Au moment où les deux jeunes gens entraient dans les salons, M. de Stretzbach commençait la récitation des poèmes annoncés comme une œuvre de génie. Leur auteur s’appelait Gerhard Hessing. Il avait trente ans, professait à l’Université d’Heidelberg, et venait d’épouser la fille d’un médecin de Breslau.
En vers durs, martelés, il célébrait la lutte pour l’empire du monde, les triomphes à venir de la glorieuse Allemagne. Il chantait les Walkyries guerrières passant, radieuses, parmi le sang et les ruines, en brandissant le glaive allemand. Les flammes des incendies s’élevaient, les cris des mourants déchiraient l’air... Et parmi les visions sanglantes, parmi tout ce drame complaisamment évoqué, voici qu’apparaissait la note sentimentale, sous la forme de strophes adressées à Rosa, la fiancée, « Rosa, blonde et forte Germaine, compagne de l’Allemand vainqueur ».
Le poème ne manquait pas de souffle, ni d’une certaine beauté brutale. Mais la persistance des évocations de meurtre et d’incendie, la complaisance un peu lourde et naïvement orgueilleuse avec laquelle l’auteur exaltait les vertus, les grandeurs et la gloire à venir de sa « colossale Germania », finissaient par impressionner désagréablement les auditeurs non Allemands – ou, tout au moins, certains d’entre eux, parmi lesquels le comte Boris Vlavesky.
Il était demeuré avec son cousin à l’entrée du salon où Wilhelm de Stretzbach, un grand blond raide et poseur, assez beau garçon, disait les strophes guerrières, dans sa rude langue allemande. Tout en écoutant, Boris laissait errer son regard sur la réunion. Un instant, il s’arrêta sur une jeune femme fort jolie, élégante et fine, qui l’avait aperçu et lui adressait un signe de bienvenue discret. C’était la princesse Catherine Etschef, dont la passion pour le comte Vlavesky était connue de tout Petersburg. Boris la salua de loin, puis continua d’examiner la salle remplie de femmes luxueusement parées.
Il connaissait toutes celles qui étaient là – toutes, sauf cette belle personne vêtue de soie jonquille, assise près de Mme Sternof.
De lourds cheveux bruns, massés en forme de casque, coiffaient une tête au port altier. Les traits étaient beaux, mais durs, tout au moins au repos, le teint d’une blancheur qui semblait marmoréenne. La taille devait être superbe, autant qu’on en pouvait juger en voyant assise l’étrangère. Et la toilette, en dépit de quelques fautes de goût qui frappaient le coup d’œil exercé du comte Vlavesky, était celle d’une grande dame.
Il pensa :
« Je parierais que c’est une Autrichienne ou une Allemande ! »
Son regard intéressé demeurait attaché à l’inconnue. Elle restait immobile, les paupières mi-closes, les mains croisées sur son éventail de plumes noires. De temps à autre, un frémissement agitait ses lèvres. C’était la seule marque visible d’émotion, chez elle, tandis qu’elle écoutait le poème sanguinaire qui faisait passer des frissons d’émoi sur les épaules des autres femmes.
Et le baron de Stretzbach acheva, en regardant cette fois la belle étrangère :
« Les Walkyries sont prêtes, les Walkyries viennent au secours de la Germanie. Ô Brunhilde, Freya, ô vous toutes, vierges farouches, accourez, venez étendre sur les guerriers vos mains triomphantes, et quand le glaive ennemi fauchera les fils d’Allemagne, emportez-les dans les demeures de Wotan, où ils boiront l’hydromel et le vin mousseux en contemplant la Germanie victorieuse, maîtresse du monde ! »
À cette péroraison, Boris fronça les sourcils et se pencha vers l’oreille de son cousin.
– Voilà des élucubrations pangermanistes que ce Stretzbach aurait pu garder pour les servir en petit comité allemand. Ici, elles sont complètement déplacées, pour ne rien dire de plus... Mais j’aime beaucoup la mention du « vin mousseux ». C’est un petit rappel très savoureux du goût des Teutons pour le Champagne de nos amis les Français. Évidemment, Wotan ne peut manquer d’en abreuver pour l’éternité ses bons guerriers allemands, saturés de bière sur la terre.
