Il ne pourra jamais oublier le jour ou ses parents l'ont convoqué, bien à regret, dans leur logis. Il n’y avait rien que deux pièces. Une chambre à coucher pauvrement meublée avec une armoire à glace trapue et un lit à deux places tout au fond. Une table de nuit et au milieu un lampadaire cossu. La deuxième chambre était pour faire la cuisine et y manger. Tout était antique, mais aussi bien ordonné et propre. On y voyait la main d’une mère soigneuse. Après un long silence qui semblait éternel, le père et la mère se regardaient intensément. Leurs yeux brillaient de larmes, ils ne savaient par quoi commencer. Soudain, le père se retourne brusquement et vrille ses yeux dans ceux de son fils. D’une voix grave et douce qui se nouait parfois dans sa gorge par l’émotion du moment.
« Mon fils, tout d’abord je te demande de pardonner à ta mère et à ton père, nous regrettons beaucoup ce que nous allons te dire à présent ».
Sylvain ne resta ahuri qu’un instant. Il ne comprenait pas ce que voulait son père. Mais petit à petit, la lumière se faisait jour en lui, mais ne voulait pas savoir qu’il commençait à voir clair, par la terrible vérité qu’allait lui assener son père. Il attendait retenant à peine ses larmes amères qui ruisselaient le long de ses joues roses. La tension dans la pièce monta et coupa l’atmosphère comme un couteau. Il comprenait que son père allait irrémédiablement déchirer le voile de la catastrophe qui s’avançant inexorablement vers lui. Fini les rêves d’antan, la vie est bien présente, l’accepter comme elle vient même si c'est à contrecœur.
« Mon fils répétera son père, mon cher fils (puis changeant sa position jambes arquées et tête baissée, les bras ballants, il prononça les mots fatidiques : Jusqu’ici, tu as représenté fièrement et brillamment le nom de tes pères. Malheureusement, les faits sont bien présents et je ne peux pas me faire d’illusions. Tu sais bien que nous sommes pauvres, et maintenant que tu dois aller dans les hautes classes, nous ne pouvons plus avoir la charge de tes études. Nos dettes sont trop élevées. C’est, à contrecœur crois moi, après bien des hésitations et d’interminables querelles (d’un geste il désigne sa femme) tu dois arrêter tes études et commencer à travailler. Tu pourras ainsi aider tes pauvres parents à liquider leurs dettes. Et par là, tu pourras faire des économies pour te marier plus tard, avoir une famille à toi et être heureux comme nous l’avons été ta mère et moi ».
Un insupportable silence se répandit dans la pièce. On ne percevait que le souffle rauque et court retenant à peine les larmes qui remplissaient la gorge des trois personnages. Le silence soudain fut interrompu par le faible gémissement involontaire qui s’échappait des lèvres de Sylvain recevant le choc stoïquement, car il s’y attendait un peu. Tout d’abord, la colère empourpra ses joues blêmes. Se jetant littéralement dans les bras de sa mère en essayant de l’étouffer. Dans la détresse inoffensive de son enfance, un cri au secours retentit dans l’espace.
« — Oh ! Maman ». Puis il pleura longtemps en se serrant encore plus fortement.
Le père se sentant monter les larmes aux yeux se détourna de cette pénible scène. Se dirigeant vers la fenêtre de la chambre, il contemplait pensivement le ciel qui s’étalait sous ses regards embués. Comment oser décrire les sentiments qui avaient envahi ces trois personnes à ce moment ? Ces gens de rien qui ont tant de peine dans leur âme bouleversée, ces gens dont les mots inexprimables sont plus féconds que les plus riches poèmes. Aucun langage de la pensée humaine ne saurait rendre à l’aide des mots, des sons ou des couleurs, la vérité, le fini, la soudaineté de l’âme en agitation. Et comment la reproduire alors que les paroles nous manquent pour peindre ces sentiments visibles ? Et combien de temps restèrent-ils dans cette extase douloureuse, ne changeant pas d’un pouce la scène ?
La mère et le fils dans les bras l’un de l’autre essayant de sécher leurs larmes. Le père continua à contempler le ciel. Tout se déroula dans une éternité imperceptible. Puis Sylvain se sépara des bras consolants de sa mère, sécha ses larmes avec un mouchoir qu’elle lui tendait. Parlant faiblement, les mots sortaient difficilement de sa bouche, interrompus souvent par des sanglots étouffés.
