CHAPITRE 2
Il fallut l’intervention d’un serrurier pour déverrouiller la porte de la cabine. Delambre y pénétra alors, accueilli par un vrombissant ballet de mouches bleues tandis que d’autres mouches, bleu-vert ou vert or, d’une coloration plus brillante et métallique, s’activaient dans les fèces qui salissaient la banquette. Delambre y reconnut des spécimens de ce qu’on appelle communément la « mouche à merde » mais que les entomologistes dénomment poétiquement lucilia sericata ou lucilia caesar.
Avec l’âge, le commissaire Delambre devenait de plus en plus philosophe. Il savait désormais à quoi se résumait son boulot : touiller dans la merde pour faire miroiter la vérité. À proprement parler un sale boulot. Mais nécessaire, salutaire pour la Société et la Morale, essentiel.
Lucilia, lucia, lux, « lumière ». Delambre pensa immédiatement à faire parler ces fèces, à leur arracher leur témoignage, à en faire jaillir la lumière. Les lumineuses mouches à merde lui seraient d’un précieux secours pour déterminer l’IPM. Il lui fallait donc au plus vite l’aide de ses collègues de la police scientifique pour confirmer et affiner ce que la température, la rigidité et les lividités du corps révéleraient au légiste sur l’intervalle post mortem. On prélèverait des échantillons de larves de mouches bleues sur le corps et de mouches à merde dans les fèces, leur milieu de prédilection. On les enfermerait dans des flacons mis sous scellés ou on les placerait en élevage jusqu’à émergence des imagos. Le reste, le temps écoulé depuis la mort, calculé à rebours, c’était de l’arithmétique élémentaire, une soustraction du niveau d’un cancre de cours préparatoire…
Ah, que Delambre jubilait de se trouver aussi judicieux ! Bien plus judicieux que Dubois et tous les sbires de la DCRI1… Dubois qui ferait beaucoup mieux de coincer les terroristes dans les mailles de ses filets que de venir fourrer son nez dans les affaires qui n’étaient pas de son ressort.
Tandis qu’un OPJ2 prenait des photos du macchabée et des lieux, Delambre tempéra peu à peu sa jubilation en constatant et déplorant l’absence de traces de coups ou de blessures sur le plaisancier. Une mort, fût-elle suspecte, n’induisait pas nécessairement un meurtre, encore moins un assassinat. La bouteille de whisky presque vide et le verre qui traînaient sur la table laissaient plutôt penser à un coma éthylique qui aurait mal tourné.
Mais dans cette hypothèse, quelle idée saugrenue de se mettre à poil pour se saouler ! Au cours d’une orgie ? Delambre interrogea Francis du regard.
– C’était pas son style, Dominique… Tu sais aussi bien que moi qu’il y a de sacrés bringueurs au port de plaisance, et des beuveries pas piquées des vers. Inutile que je dresse la liste des tavernes flottantes, tu la connais… Loïc ne s’amusait pas à ça ; il se contentait de déguster avec « délectation », à ce qu’il disait.
– Un esthète de l’alcool en quelque sorte. Et pourtant, je ne l’ai jamais croisé place Voltaire chez mon caviste. Mourir sans s’être humecté des trésors de Vendanges Tardives, ça c’est un crime !
– Ouais… Peut-être. Mais ça m’étonnerait qu’il se soit saoulé. C’est pas parce qu’une bouteille est vide qu’on l’a séchée en une seule fois…
– Sans toutefois pouvoir écarter cette possibilité, n’est-ce pas, mon capitaine ?
Francis était en effet ancien capitaine au remorquage, et Dominique Delambre s’amusait souvent à le chambrer en l’apostrophant de la sorte, surtout quand il pensait avoir emporté le morceau dans une discussion. On ne changerait pas Delambre et ses manières de flic à l’ancienne : il adorait avoir le dernier mot.
