L’Horizon lointain-4

2272 Mots
Ses études ont été sans accrocs, même s’il n’était pas le premier de sa classe, il obtenait toujours sa moyenne. Il passait de classe en classe toujours tranquille et sans redoubler. Le docteur est né de parents riches d’origine livournaise, il n’avait jamais de soucis du manque de livres ou de cahiers, comme l’ont la plupart des élèves de nos temps, qui doivent recourir à l’aide de plusieurs institutions juives. Ayant réussi à ses examens, Benjamin eut la surprise d’avoir reçu son diplôme avec la mention bien. Il ne s’y attendait d’ailleurs pas, d’après ses comptes et ses pronostics, rien que juste au-dessus de la moyenne. Mais il éprouva une grande fierté pour lui et ses parents qui jubilaient de contentement, quant le proviseur avait annoncé dans le silence martial : « docteur Chemla benjamin, reçu avec mention bien ». Cette mention ne lui a pas beaucoup servi dans l’exercice de ses fonctions. C’est surtout par sa forte volonté de devenir un bon chirurgien qu’il a obtenu une grande part de sa clientèle aisée. Mais la basse classe et les pauvres n’ont jamais été délaissés par lui, vu qu’étant chirurgien, il était aussi un des membres du conseil du directoire de la communauté juive. Le docteur Chemla est un homme aux larges épaules musclées. Des cheveux bruns impeccables coupés à la brosse couronnent son visage carré latin et halé. Des yeux bleus bridés, épaissis par des lunettes blanches, s’incrustent profondément dans leurs orbites. Son front large est toujours soucieux et ridé. Ses petites oreilles s’écartent sensiblement de la boîte crânienne. Ses mains larges et noueuses se ferment convulsivement comme s’il voulait attraper fermement un bistouri que lui tend un imaginaire infirmier. On se demande comment ses pieds courts ressemblant à ceux d’un joueur de football peuvent supporter son tronc musclé qu’entoure une veste au tissu fin. Les gens se disent entre eux, le docteur est un homme heureux, puisque rien ne lui manquait, ni l’argent, ni l’influence et ni la popularité. Il possède une belle maison, une belle femme enviée, une grosse voiture, bref pas de soucis matériels. Mais ne vous y fiez pas aux apparences, ce cher docteur était bien malheureux, un homme très ennuyé, son nez couperosé indique clairement que c’est un buveur invétéré. Au commencement, tout allait bien, il prenait goût à son métier. Mais au fur et à mesure, il se dégoûta de cette chair qu’il coupait des heures entières par jour, il se dégoûtait de ces corps rigides en putréfaction sur la table opératoire. Des morceaux de viande, des cadavres, il en voyait partout même pendant la nuit et surtout ils remplissaient ses rêves, par des cauchemars horribles et pour dormir il prenait souvent des cachets. Sa femme lui reprochait sans cesse, mais malheureusement c’était une maladie sans remède. Devant la véhémence de son hyménée, il attaqua l’alcool, une chose qu’il redoutait le plus. Il prit en peu au début, et au fur et à mesure le débit augmenta, jusqu’au moment où il ne put plus s’en passer. Souvent, le docteur pleurait comme un enfant, de rage et de dépit. Il ne pouvait rien faire contre cette morphine. Son cœur était las et meurtri. C’était un coriace, de ceux qui résistent dans les plus grandes peines. Mais il sentait que le temps était plus fort que lui, une chose dont il ne pouvait faire grande chose. La nature peu à peu, faisait de lui une loque humaine. Et avant l’éclatement final, il voulait rassurer sa femme Madeleine et son fils. Mais les deux faisant semblant de ne rien savoir et pleuraient intérieurement de même. La femme et le fils essayaient de consoler le docteur, sachant que rien ne pourrait arrêter la déchéance. Tout le temps, ils le présentaient aux voisins sous le meilleur jour. Quelle tristesse… quelle était l’issue qui pourrait le sauver ? Hélas, il n’y a presque jamais d’espoir pour un homme qui se condamne lui-même. Un homme qui doit payer pour son dévouement aux malades et à la communauté insatiable. À une communauté qui doit au docteur des guérisons innombrables, à des opérations qui ont été impraticables et qu’il faisait sans trembler. C’est ainsi que le docteur a acquis la réputation méritoire d’être un bon chirurgien. Paradoxalement, cette réputation le menait en même temps à la décadence. Hélas, les revers de la vie sont bien amers, d’un côté ce sont les plateaux argentés et de l’autre côté c’est l’abîme sans fond. Ces inconvénients pouvaient faire se séparer Sylvain de son ami le docteur. Qui voudrait avoir un ami alcoolique ? C’est difficile à accepter pour la plupart des gens sophistiqués. Un soûlard c’est un être répugnant, disgracieux, qui n’est pas à fréquenter. Tandis que pour le docteur, son ami avait un comportement contraire à sa philosophie, car il croyait qu’il gagnait sa vie en faisant les poches de ses clients et non comme lui qui gagnait sa vie en exerçant un noble métier. Il y avait d’ailleurs entre eux d’interminables discussions sur ce sujet. Parfois, le ton montait et la colère échauffait l’atmosphère, mais peu après, elle disparaissait aussi brusquement qu’elle était venue. Sylvain et Benjamin restèrent toujours les meilleurs amis du monde. Depuis qu’ils se connurent dans les petites classes, ils décidèrent d’habiter pas loin l’un de l’autre quand ils devraient se marier. Maintenant, nous pouvons voir dans un des immeubles cossus du Boulevard de France, deux familles très unies. Ils sortent souvent ensemble pour les fêtes, les foires, le cinéma, etc.