L’Horizon lointain-5

2020 Mots
Les histoires, il en avait plein le grand rabbin Nathan, on l’écoutait suspendu à ses lèvres. Toutes ses légendes et ses vraies histoires étaient différentes les unes des autres. Il les puisait dans d’insondables archives ! Une antique paire de lunettes rondes s’accroche à ses yeux à mi-chemin de son nez, et lui sert à suivre les lignes écrites sur le livre de Torah. Sur son front, se trouve toujours un lacet noir, qui l’enserre. Et, en son milieu se trouve une petite boîte noire jaunie par le temps. Dans cette boîte fermée hermétiquement se trouve un parchemin ou sont écrits les dix commandements. Et quand il fait ressortir son bras gauche du burnous, on distingue des lanières de cuir, qui entourent fortement sa chair molle. Sa bouche cachée par les broussailles de sa barbe s’agite constamment et en cadence. On aime s’engourdir sous sa chaleur humaine. Voici, cet important vieillard, qui fait partie de cette armée de vieux érudits. Si minime soit-elle, elle compatie, elle justifie, et ennoblie, l’humanité souffrante. Elle oppose un fantastique barrage mémorial, une immense sagesse, aux projets et actions corrosives des gens vides qui peuplent la majorité de notre planète. Ces gens qui emploient leur immense force bestiale, insatiable, désordonnée et illogique, pour précipiter leurs voisins et la nature dans le chaos terrifiant de la catastrophe. Souvent, ces sages souffrent, humiliés et oubliés parce que leur façon de penser ou de créer échappe à la compréhension du public. Et beaucoup d’entre eux meurent anonymes et rejetés. Mais satisfaits, ils se rappelleront toujours qu’ils ont contribué à écarter l’agonie ou se plonge notre monde. Ils sont nés pour stopper sa décadence. Mais n’anticipons pas, nous nous écarterons du sujet qui nous préoccupe dans ce livre. Je vous ai présenté tour à tour les principaux intéressés qui vont définir et influencer symboliquement par leur qualité intellectuelle, les tragédies et les comportements dans les menus événements de la vie quotidienne. Il est maintenant neuf heures quarante-cinq du matin, la prière sabbatique va dans un instant terminer sa randonnée finale. Déjà, quelques-uns s’empressent de plier leur taleth, sachant que dans quelques secondes les dernières phrases de la dernière prière retentiront. Vrai. C’est la fin, les gens se souhaitent mutuellement un bon sabbat, on s’embrasse, on se donne des rendez-vous, on se dit au revoir avec des poignées de main. Par-ci et par-là naissent des mêlées confuses, puis comme l’éclair elles s’effritent puis disparaissent. La synagogue se vide peu à peu, tandis que le gardien « achamach » accoudé devant les portes lourdes attend impatiemment de fermer pour rejoindre sa famille. Dehors des brouhahas confus se propagent, comme une traînée de poudre, on peut entendre des « Eh ! Tu viens par la ! Jacob attend un peu Bon Dieu, je suis en train de te parler, et tu courre… Robert, laisse tomber et viens boire chez moi un coup ! — Je ne peux pas répliqua son copain, j’ai un encart avec Pauline, tu connais la sœur de Jacques. — Alors c’est sérieux. — Bah ! Je ne sais pas, nous verrons. » Les phrases qui s’échangeaient diminuent peu à peu d’ampleur, chacun s’éloigne ayant choisi son groupe, son but et, parfois seul. La journée du sabbat vient de commencer, il est maintenant dix heures et vingt minutes sur l’horloge accrochée au mur d’un immeuble de la rue. *** Dehors la ville s’est déjà complètement réveillée, les klaxons des voitures hurlent de tout leur régime et, assourdissent désagréablement nos oreilles. Les motos pétaradent furieusement et font trembler les trottoirs. Certaines gens marchent nonchalamment, d’autres semblent avoir le feu dans l’arrière-train. Des bébés dans leur poussette crient et trépignent sous l’effet de leur appétit souverain. Leurs mères essayent, mais en vain, de les contenter en leur offrant leur habituelle sucette. Les femmes font balancer lourdement leur châssis, sous les sifflets peu trop admirateurs, des jeunes qui s’égarent dans tous les azimuts. Les cafés ont déjà ouvert leurs portes, et les garçons installent les chaises, et les tables sur l’esplanade, avec un fracas épouvantable. Certains marchands de pépins, et de cacahuètes, leur panier d’osier sur les bras, en criant à tue-tête, cinq sous le verre de cacahuète ! Glibètes ! Qui veut acheter de bonnes Glibètes ? À propos les Glibètes ce sont les pépins, c’est ainsi