IIUne barrière de bois pourri, toute grande ouverte, une allée de très beaux arbres envahis par les plantes parasites, un sol défoncé, horriblement boueux... de chaque côté de l’allée, des champs mal labourés, dont certaines parties restaient même en jachère...
Tel fut le spectacle que vit Boris, quand, vers la fin d’un après-midi d’avril, l’automobile dans laquelle il avait effectué le voyage s’arrêta à l’entrée du domaine de Marniew.
Le jeune homme était d’assez méchante humeur. Sa voiture avait dû passer par des chemins affreux ; en outre, des paysans stupides avaient donné des indications si peu compréhensibles, que deux fois le chauffeur s’était trompé de route. Le comte atteignait ainsi le but plus tard qu’il ne l’aurait voulu. Car, ayant décidé de se présenter à l’improviste, pour mieux saisir au naturel sa pupille en perspective, il n’avait pas prévenu de son arrivée... Et voici qu’il voyait devant lui cette allée, pire que toutes les routes déjà parcourues, bourbier innommable que le chauffeur considérait avec consternation.
Boris dit entre ses dents :
– C’est du joli ! Elle se vendra cher, la propriété, si tout le reste est entretenu à l’avenant !
Le chauffeur gémit :
– Il va falloir passer là, Excellence ?
– Eh ! oui, mon garçon ! Il n’y a pas moyen de faire autrement.
L’allée était longue, et le trajet parut interminable à Boris. En dedans, le jeune officier maugréait contre l’incurie du défunt propriétaire et se demandait en quel état de dégradation allait lui apparaître le logis.
Il le vit enfin, au delà de ce qui avait été une large pelouse et ne représentait plus qu’un terrain défoncé, sur lequel s’étalaient quelques plaques d’herbe.
C’était une grande construction grise, lézardée, d’aspect assez imposant. Le soleil couchant jetait des reflets roses sur les fenêtres, dont quelques-unes étaient ouvertes. Un vieux cheval, très efflanqué, broutait l’herbe devant le logis. Il leva la tête, regarda l’automobile qui arrivait, puis se remit philosophiquement à son repas.
Boris sauta à terre et alla frapper à la porte principale, élevée au-dessus de quelques marches. Mais aucun bruit ne se fit entendre. La maison semblait déserte. Ayant renouvelé plusieurs fois sa tentative, sans résultat, le comte résolut de chercher ailleurs une autre entrée.
Il contourna la vieille demeure et atteignit ainsi une cour sur laquelle donnaient les communs. Là encore, même silence, même solitude.
Boris pénétra dans une vaste cuisine, où s’étalait le plus parfait désordre. On n’y voyait aucun préparatif de repas, bien que l’après-midi fût très avancé.
Le jeune homme appela plusieurs fois, sans obtenir de réponse. Alors, par un couloir, il gagna une autre pièce, la salle à manger sans doute, à en juger par la grande table qui en occupait le milieu. Mais d’autres meubles adaptés à cette destination, on ne voyait trace, en dehors d’une vieille armoire d’aspect très ordinaire.
Boris pensa :
« Voilà qui commence à n’être pas drôle ! Quelqu’un, cependant, doit bien habiter là dedans ? »
Un aboiement se fit entendre à ce moment. Boris eut un geste de satisfaction, et revint à la cuisine.
Au moment où il y entrait, un chien, surgissant de dehors, s’élança vers lui avec un aboiement sourd. Le comte, pour éviter d’être mordu, lui allongea un maître coup de pied, qui envoya la bête hurlante au milieu de la pièce.
Un cri de douleur et de colère retentit.
Dans la cuisine se précipita une petite créature aux yeux étincelants, qui tendait le poing vers Boris. Une voix étranglée cria :
– Vous l’avez tué !... vous l’avez tué !
Puis l’arrivante se jeta à genoux près du chien, qu’elle entoura de ses bras, tandis que ses lèvres se posaient sur la tête hirsute de l’animal qui geignait doucement.
Boris l’enveloppa d’un coup d’œil rapide. C’était une enfant toute menue, vêtue d’une jupe courte – une vieille jupe qui s’associait, comme aspect, au petit caraco déteint couvrant le buste frêle. Les pieds, très petits, étaient nus dans des sortes de sandales usées. Sur le dos, des cheveux bruns aux étranges reflets cuivrés tombaient en deux nattes rattachées ensemble par une ficelle rose, tandis qu’autour du visage ils s’ébouriffaient de façon plus pittoresque qu’ordonnée.
Quelque petite servante, dont la tenue donnait une idée peu avantageuse de ce que devait être celle de cet intérieur.
Boris, fort impatienté, s’avança de quelques pas en disant d’un ton bref :
– Laisse ce chien, qui n’a pas grand mal, et va prévenir la comtesse Verenof que son cousin le comte Vlavesky souhaite lui parler.
La fillette se redressa sur ses genoux, et l’officier vit se fixer sur lui de magnifiques prunelles sombres, qui exprimaient plus de colère que de surprise.