…Si la moindre difficulté surgit à un détour de leur chemin, c’est ensemble qu’ils résolvent le problème. En Vis-à-vis du docteur et du commerçant se trouvent les deux frères Hassan, qui eux aussi ont une considérable influence sur la majorité de la jeunesse israélite. Née de parents riches, et profondément religieux, la famille possédait plusieurs garages à Tunis et dans la banlieue. La femme du docteur, Madeleine, était leur jeune sœur. Ce sont deux grands idéalistes, des sionistes ardents. Ils étaient aussi les deux principaux moniteurs du club de scoutisme israélien de la « chômer ha tsahir », dont l’établissement se trouvait à l’impasse de la rue Goya. Ayant fait de brillantes études les deux frères ont réussi tour à tour à décrocher le diplôme honorable de professeur de mathématiques. Ils exercent leur profession à l’école de l’alliance Israélite en classes secondaires. Le plus grand, Robert Hassan s’est marié tout récemment par amour avec une jeune et jolie femme qui sûrement fait des jaloux. Ils sont un des plus beaux couples de la ville de Tunis. Robert est long et maigre. Ces cheveux noirs long et soyeux flottent à la moindre brise. Il a toujours la manie de les faire remonter sur son crâne. On ne sait jamais quelle est la couleur de ses yeux. Parfois, ils semblent être marron, parfois noirs, et parfois gris. Un sourire étrange berce toujours ses lèvres. Et quand il rit franchement, ses yeux se mettent eux aussi du concert, ils pétillent malicieusement, et on a l’impression de malaise d’être inférieur devant ce géant maigriot. Mais on ne doit pas lui en vouloir, car on reste souvent enchanté devant le charme envoûtant qui se dégage de son visage rose. On ne peut qu’aimer et payer son tribut d’admiration à cet homme rayonnant de virilité et imposant de par sa nature vivifiante. Quand il parle, il a cette éloquence des diplomates graves et nobles. Tandis que pour son jeune frère Juda célibataire, ce n’est qu’au début de l’année scolaire qu’il a commencé à exercer son métier, après avoir était reçu avec succès au séminaire de l’université de Tunis. Il est aussi long que son frère, mais plus jeune que lui. Il n’a pas la maigreur délicieuse de son aîné. Il était plutôt du genre costaud, un parfait géant des universités américaines. Ses cheveux d’un roux brun brillent comme de petites étincelles sous les mille points du candélabre. Ses yeux bruns d’hypnotiseurs fascinent ses interlocuteurs. Ses lunettes carrées soulignent puissamment la sévérité de son visage. Sa bouche a des lèvres épaisses et très sensuelles. Son petit nez est bien droit. Il hume l’air comme un aspirateur. Il porte le collier très en vogue des étudiants, épais et touffu, qui cache son menton... ça lui va d’ailleurs très bien. Il passe souvent et amoureusement, et d’un air appréciateur, sa main velue sur sa barbe. On peut apercevoir à travers sa chemise de soie blanche les contours de son puissant torse poilu. Contrairement à son frère, Juda était facilement irritable, et coléreux. D’une nature très sensible à la normale, la moindre insinuation sournoise venant d’un tel peut faire brusquement grimper sa tension en flèche. Sa démarche est rapide comme celle des fantassins à l’entraînement, il semble toujours pressé. S’il a la parole, on a du mal à comprendre le flot des phrases rapides qui se déversent de sa bouche grinçante. On se demande à quel moment il devra reprendre son souffle. Il ne faut pas perdre patience, des réserves d’air ça ne lui manque pas. Chose bizarre, en classe il explique lentement la leçon à ses élèves, et s’il le faut plusieurs fois… pour cela, il a beaucoup de patience. Le directeur ne peut que s’en féliciter, l’ayant déjà vu à l’œuvre. Car dès que Juda est entré dans ses fonctions à l’école, il est devenu brusquement doux et calme avec ses élèves. Et quand il le faut, il punit le malotru qui n’a pas fait ses devoirs. À l'étude Juda devient radicalement un autre homme, comme la métamorphose du docteur Jekyll en M. « Hyde et vice versa. Il admire et aime beaucoup son frère, peut-être parce qu’il est le complément qui manque à sa personne, à la fois vif et lent à la réaction. Pourtant, il y a un point