qu’on les appelle à Tunis. L’explication, il vaut mieux ne pas en parler dans ce livre. Sur les deux trottoirs, l’un en face de l’autre, deux mendiants, sûrement d’origine espagnole bohémienne, implorent d’un air suppliant leur aumône aux passants. "El caridad signor por favor”! Deux chiens courent après un chat, qui a eu le malheur de tomber sur leur chemin. La poursuite follement s’engage, tout en renversant tous les objets sur leur passage. Soudain, brusquement les deux chiens s’arrêtèrent en apercevant un os qui mijotait devant une poubelle. Ils sautèrent en même temps sur leur trouvaille, un était de trop, furieusement la bataille s’engagea. Malheureusement pour eux la voiture de la poubelle, justement passa, et ramassa l’os et la poubelle qui encombrait inutilement la rue. Les deux compères dépitent s’en retournèrent bredouilles, à la recherche d’une éventuelle chasse au chat ou à l’os. Tunis s’animait, sous un ciel d’orient qui versait ses cendres, d’un bleu d’azur sur cette matinée ensoleillée. Mais nous pouvions aussi sentir, à travers notre peau, la brise délicieuse du mois de décembre, qui nous frôlait agréablement. Faisant contraste avec la population européenne, des Kabyles à la mine patibulaire, avec des djellabas pouffant et grises se promenaient presser dans la rue boueuse. Ils avaient un corps félin, ils traînaient comme une savate leurs babouches poussiéreuses. Chacun portait une chéchia rouge sur leur crâne. Leurs yeux brillaient de malice, furetaient, léchant les canines, avec leur éternelle allure de comploteur. Il ne fallait pas se demander ce qu’ils faisaient là, trafic de drogue, contrebandes ? Vous pouviez acheter chez eux toutes les choses que vous désiriez, du minuscule sifflet a ultra son, jusqu’aux armes d’artilleries lourdes, tout en passant évidemment, par le « hassich », les montres suisses, russes, les dollars, et les objets luxueux américains. Pendant ce temps la, quelques chardonnays sortis de leur état d’hivernation, chantonnaient sous les branches de quelques arbres, dépouilles de leur ramage printanier. D’autres étaient posés de ci et de la, en bordure des trottoirs de la rue. *** Nonchalamment, marchant côte à côte, André Cohen et Robert Hassan étaient en train de s’invectiver. — Dis-moi mon pote (André) nous avons ce soir une réunion au local, surtout n’oublie de venir. — Oui, mais je ne sais pas, si (il prit un instant de réflexion), ça dépend à quelle heure ça doit commencer ? Robert, en réfléchissant un peu : — voyons, voyons, disons que nous commencerons vers huit heures maximum, vu que nous ouvrons le local a six heures et demie. Le temps de préparer aussi le programme, que les gens s’amènent, oui c’est ça, à huit heures, d’accord ! — Mais c’est impossible ! S’exclama son ami, je dois chercher ma môme, puis nous irons danser au Marivaux, comme nous l’avons décidé le jeudi dernier. Tu vois que c’est impossible termina-t-il d’un ton sans réplique. André a voulu donner l’air d’être ferme. C'est-à-dire qu’il ne devrait pas retourner sur ce qu’il a dit. Mais c’est mal connaître le malin Robert qui était fermement décidé à le faire participer à la réunion, et qui était un des meilleurs élèves. — Allons, allons lui répliqua Robert, ne me dis pas que c’est impossible, amènent avec toi ta jeune amie, elle se sentira très bien en notre compagnie, nous finirons notre réunion, et puis tu iras danser ou faire ce que tu veux. — Hum ! Hum ! — Allez mon vieux, décide-toi, c’est d’accord hein ! — Ça va ! Ça va, je viendrai, mais ce n’est pas très sûr (au fond de soi même, ah ! quel emmerdeur mon copain) — Bon alors c’est d’accord (Robert ne voulut pas ajouter autre chose, parce qu’il connaissait son ami, et il savait qu’il viendrait.) À propos, dis à ton frère de venir aussi, c’est une tête dure celui-là, il ne veut pas s’inscrire à notre mouvement. — Hé ! Hé ! Monsieur le Professeur, tu as trouvé en moi une victime, hein ! Mais, mon frère ça c’est une autre affaire, je me demande s’il m’écoutera, tu la bien dit c’est une tête dure. Aller mon pote laisse tomber. Robert était un entêté, il insista. — Amène-le, et tu verras si je ne la lui ramollis pas sa tête. Je ferais de lui un ardent sioniste, un idéaliste. Un sourire ironique apparu sur les lèvres d’André. — Tu veux parier que tu ne réussiras pas. — Je suis d’accord, combien ? — Disons si tu perds, tu me payeras une bière, et une place de cinéma, et réciproquement. — Tope la (et