Chapitre 3

2482 Mots
CHAPITRE 3 Entre Isabelle Dubois et Vanessa Esposito, l’affaire Leroy1 avait encore renforcé les liens et la complicité. Elles avaient d’ailleurs beaucoup de points communs qui ne manquaient pas de leur fournir l’occasion de fréquenter le même club de yoga et de papoter interminablement au téléphone. Christian Dubois, qui n’était pas d’un naturel possessif, se plaisait à voir sa femme s’épanouir ainsi. Ce mardi après-midi, Vanessa avait profité de son repos compensatoire pour accompagner Isabelle à la sortie de l’école maternelle où Dubois junior entamait sa dernière année mais savait déjà lire, écrire et compter. Après un petit détour par la Digue-de-Mer, elles rejoignaient les gâbles quand elles avaient aperçu des gyrophares au niveau du port de plaisance. Vanessa pressentait que Delambre y était pour beaucoup. Il avait la manie de vouloir trop en faire, d’étaler les signes visibles de ses interventions, même et surtout quand la discrétion s’imposait. – C’est du Delambre pur jus, Isabelle… – Tu veux aller voir ce qu’il se passe ? – Tu plaisantes ? Il m’enverrait paître sous prétexte que je ne suis pas en service. Plus légaliste que lui, tu crèves ! Je passerai un coup de fil à Brahim ce soir. Il me mettra au parfum. – Je pensais que tu restais casser une petite croûte avec nous. La vue qu’on a des gâbles sur le port et les dernières lueurs du jour vaut bien les jeux d’ombres du boulevard Mitterrand ? Christian va nous préparer un crumble de poisson aux petits légumes… Tu m’en diras des nouvelles. Depuis qu’on a cet appartement au Grand Large, il ne jure plus que par le poisson ou les fruits de mer. – Si tu me jures que la semaine prochaine vous venez goûter ma cuisine, c’est d’accord. – Promis, juré. – Tu me rappelleras que je dois téléphoner à Brahim ? – Vers quelle heure ? – Disons 20 h 30… – Promis, juré ; comme pour le reste, s’esclaffa Isabelle… La voiture d’Isabelle approchait déjà de l’alignement des gâbles, ces mini-cathédrales futuristes qui attendaient indolemment l’immensité de la nuit et sa débauche de lumières artificielles pour se mirer narcissiquement dans le bassin. Et c’était bien sous les feux de ces éclairages polychromes comme sous l’incendie du soleil couchant qui les préfigurait que ces bonnets d’évêque atteignaient l’acmé de leur troublante beauté. Christian Dubois les attendait au pied des immeubles, pipe à la bouche, méditant à petites goulées de Brookfield sur l’été de la Saint-Michel qui venait à point à qui avait su l’attendre et sans désespérer du ciel du Nord. Les migrants qui cheminaient le long de l’A16 y trouvaient eux aussi leur compte… Christian Dubois ne fumait plus chez lui depuis la naissance de son fils en 2006. Presque plus, exactement… Il fumait dehors, au volant de sa voiture ou dans son bureau. Certains collègues avaient opté pour la chicha de poche électronique, respectant ainsi la loi et son sourcilleux gardien, Dominique Delambre. Dubois n’en avait cure. Après tout, il n’obligeait personne à fréquenter son bureau et, pour tout dire, les voir se balader avec une sorte de gros stylo plume à vapeur entre les lèvres le faisait sourire. Quelques minutes plus tard, notre master-chef des gâbles s’activait en cuisine, pochant le poisson au court-bouillon et préparant la pâte à crumble, disposant à portée de main fines herbes, noix de muscade et parmesan. Pendant ce temps, les femmes procédaient au bain rituel et aux grandes ablutions ludiques du bambin. Un jour viendrait où, par empreinte religieuse, il y sacrifierait peut-être après avoir fait l’amour, à l’instar des musulmans, mais, pour l’instant, il se contentait de déverser, telle une pluie diluvienne, l’eau de son arrosoir sur les petits canards multicolores qui flottaient dans la baignoire avant d’y puiser à n’en plus finir de quoi les arroser. On en avait profité pour le shampouiner et le rincer en évitant les cataractes des pleurs. Ce n’était jamais que l’une des premières manipulations de l’indéfinie série qui ponctuerait sa vie en société… Vanessa prenait plaisir à ce jeu de dupes, rêvant au temps où elle pourrait y œuvrer à plein