commun entre eux, sûrement un héritage de leur père qui avait la réputation d’être un grand moraliste. Qui ne connaissait pas Habib Hassan dans la ville de par sa richesse, sa gentillesse, et sa générosité ? Il n’y avait pas à dire, la famille Hassan était très respectée. On ne chuchotait qu’à voix basse quand un de ses membres se promenait dans la rue. Robert et Juda philosophent beaucoup. Ils sont toujours là quand quelqu’un a besoin d’un conseil utile ou inutile. Et, même quand il n’y a personne ayant besoin de leur sagesse pécuniaire, ils en attrapent un n’importe où, et n’importe comment, et lui font rigoureusement la morale. Le pauvre homme doit leur fausser compagnie ou bien rester bouche bée pour ne pas les offenser. Pour le cinquième personnage, qui n’est autre que le grand rabbin de Tunis Nathan. Je vous ai parlé de lui dans les pages précédentes, c’est un grand vieillard avec sa barbe blanche taillée en pointe. Ses yeux sont noir chardonneret comme ceux d’un prince du désert. Son visage dur comme un roc, au teint énergique rayonnant. Ses cheveux grisonnants retombent sur les côtés de son crâne. Et, au milieu de sa tête, se trouve un énorme calot oriental. Ses mains blanches et crayonneuses disparaissent sous son large burnous. Un grand taleth sur lequel sont inscrits des signes cabalistiques recouvre son corps tout entier, de la tête jusqu’aux genoux. Il porte aussi son habituel pantalon typiquement arabe avec un large renflement à l’arrière. Vous ne pouvez oser regarder le rabbin. Quand il vous fixe de ses yeux fascinants, immédiatement vous baissez vos regards jusqu’à terre, avec l’impression étourdissante que vous êtes assommé, car quand ses yeux se plantent dans les vôtres, ne les lâchant plus, ils fouillent dans le plus profond de votre passé et préviennent à coup sûr vos gestes et vos paroles. Quel savoir, et quelle science, cet homme a emmagasine dans sa mémoire durant sa vie religieuse ? Questionnez-le, mais dans n’importe quel domaine, il vous répondra avec précision et nombreux détails. Il connaît profondément l’astronomie, l’agronomie, les maladies, la littérature, le Talmud, les mathématiques. Il résout les épineux problèmes religieux, que ce soit dans la théologie juive ou chrétienne. Il aime surtout raconter des petites histoires aux enfants qu’il rencontre dans la rue ou bien dans le "Kateb" qui se trouve dans une partie de sa maison, et qui s'appelle « Yechivat Sion ». Et, parmi celles-ci, on peut en retenir une qu’il répète volontiers tant et tant de fois. Un fait divers qui est arrivé à son oncle, grand cabaliste, dans sa jeunesse. Aux temps anciens, son oncle travaillait dans une boutique de cordonnerie, et son patron lui payait cinq sous par semaine. Le boutiquier d’à côté était jaloux, parce qu’il n’avait pas un bon apprenti comme l’oncle. Un jour, il lui proposa de lui payer dix sous par semaine s’il quittait son patron et venait travailler pour lui. Le cabaliste refusa ne voulant pas trahir la confiance de son employeur. Mis en rage par ce refus le cicérone mercantile voulut se venger. Voici ce qu’il fit : il prit tout l’argent de sa caisse, et le mit dans la veste de l’apprenti, quand celui-ci se détourna un instant des réalités présentes. Puis il appela la police, leur résumant les faits, et leur indiquant qu’il soupçonnait un certain jeune homme qui travaillait dans la boutique d’à côté. Les policiers fouillèrent ledit suspect, et trouvèrent la somme indiquée dans sa veste. Et fort de leur preuve ils le mirent en prison. Ce n’est qu’après un an, faute de preuve, que les autorités le feront sortir de la cellule. Découragé et meurtri, les larmes envahissant son visage ravagé, il courut vers le cimetière juif de la ville. Tout émotionné, il se dirigea vers une tombe qu’on disait celle de Rabbi Meyer. Et, s’accroupissant sur elle il pleura toute une journée et toute une nuit, il en versa tellement de larmes amères, qu’il en resta abasourdi. Puis il s’en retourna à la maison, très las. Ce n’est que le lendemain qu’il apprit de la bouche du calomnieux ce qui s’était passé. Celui-ci lui demandait pardon de toutes les fautes qu’il avait commises envers sa personne. Voici les faits. Après que le cabaliste eut pleuré sur la tombe, le magasin de celui que l’avait fait emprisonner fut complètement détruit par un incendie. Dans le même temps, sa femme tomba gravement malade et ses deux enfants contractèrent une mystérieuse fièvre. Vite, il courut vers le grand rabbin de ce temps, lui exposa ses graves ennuis. Le rabbin lui conseilla d’aller se faire pardonner envers la personne à laquelle il avait nui, sinon le pire pourrait arriver. Promptement, il fit ce qu'on lui conseillait et se repentit auprès du cabaliste, qui très touché pardonna. Et, c’est ainsi que le fléau cessa.
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