Yvon joua les inspecteurs à son tour en s’étonnant de la présence d’autant de mouches à l’intérieur. Comment avaient-elles pu s’y retrouver puisque la cabine était fermée ? Delambre n’y ayant pas pensé se sentit pris au dépourvu par la remarque. Incapable d’y répondre, il préféra l’éluder en se cantonnant dans l’aspect judiciaire et juridique de la situation :
– Y a pas trente-six solutions. J’appelle le bureau du procureur pour qu’il mette en route l’article 74 du code de procédure pénale. Comme je suis déjà sur place, on gagnera du temps. On s’achemine tout droit vers l’autopsie pour obstacle médico-légal au permis d’inhumer… Et au vu des résultats, le procureur va sûrement ordonner une enquête préliminaire.
– Et si l’autopsie conclut à une mort naturelle ?
– Ça m’étonnerait beaucoup, les gars ! En trente ans de carrière, ma première impression a toujours été la bonne.
Delambre devenait péremptoire et bizarrement oublieux des affaires où il avait merdé, lamentablement accusé à tort des innocents, complètement amnésique du rôle joué par Dubois pour lui sauver la face dans l’affaire Othmane3 ou l’affaire Leroy4. Déjà il téléphonait au procureur et à l’IML5 pour s’ouvrir les voies de l’enquête à venir. S’il avait pu, il aurait bourré le cadavre d’arsenic ou d’ecstasy pour être sûr de parvenir à ses fins. Chez cet homme, l’obsession du crime relevait de la compulsion.
Tout en passant ses coups de téléphone, il prenait ses renseignements sur le mort…
– C’est bien Loïc Le Blaye, votre copain ?
– Qui veux-tu que ce soit ? lança Francis. Si t’en doutes, fouille dans ses affaires…
– Pas question ! On ne touche à rien. Et son adresse ?
– Allée de l’Estran, à Leffrinckoucke… Mais j’ignore le numéro.
– Il est marié ? Il a des gosses ?
– Il vivait maritalement ; en concubinage si tu préfères… Et il était papa d’une petite fille depuis une quinzaine de jours.
– Prénommée ?
– Maëlys.
– D’origine bretonne, évidemment !
– C’est la maman qui a choisi… La maman qui n’a rien d’une Paimpolaise ni d’une fille de Saint-Brieuc si tu veux mon avis. Elle a tout simplement piqué dans la liste des prénoms à la mode…
– N’empêche qu’elle aurait pu choisir Romane ou Louise ; ça figure aussi dans la liste et au moins ça fait français.
Francis retrouvait là le Dominique un peu franchouillard, aussi se garda-t-il bien de jeter de l’huile sur le feu. De toute façon, tout le monde était bloqué sur place en attendant qu’on puisse embarquer le corps, c’est-à-dire après les avis du substitut du procureur et du médecin légiste qu’on attendait maintenant d’un moment à l’autre.
Delambre promenait son regard un peu partout, sans trop piétiner pour ne pas effacer d’éventuelles traces, obligeant tout son monde à en faire de même, à l’exception du brigadier chargé de photographier la scène, qui la mitraillait sous tous les angles. Il allait s’extasier devant une assiette abandonnée sur le plan de travail du coin cuisine, une assiette ocellée de quelques macarons qui semblaient s’écarquiller comme des yeux innocents, une assiette qui invitait à la gourmandise notre bec à sucre de Delambre, quand Brahim lui tapa violemment sur l’avant-bras droit, coupant court aux commentaires naissants.
– Qu’est-ce qui te prend, Brahim ?
– Une araignée, commissaire…
– Quoi ? Une araignée !
– Elle était sur votre main ; j’ai préféré la faire tomber.
– La faire tomber !? Tu m’as bien regardé ? J’ai l’air d’une gonzesse ? Qu’est-ce que tu as l’air d’insinuer ? Que je grimpe sur une chaise quand j’aperçois ces bestioles ou des souris ?
– Je n’insinue rien, commissaire… mais cette araignée-là, c’était pas n’importe quelle bestiole.
– Évidemment, rigolo ! Une araignée est une araignée tout comme un pou est un pou et un morpion un morpion : une araignée n’est donc pas n’importe quelle bestiole, un pou non plus d’ailleurs, et encore moins un morpion si tu vois ce que je veux dire. Si t’avais fait ton service militaire, tu saurais…
– Je voulais dire pas n’importe quelle araignée, commissaire.
– Une araignée à roulettes peut-être ?
– Ne plaisantez pas, commissaire ; c’était une veuve noire. Son venin est quinze fois plus toxique que celui du serpent à sonnettes… et sa morsure peut être mortelle.