temps pour son propre compte. Dubois junior lesté de son repas du soir, couché et câliné, couvert et recouvert de petits bisous à sa demande, s’étant finalement endormi, Isabelle suggéra à Vanessa de passer son coup de téléphone à Brahim pendant l’apéro, tout en dégustant un petit pétillant nantais. La conversation dura presque un quart d’heure, les exclamations et les yeux de Vanessa laissant augurer des nouvelles surprenantes. Isabelle et son mari en eurent la primeur dès le portable de Vanessa rengainé dans son étui. – Alors ? s’empressa de lancer Isabelle. – Alors ? – Eh bien oui, qu’est-ce qu’il te chantait, Brahim, pour te sidérer à ce point ? – Une histoire d’araignées et de dîner aux chandelles avorté. – Arrête de jouer les sphinx, Vanessa… – Allons-y pour les détails, si tu y tiens. Celui qui semblait y tenir le plus, c’était d’ailleurs Christian, stoppé net dans son remplissage de flûtes, et pendu aux lèvres de Vanessa comme un sourd-muet, essayant même d’y deviner l’en deçà et l’au-delà de ce qu’elle commençait à narrer. – On a découvert un plaisancier mort et déjà passablement faisandé dans son voilier, affalé complètement nu sur une banquette de sa cabine. Là où ça devient louche, c’est que le corps présente moult traces de morsures d’araignées – au moins une dizaine – et qu’une ribambelle de mouches a commencé à y pondre. La cabine étant fermée, l’abondance de ces insectes n’est pas le fruit du hasard ni de la génération spontanée, encore moins de la volonté d’un dieu malveillant… Il y a une main humaine derrière ça, une main qui a prémédité son coup, une main qui a balancé une volée de veuves noires sur un corps assommé par l’alcool… – Des veuves noires ? Les plus venimeuses des araignées… et au moins une dizaine de morsures, dis-tu ? – Exactement, Christian. Des morsures indolores sur le moment d’après Brahim, et sans doute fatales vu leur nombre. Le gars n’aura pas réagi, ivre mort qu’il était, et bientôt mort tout court. – Par arrêts respiratoire et cardiaque sans doute… La veuve noire en b***e organisée, j’imagine aisément que ça ne pardonne pas. – Et en b***e de clandestines, ironisa Isabelle. Parce que, si je ne m’abuse, ce sont plutôt des araignées des pays chauds. Moralité : pour les hommes on régule les flux migratoires et on reconduit à la frontière, mais pour le moustique tigré, le frelon asiatique et la veuve noire ou autres insectes sans papiers, on déroule le tapis rouge. – Comme tu y vas, Isabelle ! Laisse Vanessa poursuivre. – Bref, tout ça ne change rien au macchabée – il ne va pas ressusciter – mais tout ça fait de sa mort une mort suspecte qui justifie l’autopsie et l’ouverture d’une enquête préliminaire. Sous un flegme de façade, Dubois se passionnait déjà pour cette mort suspecte, intellectuellement stimulé. Isabelle flairait le défi qu’il relevait au plus profond de lui-même. Elle tenta de l’en dissuader : – Ce ne sont pas tes oignons, Christian ! C’est du ressort de Delambre… – Du ressort, du ressort ! Officiellement peut-être. N’empêche que la mort des autres, ça nous concerne tous ; et leur mort énigmatique fait plus que nous concerner : elle nous implique. J’ai un petit déclic de responsabilité en moi et je ne saurais m’y soustraire… Je ne suis pas l’homme des dérobades. – Inutile de faire un dessin, on a compris. Vanessa les regardait en souriant. Elle imaginait l’ambiance à nouveau tendue à l’hôtel de police les prochains jours, les prérogatives et l’ego de Delambre mis à mal, etc. Tout cela pimenterait la mécanique habituelle imposée par son patron en titre et n’était pas pour lui déplaire… En guise de déclic, Christian en aurait un autre quand elle le mettrait au parfum des règles de vie familiale de la victime. Comme s’il devinait ses pensées, Christian la relança tout en trinquant à l’ingéniosité de Dieu qui avait créé le pétillant nantais pour humecter les lèvres, l’été de la Saint-Michel pour réjouir les cœurs, et les affaires à résoudre pour émoustiller les esprits. – Au fait, Vanessa, tu nous parlais tout à l’heure d’un dîner aux chandelles avorté ? – C’est le moins qu’on puisse dire. Brahim aurait préféré