Il eut un léger rire moqueur, auquel fit écho un de ses camarades de la garde, Grégoire Milskof, qui se trouvait près de là et l’avait entendu.
Boris lui demanda :
– Savez-vous, Grégoire Paulovitch, qui est cette belle personne ?... tenez, là-bas, en robe jaune...
L’étrangère s’était levée, et allait vers M. de Stretzbach, qui descendait du petit théâtre aménagé à demeure dans ce salon. Sa taille souple et majestueuse s’accordait bien, comme l’avait pensé Boris, au caractère altier de sa physionomie.
– Oui, très belle, hein ?... C’est une Allemande, parente de M. de Stretzbach, Mlle de Halweg, dont le père est un ex-diplomate...
– Halweg ? J’ai en Allemagne des cousins de ce nom.
– Vous avez des cousins allemands, Boris Vladimirovitch ?
– Une sœur de ma trisaïeule paternelle avait épousé un baron de Halweg, en Prusse orientale. Depuis lors, les relations entre les deux familles se sont espacées, puis ont cessé complètement.
Cyrille fit observer :
– Ces Halweg-là, peuvent appartenir à une autre branche.
– C’est possible. D’ailleurs, peu m’importe, car je ne me soucie guère de nouer des rapports avec cette parenté lointaine. Libre à toi, Cyrille, si le cœur t’en dit ?
Le jeune comte Vlavesky ne répondit pas. Il attachait un regard attentif sur la belle Allemande, qui écoutait avec indifférence M. de Stretzbach, très empressé près d’elle.
Boris, passant à travers les groupes en saluant les visages de connaissance, alla présenter ses hommages à la maîtresse du logis, fort affairée. Puis il rejoignit la princesse Etschef et s’assit près d’elle, en attendant que fût donné le signal des danses.
Un regard l’avait suivi, et ne le quittait plus. Mlle de Halweg, interrompant sans façon le baron de Stretzbach, lui demanda, en désignant Boris d’un mouvement de tête :
– Quel est ce jeune officier, là-bas ?
– Lequel ?
– Le grand, si élégant, qui cause avec cette jeune femme blonde, vêtue de rose.
La physionomie de Wilhelm se durcit, tandis qu’il répondait brièvement :
– Le comte Boris Vlavesky, capitaine aux gardes à cheval.
– Le comte Vlavesky ?... Serait-ce un des cousins de mon père ?
– Vous êtes parente des Vlavesky, Brunhilde ?
– Oui, quelque peu... Il faudra que vous me présentiez ce beau garde à cheval, Wilhelm.
Une lueur d’irritation passa dans les prunelles claires du baron. Il dit ironiquement :
– Vous aurait-il déjà tourné la tête ? Prenez garde, Brunhilde, car il est coutumier du fait.
Elle eut un sourire qui détendit ses lèvres un peu grandes, et ses yeux à la nuance indécise s’animèrent d’un éclat railleur.
– Je m’en doute ! Il n’y a qu’à le voir... Et je vous soupçonne, mon cher cousin, d’être horriblement jaloux des succès d’un pareil rival.
Wilhelm retint une grimace de colère, et riposta d’un ton rogue :
– Nous ne sommes pas rivaux. Les goûts du comte Vlavesky ne sont pas les miens.
– Vous avez tort, car je l’imagine bon connaisseur en matière d’élégance et de charme... Ainsi, cette jeune femme avec laquelle il s’entretient est délicieuse. Qui est-elle ?
– La princesse Etschef, dame d’honneur de l’impératrice. Fort gentille, en effet, et follement éprise du comte Vlavesky.
– Mariée ?
– Veuve – très consolée.
– Alors, c’est un mariage en perspective ?
– Que non pas. La princesse n’a qu’une fortune médiocre, et le comte n’est pas beaucoup mieux nanti. Il ne voudra, naturellement, faire qu’un mariage riche.
– Qui sait ! L’amour l’emportera peut-être sur l’intérêt !
– L’amour ? Je ne crois pas le comte si emballé que ça. Il est positif, avant tout, et la beauté de la princesse ne pourrait compenser pour lui les ennuis d’une existence gênée.