– Une veuve noire, dis-tu ? Et tu l’as reconnue à quoi ?
– Au dessin en forme de sablier rouge vif qui brillait sur son abdomen globuleux.
– Vous entendez ça, les gars ! Brahim est un héros ; il m’a sauvé la vie.
– Riez bien, commissaire ! En cas de morsure vous auriez moins ri. Les sueurs froides, les spasmes et les hallucinations, c’est loin d’être la joie ; on est bon pour l’hosto…
Ils allèrent tous guetter l’arrivée du substitut et du légiste sur le ponton, Delambre oubliant les veuves noires et les macarons, Francis se rendant à l’évidence que c’était râpé pour le cours permis bateau de 18 h 30, et Yvon franchissant le périmètre de scène du crime que les flics installaient déjà pour aller reporter dans leur caisse originelle les bars qui devaient servir de troc au pur malt… Le soleil commençait à décliner au ponant, dans l’alignement du phare. Derrière les grilles du sas d’entrée, quelques correspondants de presse poireautaient déjà, sans doute prévenus par quelque plaisancier ou client du restaurant. À pareille heure de la journée et en cet endroit, un tel remue-ménage ne pourrait pas passer inaperçu mais, comme les journalistes ne disposaient pas du code d’accès au port de plaisance et que, de toute façon, l’accès au voilier leur serait interdit, à part la housse plastique garnie de son macchabée qu’on expédierait à la morgue sous leurs yeux, ils n’en sauraient pas plus que ce qui filtrerait des indiscrétions.
Delambre filait déjà la consigne aux témoins comme à ses sbires de la boucler. Plus d’une fois il avait passé des savons aux flics qui se laissaient aller aux confidences. Peine perdue… Delambre aurait dû savoir que la meilleure façon de répandre une nouvelle, c’était de la présenter à ses interlocuteurs comme un secret à garder. C’était même une technique de communication et d’intox infaillible. Mais Delambre n’était pas fin psychologue…
Le substitut et le légiste arrivèrent de concert, comme s’ils s’étaient donné le mot. Rapidement à l’œuvre, le légiste entreprit d’arracher les premières vérités du cadavre. Il observa les lividités, y imprimant une pression en plusieurs endroits, pour affirmer que le corps n’avait pas été déplacé après la mort et que cette dernière remontait au moins à plus de quinze heures. Il mesura par voie rectale la température centrale du corps à l’aide d’un thermomètre électronique à thermocouple, effectua un dosage de potassium de l’œil par prélèvement, replia délicatement l’une des jambes pour s’assurer que la rigidité cadavérique était en train de disparaître, observa avec attention la fosse iliaque droite. Il se tourna ensuite vers le substitut et Delambre.
– Je vais envoyer le prélèvement au labo mais je suis d’ores et déjà certain que la mort remonte à plus de soixante-douze heures. On va se servir de nos chères mouches à viande et mouches domestiques pour affiner l’IPM… J’aperçois même des asticots dans les excréments. Allez hop ! On va mettre ce joli petit monde sous scellés dans des flacons pour élevage à température contrôlée. Mais, dites-moi, commissaire, la cabine du voilier était ouverte ou fermée ?
– Fermée. Pourquoi ?
– Parce que, dans ce cas, j’aimerais savoir comment ont pu y pénétrer autant de mouches. Des mouches passe-muraille ou passe-hublot sans doute ? Des curieuses qui ont tout vu et qui ont décidé de s’inviter au festin par un coup de baguette magique…
Yvon jubilait en pensant que le commissaire avait feint ne pas entendre sa remarque tout à l’heure. Delambre, qui, vexé de passer pour un imbécile, balbutia un beau mensonge :
– Je faisais justement la même réflexion à nos amis pêcheurs avant votre arrivée.
– J’ai relevé autre chose de bizarre sur le corps. On voit les traces de plusieurs morsures d’araignée… De plusieurs araignées à mon avis, car les morsures ne sont pas sur le même axe.
Delambre crut tacler le légiste.
– Vous dites « araignées ». Qu’est-ce qui le prouve ? Ce sont peut-être des piqûres de moustiques ?
