2Encore une journée sans elle. Au réveil, il ne s’en souvenait pas immédiatement. Tout allait bien, l’espace d’une seconde. Puis la pensée qu’il était désormais seul se présentait immanquablement. Seul dans son lit, sans cette possibilité toujours offerte de faire l’amour, de sentir ce corps près de lui, de toucher ses seins et ses hanches. Seulement cette fatigue matinale et la vue pénible des cartons à pizza, DVD de location et canettes vides accumulés sur la table basse du salon. Et les photos de sa fille aussi, sa petite fille de sept ans, partie avec sa femme.
Le travail ne lui laissait pas tellement de répit pour penser à tout ça. Le capitaine Jean-Baptiste Le Goff était en charge d’une nouvelle affaire : la disparition inexpliquée d’un adolescent de treize ans à Longjumeau, dans l’Essonne. Lucas Trumeaux était sorti de chez lui vers onze heures du matin le samedi 20 octobre pour acheter son magazine de foot. Il était seul et n’avait emporté que son sac à dos. Ne le voyant pas revenir pour le déjeuner, ni dans l’après-midi, ses parents avaient téléphoné à tous les copains de Lucas et questionné les voisins, en vain. Toujours sans nouvelles de lui dans la soirée, ils avaient appelé le commissariat. Personne n’avait revu Lucas depuis qu’il était sorti de chez lui. Le patron du magasin de journaux était catégorique : Lucas n’avait pas acheté sa revue de foot chez lui ce jour-là. En bref, le fils Trumeaux s’était évanoui dans la nature, en plein jour, au vu et au su de tout le monde.
Après une enquête préliminaire, le parquet avait ouvert une information judiciaire pour disparition inquiétante. La direction régionale de la PJ de Versailles avait été saisie de l’enquête. Dès le lendemain de la disparition, la brigade criminelle menait les premières recherches dans les alentours et interrogeait les habitants du quartier, les camarades de Lucas et le personnel de son collège afin de recueillir le maximum de témoignages susceptibles d’orienter l’enquête vers une piste quelconque. L’hypothèse de la fugue n’était pas exclue. En revanche, les parents, dont il était le fils unique, pensaient qu’il avait été enlevé : il était tellement gentil, il ne leur aurait jamais fait le coup de partir sans rien dire…
Le Goff était venu sur place pour entamer et superviser une troisième journée d’auditions auprès des familles de Longjumeau. Entre-temps, les dispositifs de recherche avaient été étendus, et un portrait de l’adolescent transmis à tous les commissariats et gendarmeries de l’Île-de-France. Les enquêtes de voisinage continuaient dans des quartiers plus éloignés du centre-ville et s’étendaient aux villes voisines. Les bords de l’Yvette avaient été minutieusement inspectés. Des photographies de Lucas avaient été affichées un peu partout à Longjumeau et dans les environs. L’appel à témoins n’avait rien donné pour l’instant. Deux jours après, l’enquête n’avait pas beaucoup progressé.
Madame Trumeaux fit entrer le capitaine dans leur pavillon, où il découvrit un intérieur un peu vieillot, mais bien arrangé. Le Goff prit le temps de les regarder, elle et son mari, sans se prendre les pieds dans la légitime émotion suscitée par la disparition d’un enfant. Ce temps dut paraître une éternité aux parents. Il semblait évident que madame Trumeaux n’avait pas dormi de la nuit : elle était livide. Elle faisait des efforts pour ne pas céder à la panique, cela était aussi flagrant. On devinait une énorme tension pour parvenir à présenter une figure acceptable, en dépit de tous les scénarios et des cauchemars qui devaient torturer son esprit. Monsieur Trumeaux, un homme corpulent et court sur pattes, se tenait debout dans l’angle de la porte du salon. Il était agité de tics nerveux en tout genre : reniflements compulsifs, haussements d’épaules et yeux roulant dans leur orbite à intervalles réguliers, comme s’il tentait de chasser sans jamais y parvenir une sensation ou une pensée désagréable.
– Vous voulez du café ? proposa-t-elle au policier.
– Non, je vous remercie, j’ai des problèmes d’estomac, ça m’est interdit, répondit poliment le capitaine, touché par cette marque d’attention inattendue dans de telles circonstances.