ne pas jouer le rôle du messager de la mort. – Excuse-moi, mais je ne vois pas le rapport avec les chandelles. – Le rapport ? – Oui, le rapport ! – Le rapport c’est tout simplement que quand Brahim s’est présenté au domicile de la victime, la table était dressée pour un dîner en tête à tête et aux chandelles… Alors, tu comprends, ça la fout mal. Le repas en amoureux, rêvé depuis jeudi dernier, préparé avec minutie pour y savourer aussi l’intime complicité de circonstance, vire au cauchemar parce que Brahim survient précisément à l’heure convenue en lieu et place de l’homme attendu et désiré, Brahim porteur d’une sinistre et terrible nouvelle… Brahim qu’un sourire émerveillé qui ne lui était pas destiné a bien gêné quand la porte s’est ouverte… – Parce que la victime était mariée ? – Vivait maritalement. – C’est kif-kif… sauf pour la succession et les impôts. – C’est très sympa pour Isabelle ce que tu dis ! – Tu sais, Vanessa, pour Isabelle et moi, les liens du mariage traduisent ceux du cœur et chaque jour qui passe me l’offre différente, inestimable… – Wouah ! T’as vraiment une chance extraordinaire, Isabelle… T’as déniché le roi des compliments galants. Si jamais t’en connais un autre de cet acabit, je veux bien le rencontrer le soir au coin du bois… Christian regrettait son « kif-kif » et ses épithètes enflammées pour rattraper le coup. Les sourires des deux femmes en disaient long : elles allaient le chambrer… Il préféra prendre les devants et leur couper l’herbe sous le pied. – Merci pour l’acabit et l’autre Dubois au coin du bois ! Dubois du bois. Acabit, acajou, acacia, et aca quoi encore ? La liste est longue de nos bois durs et du bois mort aux stères austères… C’est bien au coin du bois, le long du bois qui s’empilait en gros rondins tandis que ce Dubois affriolé du bois de bruyère, ce Dubois qui n’est pas de bois, allant traçant ton nom dans la charnelle écorce d’un tronc bien vivant, te rencontra, Isabelle. Dubois qui dure en son amour pour toi, qui dure en ses volutes de pipe en bois – du bois de bruyère comme il se doit –, qui dure en ses abois émerveillés tandis qu’en l’âtre et les hivers les stères austères se sont incinérés… Oh ! se taire ou bien se fendre la pipe ? – Contente-toi de te la fendre pendant que d’autres se la cassent, plaisanta Isabelle. Sacré enfumeur, va ! Si on te laissait faire, tu nous bourrerais un hautbois de Brookfield pour mieux piper les dés dans tes enquêtes et sans piper mot de tes ruses… Maintenant, pour ce qui est de ma métamorphose quotidienne, je te laisse à ton bouddhisme, Christian… – À son bouddhisme ?! – Oui, Vanessa, à son bouddhisme. Training autogène de Schultz, bouddhisme, rien n’est trop beau pour mon cher et tendre. Il ne jure que par ce Soûtra du diamant où le Bouddha dit que les réalités du Bouddha qu’on appelle réalités du Bouddha ne sont pas réalités du Bouddha et que c’est bien pourquoi on les appelle réalités du Bouddha. Et ainsi de suite pour tout le reste en général et pour moi Isabelle en particulier. – Et donc toi, Isabelle, tu n’es pas Isabelle et c’est pourquoi Christian t’appelle Isabelle. – Tu as tout compris, Vanessa qui n’es pas Vanessa et que pour cette raison j’appelle Vanessa. Pour résumer la pensée de mon philosophe de mari, il ne faut jamais figer l’autre dans l’image qu’on aurait de lui en telle ou telle circonstance… – Ouais, ouais, Isabelle ; j’ai tout compris… Ne jamais jouer les Delambre en prenant définitivement sa femme pour une boniche sous prétexte qu’elle est sa femme… Et puisqu’on parlait de femme, Christian recadra définitivement le débat, arrachant à Vanessa ce que Brahim lui avait confié sur le couple Le Blaye. C’était à vrai dire un couple épisodique puisque lui, morbihannais d’origine et fils de riche ostréiculteur, partageait son temps entre sa profession de pilote de ligne, sa passion pour la voile et sa compagne qu’il ne voyait qu’entre deux vols ou deux sorties à bord de son Jeanneau. Les retrouvailles à temps compté étant souvent les plus fougueuses, il n’avait pas fallu des mois pour que Céline se retrouve enceinte et aille un jour larguer l’amarre du cordon