« — Ouï papa (Sniff ! Sniff !) Vous avez raison (sniff !) Nous sommes pauvres ; je sais que vous n’avez pas les moyens de payer mes études, mais j’espérais et attendais des miracles. (Et il débita ceci d’un seul trait presque en criant. Oui, je travaillerai et je m’arrangerai. Oh ! papa ! Papa ! Que c’est pénible ! Il se jeta brusquement dans les bras de son père, enfouit sa tête dans les larges épaules en sanglotant papa ! Papa !
Son père lève la main large et caresse délicatement les cheveux de son fils en psalmodiant des phrases qu’il ne devra jamais oublier et regrettés.
— Fiston écoute-moi bien (il prit une pause en cherchant les mots qu’il allait prononcer) crois-moi bien, il ne s’agit pas d’être docteur, savant ou archéologue pour atteindre le point culminant de l’ambition. C’est en travaillant dur, d'arrache-pied, en souffrant de mille douleurs, en forçant d’infranchissables obstacles, en bravant courageusement mille dangers et risques et en ayant surtout la volonté de faire quelque chose de concret, c’est par là que tu dois passer pour atteindre le sommet d’un but envieux. Moi, mon fils, je n’ai pas eu cette force, j’ai toujours rêvé d’être riche, mais rapidement j’ai abandonné, et aujourd’hui voilà ou nous en sommes. Je ne me plains pas, tu me diras que je suis un père égoïste, mais pas dans mon cas, je me sens bien. Un homme qu’il soit pauvre ou riche doit tout d’abord savoir être heureux et le penser. Rares sont ceux qui y parviennent. Mon fils tu as choisi d’être riche, tu sais ce que tu veux, mais avant tout apprends à être heureux. Pour cela, emmagasine moralement et physiquement une formidable énergie pour vaincre les énormes obstacles de la vie, du précipice social qui essayera de t’engloutir. Un précipice qui souvent parvient à sa fin. Méfie-toi de cet ami, qui se dit être ton ami et qui à la moindre occasion favorable te trahira. Sache mon fils que tu vis dans un bas monde ou règne l’homme qui exploite l’homme. Mon fils, rends œil pour œil, dent pour dent. Ne te laisse jamais faire, garde toujours ta fierté. Sois compatissant avec les souffrances humaines, car c’est ton salut. Ne jette pas un regard de mépris envers le mendiant de la rue, tu te ridiculises, car c’est toi l’être méprisable. Garde ton meilleur atout pour la fin. Ne laisse pas filtrer tes sentiments, car ils pourront te trahir. Sois un miroir ou aucune image ne se reflète. Sois dur envers toi-même avant d’être dur envers ton prochain. Discerne toujours le bien du mal, car il est souvent mélangé. Choisis celui qui te plaît, mais rien qu’un seul ! Jamais ne choisis les deux, car tu entraîneras dans le gouffre insondable de ta stupidité tes intimes. Bien sûr, je te conseille de choisir le bien. Plusieurs personnes ne le font pas parce qu’ils aiment les choses faciles. Le bien est semé d’embûches parfois infranchissables. Ta personnalité doit s’inspirer à la fois du bûcheron au travail et de la magnificence d’un sage. D’innombrables qualités que je ne peux te citer, car tu dois les apprendre seul, elles gravitent autour du monde ainsi que les défauts. Il faut savoir choisir ce qui te convient suivant ta situation. Les défauts comme les qualités seront tes compagnons jusqu'à la fin. Il faut s’y habituer et vivre avec, ne pas les renier, car c’est par eux que tu te construiras et arriveras à être un homme. En gros être un homme méritant et qui aime ce qu’il fait. Que ce soit si tu as choisi le bien ou le mal, mais pas les deux. Je te demande d’être un homme dont les parents seront fiers de prononcer son nom et son titre à qui veut l’entendre. Et soudain, il s’arrête un instant le souffle coupé. Prends deux bouffées d’air et continue sa réplique :
— Digère mon fils tout ce que je t’ai dit. Grave-toi bien mes paroles dans ta mémoire, ils te consoleront dans ta détresse, ils te conseilleront quand tu seras dans une mauvaise passe quand ta mère et moi nous ne serons plus de ce monde et quand tu seras seul. Tu saisis, nous avons fait tout notre possible pour que tu sois éduquée dans la meilleure école, maintenant c’est à toi de t’éduquer tout seul, de braver courageusement la tempête et l’orage qui envahira ta jeunesse. Va mon fils lance-toi dans la tourmente et lutte comme pas un ; tu y arriveras. Maintenant, je pense que je t’ai tout dit, il est temps d’embrasser ta mère qui a ouvert ses bras quand tu pleurais, en pleurant avec toi.