Robert lui tendit la main, ils scellèrent ainsi leur pari.) — Où vas-tu maintenant ? Demanda Robert. — Il est maintenant (il jeta un coup d’œil sur sa montre) dix et demie, le temps de faire un saut chez moi, et de prendre le goûter, puis j’irai rejoindre les copains au billard palace, ils y sont sûrement. — Alors je te laisse (il leva la main et salua militairement, comme il avait l’habitude de le faire). Au revoir. — Ciao !, répliqua André, qui se détourna de Robert, et partit d’un chemin opposé à lui. Le soleil continuait de briller, mais malgré cela. On entendait au lointain, le hurlement, et le ressac des vagues de la mer, qui se brisait sur les rochers du port de Tunis *** Tout en obliquant vers la droite de la fin de l’avenue de Londres, il s’engagea ainsi dans la rue de Goya. Des questions et des réflexions commençaient à envahir le cerveau d’André qui accusait le coup par un front soucieux et plein de rides. Il se demandait : "Quel motif je pourrais invoquer à Pépita, pour lui dire qu’au lieu d’aller danser, ils devraient passer par le local, qu’en vérité elle n’aimait pas beaucoup". Ah quelle déveine ! Surtout que cette fille n’était pas juive. Que va-t-elle croire, que va-t-elle penser, en voyant mes copains dans cette salle ? Surtout que certains parlent l’hébreu... Et par-ci et par-là des signes hébraïques étaient inscrits sur les murs. Qu’est-ce que vont penser mes copains en sachant que ma môme est une fille chrétienne ! Ah ! Quelle épine ce Robert ! Mes copains diront, André dédaigne les filles de notre race maintenant, hein ! Où va notre époque ? Non, je lui dirais simplement que nous irons danser plus tard, je lui dirais que je viendrais vers neuf heures au lieu de six heures pour la chercher. Il n’est pas question de lui dire ou je dois être avant. Mais oh ! Mon Dieu, quelle excuse lui donnerais-je ? Suis-je obligé d’aller à cette réunion ? Ah ! Cet enquiquineur de Robert, il sait que je viendrais. Je ne vois pas d’autre solution, il faudra que je trouve une raison auprès de Pépita, car il n’est pas question de l’emmener avec moi à la réunion. Sans qu’il s’en aperçoive, André se dirigeait vers la" Haras" le quartier réservé aux pauvres, et aux juifs qui n’étaient pas des granas. Il se disait en lui-même. Et pourquoi pas, il y a longtemps que je n’ai pas visité ma grand-mère, Meyha, j'irai une autre fois au billard palace. C’était un grand immeuble bâti en longueur, qui fut construit avec l’aide de la communauté juive pour permettre aux pauvres d’avoir un toit où habiter. Il grimpa vite les marches et arriva au troisième étage. Il longea un long couloir sombre et une faible lumière éclaira la porte de l’appartement de sa grand-mère. C’était une maison de deux pièces, d’à peux près de dix mètres carrés chacune, a l’entrée il avait la cuisine. En face de la porte après un couloir court, se trouvait la chambre de maman Meyha. L’oncle d’André et sa femme Ninette habitaient dans l’autre pièce. André aimait venir tout le temps chez sa grand-mère pour lui raconter un peu ces ennuis, et entendre ses histoires qui tout le temps le fascinaient. — Ah ! André, comment ça va « ya ni coupara lik », et embrassa son petit-fils. — Ça va bien mémé. — Va dans la cuisine, je t’ai fait des beignets au miel. Je te remercie d’être venue voir ta vieille grand-mère. L’envie emplit sa bouche, et en courant il partit vers la cuisine. — Ou sons les beignets ? — Dans la grande casserole qui se trouve dans l’armoire, ya bni ! Je trouvai la bonne aubaine, j’en pris une, ma bouche engouffra presque la moitié, tout en serrant l’autre part. Et de cette façon, je m’en retournai vers ma grand-mère, qui était couchée sur son grand lit. La vieillesse n’a pas effacé les jolis traits de son visage, malgré les rides profondes. Elle avait tout le temps le sourire dans la bouche. Elle me demanda de l’aider à s'asseoir sur le lit. Je l’ai prise par les épaules, et l’ai tirée en arrière vers les coussins qui étaient en appui sur le mur. Ce n’était pas terrible, ma grand-mère était une femme légère. — Ya "amri" comment vont tes parents et tes frères raconte un peu. — Tu sais, d’après ce que j’ai entendu, les deux magasins de souvenirs ne marchent pas terriblement ces temps derniers. Surtout les tapis de Kairouan... les soldats français qui ont la quille et doivent retourner en France n’achètent en ce moment que des petites bricoles.
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