IILe château de la Roche-Soreix, bâti au début du XIIIe siècle par les sires de Varouze, s’élevait sur un plateau volcanique dominant presque à pic la profonde vallée au fond de laquelle bouillonnait une torrentueuse rivière et où se groupaient les maisons du village de Champuis. Il avait conservé son apparence de logis féodal, en dépit de quelques remaniements sans importance et d’une galerie surmontée d’un étage que Jacques-Elie, troisième comte de Varouze, avait fait construire à la suite de la chapelle. La pierre volcanique dont était constituée la vieille demeure lui donnait un aspect fort sombre, que ne contribuait pas à atténuer le voisinage des pins et des hêtres séculaires formant le parc sauvage et pittoresque, clos de murs bas et croulants, après lequel commençait aussitôt la forêt. À l’intérieur, il conservait de beaux vieux meubles appartenant à différentes époques, quelques riches pièces d’orfèvrerie, de précieux émaux limousins et des tapisseries des XVe et XVIe siècles, fort prisées des connaisseurs.
Le maître actuel de la Roche-Soreix, le comte Marcien de Varouze, laissait volontiers visiter les parties intéressantes de cette demeure qui lui était chère et où il résidait presque constamment. Âgé d’une cinquantaine d’années, il paraissait plus jeune, car il était de complexion robuste et s’entretenait alerte, vigoureux, par de longues promenades et, à l’automne, des journées de chasse dans la forêt dont une partie était sa propriété.
Cet après-midi-là, installé sous l’élégante colonnade de la galerie, M. de Varouze parcourait une revue d’art apportée par le dernier courrier. Devant lui s’étendait un grand parterre aux bordures de buis, où les roses s’épanouissaient en abondante floraison. Des ifs taillés en boules alternaient avec de gracieuses urnes de pierre juchées sur un piédestal, au long de ce parterre qui s’arrêtait à une grande vasque décorée de sculptures, adossée au mur d’enceinte couvert d’un sombre revêtement de lierre.
L’ombre s’étendait sur cette partie du château, située à l’est... Une jeune femme qui arrivait là, suivie d’un petit garçon de neuf à dix ans, s’écria d’une voix chantante et douce :
– Décidément, cet endroit est le plus agréable de votre logis, mon oncle.
Elle s’avança vers la galerie d’un pas glissant. Très mince, de taille au-dessous de la moyenne, elle avait dans l’allure une souplesse ondulante. Le visage mat et menu, aux traits peu réguliers, n’attirait pas l’attention au premier abord. Mais l’on remarquait vite l’expression caressante, la séraphique douceur des yeux ni bleus ni verts, sur lesquels tombaient de molles paupières mates, et le sourire gracieux des lèvres longues et roses, qui découvraient de fines petites dents pointues.
Le comte s’informa :
– Vous venez travailler ici, Angelica ?
– Si je ne vous dérange pas, oui, mon oncle.
– Vous savez bien, ma chère enfant, que je suis toujours heureux de vous voir.
Il attachait sur elle un regard d’affectueux intérêt. La jeune femme murmura d’une voix que l’émotion semblait briser :
– Vous êtes si bon ! Si bon pour moi et mon cher petit !
Des larmes montaient à ses yeux. Elle les tamponna avec un petit mouchoir fin qu’elle sortit vivement de son corsage. Puis elle s’assit près du comte dont la main s’étendit, serra fortement la sienne.
– J’ai eu grand plaisir à vous rendre service, Angelica. Vous êtes pour moi une compagnie très agréable, vous aidez parfaitement ma vieille Agathe à tenir ma maison... Quant à votre fils, il est charmant, très bien élevé... Oui, c’est un plaisir pour moi, en même temps qu’un devoir, d’accueillir sous mon toit la veuve de Félix d’Artillac, ce neveu très cher de ma pauvre Emmeline.
Angelica dit d’un ton suave, qu’accompagnait le plus reconnaissant des regards :
– C’est que vous êtes si parfaitement bon, je le répète ! Mais oui, cher oncle, je veux aujourd’hui vous parler en toute franchise... Figurez-vous que je crains...
Elle s’interrompit, comme hésitante.
M. de Varouze se pencha vers elle.
– Quoi donc ?
– Eh bien ! que cette affection dont vous m’honorez porte ombrage à M. Gérault.
Le comte eut un geste de stupéfaction.
