû préparer pour cette damnée crémaillère un coup dont il se croit sûr… Ce jour-là, il sait où il va, lui… Nous, nous ne savons pas où nous allons !… Quand nous crions : quoi qu’il arrive, il est pris !… nous nous vantons sur les forces dont nous disposons… Elles peuvent être immenses ; elles ne comptent pas si nous ne connaissons pas les siennes. Son astuce seule peut déjouer toutes nos combinaisons… Vous le savez bien vous-même puisque vous en étiez !… – C’est vrai ! fit mélancoliquement Dixmer. – Comprenez qu’il faut l’arrêter avant la fête ! Ah ! Si on était sûr que ce fût vraiment le même ! On cueillerait le Teramo et ce serait fini !… – Ce que je vous ai dit ne vous suffit pas, monsieur le procureur impérial ? – Non ! Il me faut d’autres preuves en face de toute la paperasserie diplomatique qui me recommande ce singulier comte… Songez, Dixmer, que le comte ne se cache pas du tout d’être en relation avec R. C. qui l’a fait prisonnier autrefois… Cassecou, votre Vautour, peuvent bien n’avoir été auprès de lui que les commissionnaires de R. C. Ah ! C’est dommage ! Comment savoir ? – Écoutez, dit résolument Dixmer, je le saurai ce soir. – Comment cela ?… – Je le demanderai à quelqu’un… à un sergent de R. C., qui me veut, paraît-il, du bien, en ce moment, à un nommé Patte-d’Oie, qui m’a donné rendez-vous dans un bouge de la rue Brisemiche, le cabaret de l’Ange Gardien. C’est là que se réunissent souvent les sergents de R. C. pour faire la bombe avec leurs gigolettes. Je me déguiserai en Titi de Pantruche ce soir et j’irai le rejoindre. Je verrai de quoi il retourne avec Patte-d’Oie, et je cours le risque d’y rencontrer Cassecou qui y vient quelquefois. Je leur tirerai les vers du nez sur ce Teramo. Cassecou, au moins, lui, doit savoir, et ça m’étonnerait bien si Patte-d’Oie… Seulement, je vais avertir la Sûreté et faire faire un sérieux service d’ordre occulte autour de l’Ange Gardien… Je ne tiens pas à me faire assassiner là-dedans, car au fond, je ne connais pas leurs intentions bien exactes à mon égard. – Faites ! Prenez toutes vos précautions, Dixmer… C’est cela… un sérieux service d’ordre ! – Entendu ! acquiesça Dixmer. – Et l’autre affaire ? Ça ne marche toujours pas ?… – Elle ne bouge pas ! Elle suit toujours le même chemin avec son Professeur tous les jours, en plein jour… les mêmes rues… Tous les concierges, soudoyés par R. C., arriveraient au premier appel… au coup de sifflet du Professeur… et puis il y a un mot d’ordre nouveau chaque jour… Le Professeur ne parlera point pendant le trajet à quiconque n’aura pas le mot d’ordre… Il me faudrait le mot d’ordre et le sifflet… Tant que je n’aurai pas cela… rien à faire… Mais je l’aurai peut-être demain ou après-demain… – Ah ! le plus tôt possible !… Je sens qu’il va nous falloir des armes contre R. C. et le plus tôt possible !… Qu’est-ce que vous espérez ? – Tout ! Je suis devenu intime avec le Professeur !… – Vraiment ? – Oui, les trois pintes du cabaret du même nom nous ont rapprochés… À propos, j’ai découvert, dans cette étrange hôtellerie, un garçon bien curieux à observer, un nommé Robert Pascal ; j’ai failli me faire assassiner par les Titis de Pantruche en le suivant, un soir… – Qu’a-t-il de curieux, ce garçon, mon cher Dixmer ? – Il s’évanouit pour rien… Un matin, il s’est évanoui en entendant un perroquet prononcer cette phrase : « Tu es la Marguerite des Marguerites, tu es la perle des Valois ! » – Tiens ! fit Sinnamari, surpris. Où donc ai-je déjà entendu cette phrase-là, moi !