– Je ne lui donne pas tort, car je sais par moi-même ce qu’il en coûte pour soutenir son rang, avec des revenus médiocres. Moi aussi, je ne puis épouser qu’un homme pourvu d’une grande fortune.
Les paupières de Wilhelm battirent. Il était amoureux de sa cousine, mais sans espoir, car il ne réalisait pas la condition exigée, ayant déjà dispersé, en folies de toutes sortes, les trois quarts des biens hérités de son père.
Avec un petit rire sec, le baron dit, en désignant Cyrille qui causait à quelques pas de là, dans un groupe d’hommes :
– Eh bien ! voilà votre affaire !... Encore un comte Vlavesky, immensément riche celui-là. Il est le cousin germain de l’autre – donc votre parent aussi, peut-être ?
Une lueur d’intérêt s’alluma dans les yeux froids de Brunhilde. Pendant quelques secondes, ils s’attachèrent sur Cyrille. Puis la jeune fille dit de sa voix nette, impérative :
– Présentez-le-moi, Wilhelm.
Le baron s’éloigna, sans empressement. Tandis qu’il abordait le comte Cyrille, Brunhilde reportait son regard vers le groupe formé par Boris et la princesse Catherine. Celle-ci parlait avec une grâce nonchalante, et l’officier l’écoutait, attentif, en jouant distraitement avec l’éventail de plumes blanches qu’il avait pris des mains de la jeune femme.
– Ma cousine, voici le comte Cyrille Vlavesky, que vous avez désiré connaître...
Brunhilde tourna la tête et vit le jeune homme incliné devant elle.
– Ah ! comte, excusez-moi... Mais M. de Stretzbach ayant prononcé votre nom, j’ai souhaité savoir si vous n’étiez pas un des cousins de mon père...
Cyrille balbutia :
– Mais je crois... il me semble que ce doit être...
Il n’était jamais très à son aise devant les femmes, qui l’intimidaient. Mais celle-ci lui imposait plus que toute autre, par sa beauté hautaine et l’impérieuse lueur du regard.
En quelques mots, il lui fut prouvé que la belle Brunhilde était bien sa cousine, descendante directe du baron Hugo de Halweg, époux d’une comtesse Vlavesky.
Après quoi, Mlle de Halweg l’emmena vers son père, qui accueillit fort aimablement ce parent surgi sur sa route.
Le baron de Halweg était un petit homme mince, au long visage blême, au sourire onctueux, et qui savait merveilleusement, selon les gens et les circonstances, se montrer rogue ou affable. Il avait eu des succès comme diplomate, puis, ayant déplu à son versatile souverain, il avait dû se retirer dans ses domaines de la Prusse orientale, où, disait-on, son autorité s’appesantissait lourdement sur ses vassaux. Brunhilde, montrant du geste le capitaine Vlavesky, dit à Cyrille :
– Et maintenant, il faut que vous nous fassiez connaître cet autre cousin-là.
Mais les couples s’ébranlaient, aux premiers sons de l’orchestre, et Boris venait de se lever, emmenant à son bras la princesse Etschef.
Mlle de Halweg déclara :
– Ce sera pour plus tard. Je vous garde pour cette danse, mon cousin.
Cyrille n’osa se récuser. Mais il était piètre danseur, et Brunhilde s’en aperçut vite. Alors, prétextant la fatigue, elle alla s’asseoir avec lui dans la serre et se mit à causer, s’arrangeant fort habilement pour arriver à connaître les goûts et la nature de son interlocuteur.
Elle fut vite fixée, car cette nature était bien facile à pénétrer. Caractère bon et faible, vaniteux sur un seul point, son talent de poète, Cyrille apparaissait dès l’abord comme un être facilement influençable. Par ailleurs, le mélange de crainte et d’admiration qu’elle découvrait dans le regard du jeune homme renseignait suffisamment Brunhilde sur les sentiments inspirés par sa beauté.