ombilical d’où Maëlys plongerait dans l’océan de l’existence… Elle, Céline, adorait les dunes de Flandre, les promenades à marée basse et son boulot d’enseignante. Elle ne jugeait pas Loïc quand il passait comme un courant d’air allée de l’Estran, en transit du ciel à l’eau et vice versa. Elle était heureuse de le voir heureux. C’est du moins ce qu’elle avait raconté à Brahim pour justifier l’escapade de son compagnon même pas quinze jours après la naissance de leur gosse… au cas où il aurait trouvé ça bizarre. – C’est en effet plutôt bizarre, commenta Christian. Mais enfin, chacun fait son lit comme il veut se coucher. – Ou découcher, commenta à son tour Isabelle. – Découcher ? – Parfaitement ! Découcher. Quand on s’aime, on ne boude pas le plaisir d’être ensemble… tandis qu’ici, le « mari » prenait son plaisir à dégager et la femme ne faisait rien pour le retenir. – C’est vite dit, se permit d’objecter Vanessa ; et le dîner aux chandelles, n’était-ce pas le plaisir de se retrouver ? D’être ensemble ? Et l’enfant, n’était-ce pas la promesse d’un avenir commun ? – Si tous les gens qui ont des gosses ensemble demeuraient unis et fidèles jusqu’à la mort, les avocats feraient faillite. Tu sais, Vanessa, on peut faire un enfant pour rassurer, laisser croire que, tenter de retenir l’autre ou le leurrer, etc., le vampiriser. – Moi, je pense cette Céline sincère et honnête ; la preuve : l’impatience de revoir son Loïc et tous les préparatifs pour l’occasion. – Simple mise en scène peut-être. Brahim se serait pointé le midi, la veille ou le lendemain qu’il aurait eu droit au même décor. A-t-il seulement mis le nez à la cuisine ? Non, bien entendu. Alors, tout est possible… jusqu’à l’astuce d’une coupable qui a bien préparé son coup et qui joue les innocentes en feignant d’attendre celui qu’elle a trucidé et qu’elle sait parti pour un aller sans retour. – Tout est possible en effet, Isabelle ; et c’est bien ce qui m’intéresse dans cette affaire : son côté obscur et ouvert. On ne peut écarter l’hypothèse de la mère délaissée qui se venge… tout comme on peut parier comme Vanessa sur la sincérité de la veuve. J’espère qu’on a prévu une assistance psychologique. – Il y a le bébé ; c’est une formidable raison de vivre pour la mère. La formule avait échappé à Vanessa ; comme un cri du cœur. Mais Christian pensa que la formule résumait à elle seule la différence entre l’homme et la femme : l’homme vit pour lui, en égoïste accompli sûr de son droit ; la femme vit pour les autres : on l’a éduquée à ça, du moins jusqu’à nos jours. Mais les temps changent… Faire un enfant, pour un homme, n’est pas affaire de calcul ; c’est d’abord affaire de jouissance. Pour les plus égoïstes ou les plus cyniques, la femme est un jouet (une poupée doublée d’un robot-marie), et l’enfant sera un jouet, parfois ni plus ni moins qu’un animal de compagnie. Pour les autres, l’amour, les liens affectifs, le temps et l’attachement feront leur œuvre, fort heureusement. Tout en mangeant, Christian Dubois dressait le bilan de l’événement. Il pouvait compter sur Vanessa, Brahim et Linda mais n’aurait pas accès au dossier ni à la scène de crime. Restaient les intermédiaires, les fameux copains de la victime, restait la veuve, restait le port de plaisance à passer au peigne fin, restait tout ce à quoi Delambre ne penserait pas. Qui pouvait en vouloir à Le Blaye au point de préparer minutieusement depuis des semaines sa mise à mort ? Qui pouvait lui en vouloir au point d’attendre, tapi et patient, que l’occasion propice se présente ? Qui pouvait ainsi agir incognito ? Qui pouvait ainsi ne point susciter la méfiance de sa victime, au point de la mettre à l’aise et même à poil ? Une fois encore, comme à la pêche, il faudrait choisir les bons filets, la bonne maille et la bonne profondeur pour un fructueux chalutage. De son gâble qui l’ouvrait au spectacle des féeries lumineuses du port à la nuit tombante, Christian Dubois se sentait d’attaque pour cette aventure maritime. Et que Le Blaye soit originaire du Morbihan n’était pas pour lui déplaire… 1. Ibid.
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