… Sinnamari, après avoir vainement cherché au fond de sa mémoire endormie dans quelle circonstance, ou à quelle époque, il avait pu entendre cette phrase bizarre : « Tu es la Marguerite des Marguerites, tu es la perle des Valois » et après y avoir renoncé, s’entretint encore quelques instants avec Dixmer sur la conduite prochaine des événements, sur l’empressement qu’il fallait montrer à réussir certaine entreprise d’enlèvement qui apparaissait des plus importantes, sur la nécessité de savoir à quoi s’en tenir exactement sur la qualité du comte Teramo-Girgenti dans les vingt-quatre heures. Quant au plan à suivre pour la pendaison de la crémaillère de Teramo-Girgenti, il ne pourrait en être question qu’après qu’on serait assuré de la personnalité même du comte. – Allons, mon cher Dixmer, recommanda Sinnamari avant de le congédier, prenez garde, cette nuit. Dixmer partit et Sinnamari courut au boudoir, où il retrouva Liliane apprenant son rôle. – Mon ami, fit Liliane en déposant son livre, vous ne m’avez pas demandé quel était mon troisième souhait. – C’est vrai, avoua le procureur, recevez toutes mes excuses. La faute en est à Dixmer… Et quel est ce troisième souhait ? – Vous rappelez-vous la promenade que nous fîmes un jour à Montmartre, il y a des mois de cela ? – Si je me rappelle ?… N’est-ce point dans cette promenade-là que je vous ai suppliée de tout quitter pour moi, Liliane ? – C’est dans cette promenade-là, en effet. Un soir, il faisait si beau, si doux… Nous étions montés comme deux amoureux sur la butte… – Comme deux amoureux… – … Et puis, nous sommes redescendus derrière Paris, par je ne sais plus quelle rue… – La rue des Saules… – C’est cela, la rue des Saules… Dieu ! Qu’il faisait doux ! Une brise légère nous apportait le parfum des jardins… Dans ce coin de Paris, on se croirait à la campagne, tous ces arbres par-dessus les murs, toute cette verdure dans les enclos. – C’est un quartier bien désolé, bien perdu… dangereux même… – Vous rappelez-vous, Sinna, ce qui s’est passé alors ?… – Ma foi non, Liliane… – Comme je vantais le charme de cette thébaïde, et que je m’étonnais qu’elle ne fût plus habitée dans la belle saison, vous avez étendu la main vers ces murs et vous m’avez dit : « Oui, tout cela, mademoiselle, c’est du bonheur perdu… Voici une propriété qui est à moi et où je n’ai pas remis les pieds depuis vingt ans… » – Je vous ai dit cela, Liliane ? Après tout, c’est bien possible… J’ai, en effet, là-bas un coin de terrain inculte dont je n’ai jamais rien fait… Que voulez-vous que j’aille faire rue des Saules ? demanda avec une curiosité aiguë Sinnamari… – Rien ! C’est justement pour cela que je n’éprouve aucune gêne à formuler mon troisième souhait : donnez-moi donc cette propriété dont vous ne faites rien ! – Oh ! Voilà une idée bizarre ! s’écria Sinnamari. – Mais, que vous prend-il, mon ami ? Vous voilà tout pâle !… Est-ce ma proposition qui vous met dans un pareil état ? – Non, Liliane, non… Mais qui est-ce qui vous a donné cette idée-là ?… – Personne, je vous jure… – Personne ?… Vous me l’affirmez ?… – Je vous l’ai juré… – Oh ! J’y suis maintenant ! s’exclama le procureur. Et il parut soudain plus troublé. – Que voulez-vous dire, mon ami ?… – Rien ! rien !… Et Sinnamari se passait la main sur le front. Il venait de se souvenir tout à coup d’où était venue la phrase, l’extravagante phrase dont lui avait parlé Dixmer et qui avait été la cause de l’évanouissement de ce jeune homme… Oui, il se rappelait maintenant l’avoir entendue une nuit, et quelle nuit !… Et voilà que cette phrase revenait à ses oreilles… au moment même où Liliane lui demandait de lui faire cadeau de la petite maison de la rue des Saules ! Pouvait-il croire à un simple rapprochement ? Liliane était-elle l’instrument inconscient d’un ennemi inconnu ?… R. C. ?