– À quoi pensez-vous là ? Gérault est une nature généreuse, incapable de jalousie. Je me demande ce qui a pu vous donner cette idée, Angelica ?
– Je le trouvais plutôt froid...
– C’est sa nature. Mais il ne peut faire autrement que d’apprécier les qualités si nombreuses et si charmantes dont vous êtes pourvue... Voyons, ma chère enfant, puisque nous sommes sur le chemin des confidences, laissez-moi vous dire le rêve que j’ai formé...
Il jeta un coup d’œil vers le petit garçon. Celui-ci errait dans le parterre avec la même allure de souplesse féline qui distinguait sa mère.
M. de Varouze reprit :
– Oui, j’ai rêvé, mon enfant, de vous voir devenir la femme de mon neveu.
– Oh ! mon oncle... mon oncle !
Elle joignait les mains et rougissait d’émotion, en attachant sur le comte des yeux mouillés de larmes.
Il lui prit la main en demandant affectueusement :
– Mon projet vous conviendrait-il, Angelica ?
– Pouvez-vous le demander ?... Un homme sérieux, de haute valeur intellectuelle, qui serait un véritable soutien pour moi... qui m’aiderait si bien à élever mon petit Lionel...
Puis, après un court silence, elle ajouta mélancoliquement :
– Mais M. Gérault ne sera probablement pas de mon avis. Je suis presque sans fortune, j’ai un enfant...
M. de Varouze l’interrompit d’un ton péremptoire :
– Gérault m’a dit naguère – et je l’approuve entièrement sur ce point – qu’il ne regarderait pas à la question d’argent pour épouser une femme qui lui plairait... Il a une bonne aisance et ma fortune lui reviendra après moi. Ce sera là de quoi vivre très confortablement, même avec ce petit-là et les autres enfants que vous pourrez avoir.
Une lueur brilla, pendant quelques secondes, dans les prunelles changeantes de Mme d’Artillac... Ses mains longues, blanches et très étroites, ses mains souples aux ongles brillants s’agitèrent un peu, sur la robe de voile noir, en un geste de sournoise avidité.
Puis elles se joignirent de nouveau, tandis que la jeune veuve murmurait avec émotion :
– Quoi qu’il arrive, jamais je n’oublierai votre admirable générosité, votre parfait désintéressement !
Une femme de chambre apparut à ce moment, portant le plateau du thé. Pendant qu’elle le posait sur la table, le petit garçon se rapprocha. Il avait cueilli une rose, choisie entre les plus belles, et l’attachait à sa petite blouse de tussor.
Mme d’Artillac dit d’un ton de reproche :
– Tu sais que je t’ai défendu de rien cueillir ici, Lionel !
L’enfant glissa vers M. de Varouze le regard câlin de ses yeux étonnamment semblables à ceux de sa mère.
– Vous voudrez bien me pardonner, mon oncle ? Elle me faisait tant envie !
– Oui, pour une fois, je te passe cela. Mais ne prends pas l’habitude de t’adjuger mes plus belles fleurs, mauvais sujet... Viens ici !
Le ton n’avait rien de sévère, et un indulgent sourire se dessinait sous la moustache grisonnante du comte.
Lionel s’approcha et vint appuyer contre le bras de M. de Varouze sa joue mate. Le comte se mit à caresser les cheveux, coupés ras, très noirs comme ceux d’Angelica, tout en disant à celle-ci :
– Voici bientôt le moment où il nous faudra décider ce que nous ferons pour l’instruction de ce petit-là, ma chère enfant.
– Mais je m’en remets entièrement à vous pour cela, mon oncle ! Avec une admirable bonté, vous voulez bien vous charger de tous les frais que nécessitera l’éducation de Lionel. Il est donc trop juste que...
– Mais non, mais non, Angelica, je veux que vous preniez une décision tout à fait conforme à vos idées... Mettrons-nous ce petit interne dans un bon collège de Clermont, ou prendrons-nous pour lui un précepteur ?
Elle sembla réfléchir un moment, les yeux cachés sous ses molles paupières... Puis, soulevant celles-ci, elle dit avec un regard d’angélique douceur :
– Puisque votre générosité sans limite me laisse le choix, cher oncle, j’avoue que j’aimerais beaucoup mieux le précepteur. Ainsi, je pourrais garder près de moi mon petit Lionel, dont la santé est un peu délicate et qui souffrirait tant d’être séparé de sa mère.