– Oh que non ! Constatez par vous-même, commissaire… On voit bien à chaque endroit deux points ; les points des deux crochets à venin. Avec un moustique, on n’aurait qu’un seul point, pour une seule trompe.
– Le Blaye a dû se faire mordre chez lui à mon avis. Parce qu’ici, les araignées brillent par leur absence.
– Et celle que j’ai chassée de votre main, elle brillait par son absence ? s’indigna Brahim.
– Tu as rêvé.
– Pas rêvé du tout. Elle brillait par sa présence, rouge et noire et bien vernissée. Une veuve noire bien venimeuse.
Au moment où Delambre écartait les bras d’impuissance, signifiant ainsi qu’il fallait être fou pour voir des araignées au plafond ou ailleurs dans le voilier, ses yeux se posèrent sur une magnifique toile en entonnoir sous la table du coin salon. Le légiste en pointa du doigt une autre, en bel entonnoir elle aussi.
– Des toiles de veuves noires. Votre adjoint a raison, commissaire…
– Je croyais qu’on n’en trouvait pas dans le Nord de la France.
– Justement, c’est bien cela qui est complètement anormal : toutes ces mouches et des veuves noires pour les bouffer.
Yvon désigna le hublot où il avait repéré une toile. Elle y était, la veuve noire, exhibant son sablier rutilant, en train d’injecter ses sucs digestifs dans sa proie qu’elle transporterait ensuite dans sa cache, à l’abri des indiscrets, pour l’aspirer dans une jouissive trépidation de ses pattes aussi frêles qu’agiles, esquissant à sa manière un frénétique twist de l’araignée. Elle crevait l’écran, en véritable star qui volait désormais la vedette à la victime.
La victime, en effet, tant il paraissait évident au légiste comme à tous que les insectes avaient été déposés dans la cabine par une volonté humaine. Qui ? Quand ? Comment ? Pourquoi ? Ils ressassaient tous les mêmes questions.
Le légiste fit remarquer que la veuve noire n’est pas naturellement agressive envers l’homme, sauf si elle se sent menacée. Il émit l’hypothèse que l’assassin les avait déversées sur le corps en les libérant de quelque récipient. Affolées par le choc, elles avaient mordu la peau dès le contact avant de déguerpir.
Devinant aux mimiques de Delambre la question qui lui brûlait les lèvres, le légiste se cantonna dans l’appréciation prudente de la situation :
– Une morsure est rarement mortelle. La quantité de venin est trop faible… Enfin, on n’a que des estimations… Mais avec plusieurs morsures simultanées, il est évident que cela change la donne… On ne peut plus exclure la mort… Les effets neurotoxiques ont dû être violents, ont pu provoquer coma, arrêts cardiaque et respiratoire… ont pu… À vérifier, à vérifier.
Pour Delambre, le scénario était tout vu : beuverie, orgie, coma, ébriété et narcose de Le Blaye et, pendant qu’il cuve son whisky, assassinat prémédité et de sang-froid par un familier de la victime qui quitte le voilier bien tranquillement, comme si de rien n’était, en possession des clés et de tout ce qui lui permet de ne pas se faire repérer. Le Blaye à poil ? On avait pu le déshabiller au moment où on l’allongeait ivre mort sur la banquette… C’était même plutôt bien joué.
Le substitut partageait à peu près les vues du commissaire et lança l’enquête préliminaire, autorisant entre autres la saisie de toute pièce susceptible de constituer un indice, de concourir à la découverte de la vérité. Et c’est ainsi qu’on « déblaya » le corps de la supposée victime, la bouteille et le verre, les prélèvements entomologiques, les vêtements, un peu d’excréments dans un flacon, et les macarons, que Delambre fit mains basses sur les cassettes de la caméra de vidéosurveillance du sas d’entrée du port, etc., mettant sous scellés tout ce qui devait l’être, jusqu’à une veuve noire que Brahim avait piégée sous un linge humide.
La veuve noire. Une araignée qui devait son nom à son déplorable instinct de manger le mâle après l’accouplement. Moins atroce que la mante religieuse malgré tout qui décapite parfois son amant avant l’accouplement pour obtenir un coït plus long et plus frénétique. Ce n’est qu’après que cette femelle diabolique bouffe le corps et le godemiché du délit… La veuve noire n’avait pas de ces débordements. Elle éliminait simplement à bon escient une bouche désormais inutile.