Baissant sa tête, Sylvain soudain timide et confus partit embrasser sa mère qui attendait impatiemment.
Puis le père parla encore une fois.
— Très bien, demain je parlerai avec une de mes connaissances qui veulent mettre à jour certains livres de comptes pour aider son comptable. Et j’espère si Dieu le veut que tu commenceras dès demain matin à travailler. Surtout, donne bonne impression à ton patron, montre que tu as la volonté de t’attaquer à n’importe quel problème si ardu qu’il soit. Voilà je pense que ça sera un bon début et je te souhaite bonne réussite et bonne chance, je n’aie pas de soucis et je suis sûr que tu réussiras. Souviens-toi des mots de la Fontaine « aide toi et le ciel t’aidera ».
***
C’est ainsi que Sylvain se mit à travailler pendant un an, comme aide-comptable, tout en faisant des économies. Son but était de faire le plus rapidement possible des affaires qui pouvaient lui rapporter encore de l’argent. Ce n’est qu’à l’âge de vingt ans, ayant entendu dire par un ami qu’un jeune homme cherchait un faible capital pour vendre des objets ménagers, que la chance commença à tourner. La rencontre eux lieu et les deux jeunes hommes se rencontrèrent dans un drugstore. Il ne fallut que quelques minutes pour que Sylvain fasse sortir de sa cachette ses économies et en se serrant la main ils scellèrent leur association. Pas pour longtemps d’ailleurs, après deux ans de réussite il se sépara de son congénère. Ayant su par une tierce personne qu'une boutique était à vendre, il l’acheta en y mettant tous ses avoirs et en ajoutant des emprunts que des connaissances lui accordèrent. Et de fil en aiguille, suivant le système que l’argent rapporte de l’argent, il s’acheta d’autres magasins pour en faire des succursales. Il s’acheta aussi un grand dépôt. Il va sans dire que les banques lui prêtèrent avec plaisir pour qu’il puisse acquérir la marchandise et les boutiques. Désormais, sa firme portait le titre de « Sylvain et fils Confections » au capital limité.
L’argent vint à lui comme il en avait tant rêvé. Il arrangea la maison de ses parents comme il l’avait promis… bref, il devint un homme respecté devant lequel on doit tirer le chapeau. Il a su faire de l’argent avec sa propre volonté, sans être le fils d’un riche. Il va sans dire que les filles ne lui manquèrent pas, grâce à son tempérament et aussi à ses jolis yeux verts. Il ne se maria qu’à l’âge de vingt-sept ans avec une femme de bonne famille qui s’appelait Margot Atlan. Il eut deux garçons, donnant à l’aîné le nom d’André et le deuxième Guy. Le premier ressemblait comme une copie au père de Sylvain, tandis que Guy était le mélange du charme de sa mère et de la beauté de son père. Un garçon étrange en vérité, il se mettait toujours en colère pour un rien, ou bien ne parlait à personne. Mais c’était le préféré de la mère. André était un enfant sage, un peu fermé apparemment si l’on peut dire. Tout le temps, il s’appliquait à réfléchir, avant de prononcer un mot. Ils eurent ces deux garçons à trois ans d’intervalles, l’aîné était né au courant de l’année du mariage. Ce n’est qu’à l’âge de trente-neuf ans que Sylvain eut sa fille Nicole, un joli petit poupon tout potelé, tout rose et avec des cheveux d’un roux de cuivre brillant.
Cette famille vous l’avez deviné est celle que le sort a désignée pour être le héros de l’histoire. Mais continuons à décrire brièvement nos quatre autres personnages, qui eux aussi ont un rôle important et influant de ce petit monde. Commençons, par l’ami intime et proche de Sylvain, ce sont deux camarades des classes primaires qui ont fait toujours les devoirs ensemble. La différence, c’est que Sylvain dut quitter ces études à la fin des classes primaires. Tandis que son compagnon Benjamin Chemla, au nom court de Benji, continua les classes secondaires et supérieures. Il réussit dans sa profession de docteur en chirurgie. La clientèle ne lui manquer pas, sa réputation de bon chirurgien était sans conteste.