– C’est affreux, continua-t-elle. Il y a seulement trois jours, Lucas était avec nous, et là… Toute la journée, je le guette à la fenêtre. Nous ne vivons plus…
Après avoir retracé la chronologie des événements, établie selon leurs premières déclarations, il décida de pousser un peu plus loin ses investigations, conscient qu’il marchait sur des œufs et que toute maladresse entraînerait une sortie de route immédiate :
– Est-ce qu’il pourrait y avoir une raison, selon vous, qui l’ait poussé à partir – je veux dire à quitter le domicile familial de son plein gré ? Une dispute récente, une mésentente, des mauvais résultats à l’école, des copains avec qui ça ne se passait pas bien… ?
– Des conflits, vous voulez dire ? répondit un peu vivement le père, agacé par la question intrusive du policier. Non, pas vraiment… Enfin, oui, pour finir les légumes dans l’assiette, faire les devoirs, rien de très méchant… On n’était pas encore dans la crise d’adolescence, avec Lucas.
Le couple restait figé face à lui, les yeux immobiles et les mains croisées sur la poitrine. Le Goff comprit qu’il ne pourrait rien obtenir d’eux sur ce mode-là. Il demanda à voir la chambre de Lucas et à récupérer un vêtement pour aider les chiens à retrouver sa trace. La mère ne comprenait pas cette nouvelle requête : ses collègues étaient déjà venus hier, et ils avaient même emporté l’ordinateur. Ils ne pouvaient pas lui demander à ce moment-là ?
La chambre était dans un grand désordre. Rien n’avait bougé vraisemblablement depuis le départ de Lucas. Les cahiers d’école étaient étalés sur le bureau, ainsi que les stylos, sortis de la trousse éventrée. Il y avait un poster d’AC/DC accroché au mur, une guitare électrique bon marché et un ampli dans un coin, des vêtements traînant aux pieds du lit, et quelques photos de famille punaisées sur un tableau en liège. Lors de la première perquisition au domicile des Trumeaux, on avait fouillé la chambre en espérant trouver une lettre, un journal intime, ou quelque chose de ce genre, expliquant la décision du gosse de quitter le domicile familial, mais en vain. Les policiers du groupe de Le Goff épluchaient les listings d’appels du téléphone fixe – Lucas n’avait pas de portable –, examinaient minutieusement le disque dur, lisaient attentivement le courrier électronique de Lucas, consultaient les pages de ses camarades sur les réseaux sociaux, espérant trouver au moins un début d’explication. Peut-être l’ordinateur finirait-il par cracher sa vérité. Mais aucune information déterminante n’en était sortie pour l’instant, ce qui n’augurait rien de bon. Le capitaine eut un frisson.
– Je peux prendre les photos qui sont au mur ? demanda-t-il. Je vous les rendrai dès que j’en aurai fait une copie.
– Oui, bien sûr, répondit la mère en les décrochant du tableau. Là, on le voit avec nous, sur la plage ; et là, avec notre chien, un braque, mort l’année dernière. Lucas l’aimait beaucoup.
– Il a des copains, votre fils ?
– Oh ! il était surtout ami avec le fils des voisins, Ludovic.
– Il a des activités en dehors du collège ?
– Il joue au foot, dans le club de la ville. Qu’est-ce que vous voulez comme vêtement ? demanda-t-elle en fouillant dans du linge sale étalé par terre. Tiens, un tee- shirt, celui qu’il portait la veille, je m’en souviens maintenant, ça vous irait ?
– Très bien, ça fera l’affaire. Ne vous inquiétez pas, on ne l’abîmera pas. C’est juste pour les besoins de l’enquête.
Jean-Baptiste Le Goff serra la main des deux parents Trumeaux, promettant de les tenir informés. La mère le regarda partir, plantée sur le perron, comme stupéfiée.
Une fois sorti de chez eux, le capitaine nota quelques éléments sur les Trumeaux. Niveau de vie moyen : ne manquant de rien, mais pas spécialement aisés non plus. Tous les deux employés chez Carrefour Les Ulis, lui au rayon charcuterie, elle comme hôtesse de caisse. La quarantaine bien entamée. Visiblement très atteints, mais niant farouchement l’existence de tout problème ayant pu provoquer une fugue. Avaient-ils tout dit ?