– Eh bien ! c’est convenu, mon enfant. Dès ces jours-ci, je demanderai à M. le curé de Champuis de s’informer au sujet d’un ecclésiastique susceptible de remplir ce poste.
Angelica eut une légère contraction de ses sourcils noirs. Mais elle ne protesta pas et dit simplement :
– Oui, nous nous informerons, de côté et d’autre... Rien ne presse, à quelques mois près, car Lionel travaille très bien avec moi.
– Oh ! certainement ! Il ne faut pas prendre n’importe qui... Mais l’existence ne vous paraîtra-t-elle pas bien dure, bien ennuyeuse, cet hiver, dans ma vieille demeure éloignée de toute distraction ?
– Oh ! mon oncle, que m’importe la distraction, maintenant !
Elle éleva ses mains jointes et soupira longuement.
– ... J’ai perdu mon pauvre Félix, je suis venue à vous brisée, cherchant un refuge, souhaitant une aide pour m’aider à élever mon fils. Voilà seulement ce que je sollicitais de vous, car pour subvenir à mon existence et à celle de mon chéri, j’étais résolue à travailler, jour et nuit s’il le fallait... Mais vous ne l’avez pas voulu. Vous m’avez dit : « En souvenir de ma pauvre femme, la veuve et le fils de Félix d’Artillac vivront sous mon toit, à mes frais. » Quel sort pour nous, qui n’avions en perspective que la gêne et la médiocrité ! La Roche-Soreix nous apparaissait comme un paradis... et vous, mon oncle, comme le meilleur, le plus délicat des parents.
La voix douce trembla d’émotion et le regard s’emplit de reconnaissance pathétique.
M. de Varouze dit avec une brusquerie affectée :
– Allons, allons, ne parlons plus de cela, ma chère Angelica ! Je suis très satisfait de voir sous mon toit la femme intelligente et charmante que vous êtes et ce gentil garçon...
À ce moment Lionel annonça :
– Voilà M. Gérault.
Le jeune homme, qui venait de secourir les occupants de l’automobile sur la route de la forêt, contournait le mur du principal corps de logis et se dirigeait vers la galerie. M. de Varouze lui cria joyeusement :
– Tu viens prendre le thé avec nous, Gérault ? Il y a une tasse pour toi.
Mais le jeune homme répondit, tout en continuant d’avancer :
– Non, mon oncle, je viens chercher du secours pour des blessés.
– Des blessés ?
– Oui, des étrangers dont l’automobile vient de verser, eu butant contre la pierre branlante qui s’est écroulée en travers de la route.
M. de Varouze sursauta :
– Comment, la pierre branlante s’est écroulée ?
– Oui... Sans doute la trépidation des automobiles qui passent souvent là, maintenant, a-t-elle déterminé cette chute. La jeune femme qui se trouvait dans la voiture avec son fils – la princesse Falnerra, paraît-il – est blessée, peu sérieusement, je l’espère. Le petit garçon, lui, n’a rien et le chauffeur non plus. Mais je crains que le valet de pied ne soit dans un état grave.
Mme d’Artillac s’exclama :
– Vous dites, la princesse Falnerra ?
– Oui, madame... La connaissez-vous ?
– De nom seulement, et un peu de vue, pour l’avoir aperçue parfois à Rome. C’est une très grande dame... Les princes Falnerra appartiennent à la plus ancienne aristocratie ; ils ont eu des alliances avec plusieurs familles souveraines d’Europe, et ont droit au titre d’Altesse qui leur a été concédé, je crois, au XVIe siècle, par je ne sais plus quel pape. J’ai lu cela il y a quelques années dans une revue illustrée que recevait mon pauvre Félix. Mais il s’agit, pour le moment, d’aller au secours de ces malheureux !
Elle se levait tout en parlant... M. de Varouze demanda :
– As-tu donné des ordres, Gérault, pour qu’on les amène ici ?
– Oui, mon oncle. J’ai dit d’atteler la calèche à cet effet. Pendant ce temps, Gaspard ira à bicyclette chercher le docteur Miquel.
– Très bien... Il faut maintenant qu’Agathe prépare des chambres...
– Je lui ai dit aussi, mon oncle.
Mme d’Artillac déclara :
– Je vais l’aider, voir à organiser tout cela le mieux possible.