C’était une créature singulière : froide, en apparence, certainement orgueilleuse et dure, mais cependant douée d’une séduction altière, telle qu’on la peut imaginer chez les Walkyries farouches qui, dans le Walhalla, servent l’hydromel aux guerriers germains. Quand elle parlait, son visage ne s’animait pas, mais sous la blancheur de l’épiderme, on devinait le sang ardent, et dans les yeux au regard changeant des lueurs passaient, comme un éclair dans la nuit.
Elle se déclara désolée de ne pas connaître le russe, pour lire les poèmes de Cyrille. Sur quoi le jeune homme dit qu’il en avait composé quelques-uns en français, langue qui lui était beaucoup plus familière que l’allemand, et qu’il se permettrait de les faire porter au domicile de sa cousine, si elle voulait bien l’y autoriser.
Brunhilde acquiesça de bonne grâce, en ajoutant :
– Venez demain prendre le thé avec nous. Ainsi, nous pourrons causer plus longuement.
Puis elle se leva, en rappelant à son interlocuteur qu’elle désirait faire connaissance avec son autre cousin, le capitaine Vlavesky.
Boris, la danse terminée, traversait le second salon après avoir reconduit la princesse Etschef à sa place, quand il vit venir à lui Cyrille et Mlle de Halweg. En quelques mots, il fut mis au courant. Courtoisement, il baisa la main que lui tendait Brunhilde, et exprima, sans chaleur, son plaisir de voir renouer ces rapports de parenté. Puis, avec sa politesse raffinée de grand seigneur, il invita la jeune fille pour la danse qui commençait.
Celui-là était autre chose, comme danseur, que le comte Cyrille ! Il était d’ailleurs renommé dans les salons de Petersburg, et les grandes-duchesses se le disputaient aux réceptions de la cour. Aujourd’hui, il trouvait en Brunhilde une partenaire de choix. Et ils formaient tous deux un couple superbe, que les spectateurs suivaient des yeux avec un vif intérêt.
Quand l’orchestre se tut, ils s’arrêtèrent, et Boris adressa un compliment à sa danseuse.
Elle riposta vivement :
– Je n’y ai pas de mérite, avec un cavalier tel que vous ! Je me sentais emportée, enlevée... Jamais je n’ai eu si parfait danseur !
Elle attachait sur lui ses yeux qu’une lueur d’enthousiasme éclairait. Il pensa :
« Elle a un regard singulier. Ce doit être une nature curieuse ! »
Il lui offrit de la conduire au buffet, ce qu’elle accepta aussitôt. En prenant un sorbet, ils causèrent, passant d’un sujet à l’autre. Cette fois, c’était Boris qui faisait parler son interlocutrice, cherchant à se rendre compte de sa nature. Il avait déjà pu constater qu’elle était fort intelligente, très cultivée intellectuellement, et pas le moins du monde « petite fleur bleue » ou jeune fille aux yeux baissés, quand survint M. de Stretzbach, qui venait chercher sa cousine pour la danse suivante.
Elle lui déclara sans ambages :
– Vous auriez bien pu m’oublier, Wilhelm ! Je causais fort agréablement avec le comte Vlavesky, et vous nous interrompez mal à propos.
Il retint une grimace de colère, en glissant un coup d’œil furieux vers l’officier. Lourdement ironique, il riposta :
– Je ne doute pas de cet agrément, ma chère Brunhilde. Mais il ne faut pas cependant délaisser tout à fait les anciens cousins pour les nouveaux.
– Je vous connais depuis l’enfance, Wilhelm ; vous ne m’intéressez plus.
Sur cette déclaration, Brunhilde prit le bras du baron, en adressant au capitaine Vlavesky un sourire, accompagné de ces mots :
– À jeudi, voulez-vous, mon cousin ? Venez vers cinq heures, et amenez le comte Cyrille. Qu’il m’apporte ses poèmes français, je les lirai avec plaisir.
Dans le cours de la soirée, Boris se retrouva près de la princesse Etschef. Celle-ci, la mine inquiète, lui demanda :
– Est-ce vrai que cette Allemande est votre parente, Boris Vladimirovitch ?
– Très vrai... Une belle personne, n’est-ce pas ?
La jeune femme eut une moue de dédain.