… Pourquoi, mais encore pourquoi ? – Eh bien ? demanda Liliane. – Eh bien ! répéta le procureur qui semblait revenir de très loin et qui reprenait peu à peu son sang-froid… – Mon troisième souhait ? Qu’avez-vous décidé d’en faire ? – Je ne puis vous donner cette propriété, Liliane, répliqua Sinnamari d’un ton ferme. – Vraiment ! je le regrette, vous m’auriez fait un très grand plaisir. Et elle se leva apparemment fâchée, et passa dans sa chambre. Sinnamari voulut l’y suivre, mais elle lui colla la porte sur le nez et tira le verrou. Alors Sinnamari, n’ayant plus pour le dompter le regard de Liliane, cria à la courtisane, à travers la porte, un tas de choses comme celles-ci par exemple : qu’on ne se moquait pas à ce point d’un homme comme lui ; qu’il en avait assez du rôle ridicule qu’elle lui faisait jouer ; qu’il saurait bien se passer d’elle, et autres balivernes que les femmes sont habituées à entendre, sans frémir du reste. Quand Liliane revint dans le boudoir, il fut tout étonné de constater que son refus de lui donner la petite maison de la rue des Saules et que les reproches dont il avait accompagné ce refus ne l’avaient point autrement bouleversée. Au contraire, elle n’avait jamais été aussi calme. – M’expliquerez-vous quelle est cette fantaisie de vouloir cette bicoque ? dit-il. – M’expliquerez-vous celle que vous avez de me la refuser ? dit-elle. – C’est un coin de terre qui me vient de ma mère, Liliane, et où j’ai des souvenirs de famille. – Tant pis ! – Vous n’êtes point trop fâchée ? – Ma foi non ! Mais c’est à une condition… – Dites ! Liliane, dites… Et Sinnamari était tout à fait heureux de la voir abandonner ce qu’il appelait une fantaisie, avec cette facilité ! Il s’était donc trompé ! Il n’y avait eu vraiment dans cette évocation du drame passé que de l’imagination de sa part… Comment, du reste, eût-il pu en être autrement ? Vraiment la présence de Liliane faisait de lui un autre homme. Il poussa un soupir. – Eh bien ! mon cher Sinna, puisque vous ne pouvez me donner cette petite maison de la rue des Saules, vous m’en offrirez une autre, fit Liliane. – C’est cela ! Tout ce que vous voudrez… – Elle sera un peu plus grande, par exemple… – Un palais, Liliane ! Un palais… – Vous n’êtes jamais sérieux… Tenez, donnez-moi en place de la petite maison de la rue des Saules, votre grande propriété de Brétigny, et je vous aimerai, Sinna !… – C’est vrai, Liliane, vous m’aimerez ?… C’est que vous m’avez dit si souvent cela que je n’ose plus y croire… N’importe, Liliane, ma propriété de Brétigny est à vous… – Merci ! Écrivez !… – Quoi ? – Que cette propriété est à moi… – À qui voulez-vous que je l’écrive ? – Êtes-vous drôle ! À votre notaire… – À Me Mortimard ? – À lui-même. – Comme vous êtes pressée d’avoir ma propriété, Liliane… – Regrettez-vous déjà le don que vous m’avez fait ? – Nullement !… Mais… – Il n’y a pas de mais ! Écrivez à Me Mortimard de dresser tout de suite l’acte de donation de votre propriété de Brétigny. – Et vous m’aimerez ? – Et je vous aimerai… Il la regarda. Elle avait le plus joli sourire du monde. Il écrivit. – Je passerai vous prendre au Palais, Sinna… Je vous attendrai à six heures dans mon coupé, au coin de la place Dauphine… – Pour quoi faire ? – Mais, pour passer chez Me Mortimard, à qui je vais moi-même porter ce petit mot-là tout de suite. Et Liliane caressa le nez du procureur de ce bout de lettre, sur lequel il priait le notaire de dresser l’acte de donation… – Vous ne perdez pas de temps, Liliane… – Jamais, mon ami, quand je suis avec vous. Puisque vous avez été bien gentil, nous passerons toute la nuit ensemble… – Toute la nuit… murmura Sinnamari ému et n’osant comprendre. – Oui, toute la nuit… On fera la noce jusqu’au jour… On ne se couchera pas ! Il avait compris… C’était la première nuit d’amour qu’il passait avec elle. Il fit une drôle de grimace et Liliane s’en amusa. – Allez-vous-en maintenant, dit-elle, allez, mon bon Sinna… Il faut que je m’habille… Et elle le chassa doucement. Et il partit.
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