Gérault dit froidement :
– Ne vous dérangez donc pas, madame ; Agathe est très au courant et saura fort bien faire le nécessaire.
– Mme d’Artillac le saura encore mieux, mon cher ami...
M. de Varouze se levait à son tour, en prononçant ces mots. Il avait, comme Gérault, la taille haute et robuste. D’ailleurs, les traits nobles et fermes, le front très volontaire, sous les abondants cheveux fauves grisonnants chez le comte, l’allure décidée, tranquille, étaient identiques chez l’oncle et le neveu. Mais Gérault avait dans le regard une flamme d’énergie et d’intelligence qui n’existait pas au même degré en celui de M. de Varouze.
Le châtelain poursuivit :
– Agathe n’a plus ses jambes ni ses bras de vingt ans et son service laisse parfois un peu à désirer. Aussi est-il bon qu’une surveillance discrète s’exerce à ce sujet. Angelica veut bien s’en charger, avec sa complaisance habituelle.
Gérault dit avec une impatience contenue :
– Vous ne craignez donc pas de blesser une vieille et fidèle servante, mon oncle ?
M. de Varouze le regarda d’un air étonné.
– La blesser ?... Où prends-tu cela, mon ami ?... Mme d’Artillac met le plus grand soin à ne pas froisser une susceptibilité commune à tous ces anciens serviteurs, et tout à fait excusable, d’ailleurs.
Angelica appuya d’un ton convaincu :
– Oh ! absolument excusable !
Gérault dit sèchement :
– J’avoue ne m’être aperçu d’aucune défaillance dans le service d’Agathe.
En attachant sur lui son doux regard, Mme d’Artillac répliqua :
– Les hommes n’ont généralement pas la compétence nécessaire pour juger cela, cher monsieur. Bien des petits détails leur échappent, alors que nous autres femmes nous en apercevons aussitôt... Mais d’ailleurs, je suis toute disposée à laisser Agathe agir à sa guise. Mon seul désir, en remédiant à quelques-uns de ses petits oublis, était de rendre service à cette excellente femme, tout en procurant plus de confort à l’existence de mon oncle. Du moment où vous croyez que cela puisse lui être désagréable, monsieur, je m’abstiendrai à l’avenir de cette aide que je lui donnais si volontiers.
Il n’y avait aucune trace d’amertume, de froissement, de contrariété dans l’accent et la physionomie de la jeune femme.
M. de Varouze dit vivement, tout en jetant un coup d’œil mécontent vers son neveu :
– Quelle idée, ma chère enfant ! au contraire, je tiens absolument à ce que vous continuiez de diriger mon intérieur, privé depuis des années d’une maîtresse de maison, hélas !... Agathe s’y fera, d’autant mieux que vous apportez certainement à cette tâche toute la douceur et la discrétion qui sont chez vous qualités dominantes.
Mme d’Artillac murmura, avec un air de gracieuse confusion :
– Vous êtes d’une bonté, d’une indulgence incomparables, mon oncle !
Gérault eut vers elle un regard de défiance irritée... Il dit brusquement :
– Je vais voir où en est Léonce et le presser un peu, car il faut aller enlever le plus tôt possible les blessés de là-bas.
Il tournait déjà les talons, quand son oncle demanda :
– Qui emmènes-tu pour t’aider ?
– Personne, mon oncle. Le chauffeur de ces étrangers suffira pour porter à nous deux la princesse et le domestique dans la voiture.
Il s’éloigna dans la direction des communs du château... Mme d’Artillac fit un mouvement pour se rasseoir. Mais M. de Varouze lui dit d’un ton d’affectueuse autorité :
– Allez voir ce que prépare Agathe pour nos hôtes, ma chère Angelica... Et au cas où elle se montrerait un peu revêche, dites-le-moi, pour que je lui fasse la morale.
– Oh ! cher oncle, je ne vous donnerai pas cet ennui !... Mais je saurai toujours m’arranger avec elle, du moment où je serai assurée d’avoir votre approbation.
Sur ces mots, qu’accompagnait le plus doux sourire, Angelica s’éloigna, en compagnie de Lionel qui s’était pendu à son bras... M. de Varouze la suivit des yeux en murmurant : « Quelle femme charmante !... Quel agréable caractère !... Mais Gérault est vraiment peu aimable pour elle... Il faudra que je lui parle à ce sujet. »