– Le comte Vlavesky ?... le cousin de grand-père ?... Eh bien ! vous êtes un méchant homme, et je vous déteste !... et je ne veux pas être votre cousine, moi !
Une exclamation s’échappa des lèvres de Boris.
– Que dites-vous ?... Est-ce que... vous êtes la petite-fille du comte Verenof ?
– Oui, Aniouta Ivanovna... Allez-vous-en ! Je ne veux pas que vous restiez ici !... Mon pauvre Rik !
Et, de nouveau, elle s’inclina pour caresser le museau du chien.
Boris pensa, non sans effroi :
« Eh bien ! elle est présentable, ma pupille !... Je n’ai qu’une chose à faire, c’est de filer de cette baraque. S’occupera qui voudra de cette petite sauvageonne. »
À ce moment, un pas lourd se fit entendre au dehors. Sur le seuil de la cuisine apparut une grande femme osseuse, qui portait à son bras un lourd panier plein de légumes. Ses cheveux gris s’échappant en mèches désordonnées d’un bonnet noir poussiéreux, sa jupe effilochée pendant à droite, déchirée, le tablier de toile bise fort sale entourant sa taille anguleuse – tout cela n’était pas pour donner à Boris meilleure opinion du logis et de ses habitants.
Cette peu avenante personne s’arrêta net, visiblement stupéfaite à la vue de l’étranger.
Elle demanda d’un ton rogue :
– Vous désirez ?...
Boris dit avec une sécheresse hautaine :
– Je suis le comte Vlavesky, et je viens voir la petite-fille du comte Verenof, mon cousin.
– Le comte Vlavesky !... Ah ! pardon. Excellence !... Aniouta Ivanovna, que faites-vous là ? Avez-vous salué Son Excellence ?
La grande femme, subitement transformée, s’inclinait, très empressée, grimaçait un sourire qui découvrait des dents jaunes et brisées.
Aniouta se leva d’un bond, les yeux brillants.
– Le saluer !... Je ne veux même pas le regarder ! Il a donné un coup de pied à Rik, et il a manqué le tuer !
– Le beau malheur ! Ça aurait fait une sale bête de moins !... Excellence, je suis désolée ! Mais on ne peut en venir à bout ! J’y ai perdu mon temps... Que Votre Excellence me permette d’appeler mon mari...
Et, se détournant, elle cria vers le dehors :
– Piotre !... Piotre !
Après quoi, ayant posé à terre son panier, elle reprit, s’adressant à Boris avec une obséquieuse déférence :
– Votre Excellence veut-elle se retirer au salon ? Mon mari va venir... Il était depuis longtemps le régisseur du comte Verenof, et c’est à lui que notre vénéré barine avait donné la charge de prévenir les membres de sa famille, après sa mort. Il s’est acquitté aussitôt de cette tâche...
Tout en parlant, la femme conduisait Boris hors de la cuisine. Quant à Aniouta, elle avait délibérément tourné le dos à son cousin.
Le salon était une grande pièce à trois fenêtres, décorée de boiseries jadis gris perle, déplorablement sales maintenant. Au plafond, en plusieurs endroits fendu, se voyaient quelques traces de peintures dans le genre du dix-huitième siècle. Des chaises dépareillées, une table en acajou, boiteuse, une bibliothèque remplie de paperasses et de vieux livres composaient tout le mobilier.
La femme laissa là Boris et s’en alla à la recherche de son mari.
Le comte s’empressa d’ouvrir une des portes vitrées, afin que l’air vînt chasser l’odeur de moisi, la fraîcheur humide de cette pièce. Et il demeura sur le seuil, regardant vaguement le parterre – ou plutôt le reste de parterre qui s’étendait devant lui, abandonné, retournant à l’état de nature.
Il était fort perplexe. Qu’allait-il faire au sujet de cette enfant ? Il lui paraissait absolument impossible de s’occuper d’une aussi désagréable petite personne. Cette descendante des nobles Verenof n’avait, de toute évidence, reçu aucune éducation ; elle n’était qu’une paysanne, et déjà, à son âge, il devait être trop tard pour essayer de la transformer... D’autre part, si elle n’avait pas de quoi vivre, il faudrait bien qu’il assurât son existence... Elle pourrait peut-être trouver à se loger chez quelqu’un du village, où il payerait sa pension...
À ce moment de ses réflexions, l’attention de Boris se porta vers un point du jardin où passait une petite créature aux pieds nus, qu’un affreux chien gris aux longs poils suivait sur les talons.
C’était Aniouta. Machinalement, Boris remarqua sa démarche légère, harmonieuse, et la courbe charmante des épaules, sous le caraco trop étroit.
Derrière lui, une voix onctueuse murmura :
– Excellence, pardonnez-moi...
Le comte se détourna. Un homme se tenait là, petit, fluet, très chauve, le teint blême et le nez volumineux. Ce personnage portait des vêtements crasseux, et abritait ses yeux pâles derrière des lunettes à lourde monture.