– Oui, pas mal... Un peu trop grande... Et puis, quel goût dans sa toilette ! – pour une jeune fille surtout ! Cet éventail noir, cette robe jaune... est-ce assez allemand ?
– Je vous le concède. Néanmoins, Mlle de Halweg est très grande dame. Et c’est, en outre, une femme intelligente.
La princesse eut un rire forcé.
– Êtes-vous donc déjà en admiration devant cette Walkyrie ?
– Une Walkyrie ?... Oui, c’est bien cela, en effet. Votre jalousie l’a parfaitement désignée, Catherine Pavlowna.
Elle essaya de protester :
– Je ne suis pas jalouse de cette Allemande !
– Non ! pas du tout ! Vous ne l’êtes jamais, d’ailleurs, n’est-ce pas, Catherine ?
Il souriait avec une raillerie légère, en attachant sur le fin visage de blonde ses yeux superbes dont le charme, fait d’énigme et de volonté impérieuse, avait tant de pouvoir sur les cœurs féminins.
Elle murmura, les lèvres tremblantes :
– C’est que je sais bien qu’un jour ou l’autre... bientôt, peut-être, vous me laisserez là... vous m’oublierez...
Les sourcils de l’officier se rapprochèrent. Si égoïste que fût devenu Boris, grâce à l’éducation reçue et aux adulations féminines qui avaient complété l’œuvre maternelle, il lui déplaisait de faire souffrir. Certes, cette considération ne l’avait jamais arrêté quand il s’agissait de contenter quelque caprice, mais il eût aimé à ne pas ressentir le léger remords qui l’impressionnait assez désagréablement, quand il savait qu’on pleurait à cause de lui.
Or, la princesse Catherine subirait ce sort, un jour ou l’autre. Il n’avait pas assez de fortune pour se permettre d’épouser cette jeune femme, très élégante, accoutumée à une existence luxueuse et mondaine, et n’apportant que des biens fort diminués par les prodigalités du défunt prince. D’ailleurs, son cœur était trop calme, à l’égard de la jolie veuve, pour lui inspirer même l’idée de ce mariage, qu’il eût tout le premier qualifié de folie, dans sa situation et surtout étant donnés ses goûts et son désir de restaurer l’existence fastueuse d’autrefois.
Avec ce fonds de loyauté qui existait en lui, Boris avait pris soin de ne pas entretenir chez la princesse d’illusions à ce sujet. Mais elle était trop ardemment éprise pour se résigner par avance à l’oubli, et, parfois, elle laissait voir son inquiétude, bien qu’elle connût le déplaisir qu’il en éprouvait.
Comme de coutume, cette fois encore, il parut ne pas avoir entendu, et mit la conversation sur un autre terrain.
En quittant un peu plus tard la demeure de Mme Sternof, dans l’automobile de son cousin, Cyrille demanda :
– Eh bien ! que dis-tu de notre cousine allemande ?
Boris, qui songeait, le menton sur sa main, répliqua :
– Toi-même, qu’en penses-tu ?
– Elle est remarquablement belle !
– Oui... et peu banale, au point de vue intelligence. Mais son regard est à étudier.
– Son regard ?... Oui, c’est vrai, il est... Je ne trouve pas le mot...
– Inquiétant. Et le sourire aussi. Cette femme, sous l’empire de quelque passion, doit être capable de tout
– Oh ! Boris, tu vas trop loin !
– Il est possible que je me trompe... mais ces yeux-là ne me vont guère !
– Ils sont beaux, cependant.
– Beaux... c’est selon les goûts. Moi, ils ne me plaisent pas. Quant au baron de Halweg, il me paraît un de ces Allemands retors dont il faut se défier d’autant plus qu’ils prennent des airs de chattemite. Qu’est-ce qu’il vient faire ici ? Chercher à surprendre quelqu’un de nos secrets nationaux, comme tant de ses compatriotes ?... Soi-disant, il veut faire connaître la Russie à sa fille, hum !... Enfin, pour conclure, ils ne m’inspirent pas dès l’abord une sympathie exagérée, nos cousins de Prusse, et je souhaite que leur séjour ici ne se prolonge pas, car il me déplairait de renouveler la visite que nous devons leur faire jeudi sur leur invitation.