La veuve noire. Une araignée mythique et bien réelle, qui incarnait à merveille le délire de l’assassin : jouir de sa victime, quitte à la bouffer… Et surtout une mordeuse silencieuse, indolore, bien plus hypocrite que la guêpe, le moustique ou le taon. Enfin ! Indolore pendant un quart d’heure, avant que son venin ne vous torture…
Brahim méditait sur la veuve noire, sur ses couleurs d’amour et de mort, sur cette violence cachée, digne d’un cabriolet de course, sur la phobie des araignées qu’ont les femmes, phobie d’autant plus ridicule que la veuve noire comme les Amazones affirme la suprématie du matriarcat… Brahim fantasmait même sur les crochets de la veuve, ces fameuses chélicères, nommés d’un mot aux sonorités si vaporeuses, si poétiques, si féminines, comme son genre, qu’ils lui rappelaient la douceur des bras et de l’étreinte de Maureen…
Delambre l’arracha de sa rêverie, de ses chélicères et des étreintes à venir.
– Ce n’est pas le tout. Il faut prévenir la compagne de Le Blaye. Qui se dévoue ? Si j’avais eu Vanessa sous la main, je lui aurais confié cette tâche… mais je n’ai pas Vanessa. Tu t’y colles, Brahim ? C’est pas le plus marrant, je le sais… Vas-y avec doigté tout en essayant d’en savoir un peu plus sur leur vie de couple, leur mode de vie, leurs amis… Enfin ! Tu vois ce que je veux dire…
– OK, commissaire. Si j’avais le numéro du domicile, ça m’arrangerait beaucoup.
– Cherche et tu trouveras, mon camarade ! T’as choisi un boulot où t’as pas fini de chercher, autant t’y faire !
Au fond, Delambre nourrissait une sourde rancœur contre Brahim. Il l’avait dissuadé de passer le concours interne d’OPJ dès ses quatre ans d’ancienneté révolus. Et Brahim n’avait pas suivi les conseils du chef qui prétendait qu’il courait à l’échec. Et Brahim avait eu raison puisqu’il avait décroché la palme, et haut la main. Une fois encore, Delambre avait dû s’incliner devant les faits – parce que les faits sont têtus – et reconnaître que les autres n’étaient pas plus cons que lui, ni les jeunes plus cons que les vieux. Son narcissisme ne le supportait pas… En somme, il confiait la mission emmerdante à Brahim pour l’emmerder.
Ils quittèrent le port de plaisance du Grand Large sous un ciel calme et serein, baigné de soleil assagi, à peine traversé de mouettes esseulées aux cris plaintifs, déposant avec le soir son suaire de brume sur les eaux, aussi capiteux d’odeurs de sel et d’iode que les belles endormies d’ambre et de musc.
Cette volupté marine contrastait avec la macabre découverte qui les avait retenus en ces lieux. Mais ils avaient tort de contempler le décor ou de s’offusquer de son contraste avec la tragédie dont il accouchait. Qu’ils mesurent la leçon du ciel, son impassibilité, son indifférence, son mépris ! Les morts des cimetières manifestaient le même mépris pour les visiteurs des tombes, louangeurs, geignards ou vindicatifs. L’enquête qui commençait n’était que chiure de mouche face à ces inaccessibles formes de la liberté…
Cette liberté, Le Blaye l’avait traquée au large de Dunkerque, de la Côte d’Opale, vers l’Écosse ou ailleurs dans ses esquisses d’aventure maritime, parant aux voiles qui faséyaient sous le vent quand il virait de bord, insignifiante arche mobile entre des ports et des terres qu’il reliait sans autre raison que son amour des rives plus ou moins lointaines. Et la mort, si mystérieuse et si patiente quand elle le veut, était venue le cueillir à quai, presque mesquine.
1. DCRI : Direction centrale du renseignement intérieur.
2. OPJ : Officier de police judiciaire.
3. Voir Dunkerque sous le signe d’Othmane, Jean-Pierre Bocquet, Ravet-Anceau, 2010.
4. Voir Un grand maître dunkerquois, op. cit.
5. IML : Institut médico-légal.