Boris demanda :
– Qui êtes-vous ?
– Piotre Pavlovitch Usnaïef, Excellence... régisseur du défunt comte Verenof... et tout au service de Votre Excellence.
Du premier coup d’œil, le personnage déplut à Boris. Le regard avait une expression sournoise, et l’échine s’inclinait trop bas.
Brièvement, le comte lui adressa quelques questions, relativement à la maladie et aux affaires du défunt. Piotre lui confirma ce qu’avait annoncé le notaire : le domaine, dont les meilleures terres avaient déjà été vendues par le comte Michel, se trouvait entièrement hypothéqué, de telle sorte qu’Aniouta ne retirait rien de la succession.
– Pas un rouble, Excellence !... Ah ! c’est une triste chose ! Je le disais bien au barine. Mais l’âge l’avait rendu insouciant...
Boris interrompit :
– Je crois qu’il l’a toujours été
– Hélas ! oui, Excellence !... Mais avec la vieillesse, c’était pire. Depuis longtemps, il ne s’occupait plus de rien, et, quand j’essayais d’obtenir qu’on fît valoir un peu le domaine, il répondait : « À quoi bon ? Je ne veux pas qu’on m’ennuie avec toutes ces questions. »
– Il ne pensait donc pas à l’avenir de sa petite-fille ?
– Lui, Excellence ?... Il ne se souciait pas plus d’elle que si elle n’eût pas existé.
– Vraiment ?... Lui a-t-il fait donner au moins quelque éducation ?
– Il y avait ici, jusqu’à l’année dernière où elle est morte, une vieille demoiselle, Lioudmila Stepanovna Oudourine, qui avait été l’institutrice de la comtesse Olga, femme de notre jeune barine Ivan Michaïlovitch. Ce fut elle qui instruisit la petite fille, à sa manière, car elle était fort originale.
– Est-ce aussi cette personne qui a fait l’éducation de la comtesse Aniouta, qui lui a enseigné à s’habiller... comme une paysanne misérable ?
Le régisseur eut un petit sourire obséquieux.
– Ah ! Excellence, c’est déplorable, en effet ! Et la faute en est bien à Lioudmila Stepanovna. Parce que l’enfant était délicate, elle imagina de la faire vivre comme nos petites paysannes, nu-pieds, toujours à courir dans les champs. La barina y prit goût, et ne voulut plus changer d’existence.
– Mais son institutrice aurait pu l’y obliger ?
– Elle ? Mais elle n’avait pas d’autre volonté que celle de son élève ! C’étaient deux têtes dans le même bonnet, si Votre Excellence me permet l’expression.
Ici, en baissant un peu ses paupières molles, Piotre ajouta doucereusement :
– J’ai le regret de dire que notre petite barina aime à mener les gens, et que nous avons eu, Marpha et moi, beaucoup de peine avec elle, dès que nous voulions résister à ses caprices. Aussi ne nous a-t-elle pas en grande sympathie, comme Votre Excellence peut le penser. Mais nous n’avons cessé quand même de l’entourer de notre plus grand dévouement, sans attendre de reconnaissance.
Là-dessus, Piotre se tut, en jetant sournoisement un coup d’œil sur l’impassible visage du comte Vlavesky. Boris dit froidement :
– Demain, je prendrai une décision à son sujet. Faites-moi préparer pour ce soir une chambre et un repas. Il faudra aussi garer l’automobile, et loger le chauffeur.
– Ce sera facile, Excellence... Je vais prévenir ma femme... Votre Excellence désire-t-elle autre chose, en attendant ?
– Non, rien.
Et, lui tournant le dos, Boris franchit le seuil de la porte vitrée, pour s’engager dans le jardin.
Cet obséquieux personnage au regard fuyant lui répugnait. Il songeait : « Je comprends la petite Aniouta, qui ne l’aime pas. Et si elle a dû vivre près de ces deux individus, je la plains, pauvre enfant ! »
À cette idée, il se sentait tout à coup un peu de sympathie pour l’enfant délaissée de son aïeul, livrée à une institutrice bizarre et à des serviteurs tels que ceux-là. Il convenait en ce cas d’être indulgent pour une pauvre créature bien innocente de ce manque d’éducation... On la mettrait dans un institut bien choisi, et si la nature était bonne, il ne serait peut-être pas trop tard pour la réformer...
En songeant ainsi, Boris s’avançait à travers le parterre. L’herbe couvrait les allées, une lèpre noire envahissait les statues dégradées, qui se dressaient encore près des bosquets. De grands buis, jadis taillés, demi-morts aujourd’hui, élevaient leur squelette de branches dépouillées dans la claire lumière de ce couchant d’avril. Partout, l’abandon, la ruine... Et ce misérable héritage ne reviendrait même pas à la descendante des comtes Verenof. Piotre l’avait dit, elle n’aurait absolument rien, pas un rouble !