Chapitre 25
— Dites donc, fit Hanson en regardant Mary de biais, les choses ne traînent pas, avec vous !
Elle faillit lui répondre qu’elles n’avaient que trop traîné jusqu’à présent, mais elle se retint et se contenta d’une moue évasive.
Il y eut un assez long silence, puis l’adjudant-chef demanda :
— Vous croyez vraiment que Conomor va parler ?
Elle secoua la tête négativement.
— Non. Il préférera payer le prix fort plutôt que d’entacher sa réputation de dur de dur.
Elle fit la grimace :
— Ah, ce code d’honneur chez les voyous… Ce romantisme à la graisse de chevaux de bois !
— Excusez-moi, dit Hanson, mais ça nous avance à quoi d’avoir arrêté Conomor ? Vous l’avez dit vous-même, il n’y a pas de charges suffisantes contre lui.
Mary eut un geste insouciant :
— Eh bien, on le relâchera !
Hanson fit claquer ses doigts devant son visage :
— Comme ça…
Mary confirma :
— Oui, on le relâchera même très vite.
Le gendarme ne paraissait pas d’accord. Il bougonna :
— On va encore passer pour des charlots !
— Laissez dire, fit Mary, rira bien qui rira le dernier.
— Je ne déteste pas la rigolade, assura le gendarme d’un air pincé, mais jusqu’à présent je n’ai pas vu d’occasion de m’esclaffer.
Il voulait bien laisser faire cette fille, conformément aux instructions du commandant Durand, mais il lui déplaisait de laisser sa brigade se déconsidérer. Il secoua de nouveau la tête :
— Je ne comprends pas ! On relâche Conomor, et après ?
— Après ? On court arrêter Frank Gaudu.
L’adjudant-chef en resta mâchoire pendante :
— Gaudu ? Qu’est-ce qu’il a fait, Gaudu ? Pourquoi qu’on l’arrêterait, Gaudu ? Parce qu’il vous a tabassée ?
— Mais non, je n’ai même pas porté plainte.
Puis elle ordonna :
— Regardez la route !
Dans son étonnement, l’adjudant-chef avait failli aller au talus.
— Oh ! fit-il en remettant la voiture sur le droit chemin.
Mary parut se parler à elle-même :
— C’est Gaudu qui téléphone !
— Vous en êtes sûre ?
— Ça ne peut être que lui ! Il a le mobile, il veut récupérer le motel des Forges, il fréquente Le Saloon, il est en affaires avec Conomor.
— Ce ne sont que des présomptions, dit l’adjudant-chef, vous avez des preuves ?
Elle avoua tranquillement :
— Non !
Ce je m’en foutisme apparent exaspérait Hanson.
— Alors ?
— Alors quoi ?
— Qu’est-ce qu’on fait sans preuves ?
Et il ajouta :
— Dans la gendarmerie, on ne travaille pas sans preuves !
Elle répliqua du tac au tac :
— Dans la police non plus, mais parfois les preuves, il faut aller les chercher !
— Les chercher ? Où ça ?
— Où ça ? Mais où elles sont, dans les crânes obtus de Gaudu et de Conomor.
Hanson en était à se demander avec inquiétude si elle n’envisageait pas de trépaner les suspects à la scie électrique pour dénicher leurs secrets.
— Allons, adjudant-chef, ne vous faites pas plus bête que vous l’êtes ! Tout porte à croire que Conomor et Gaudu savent mieux que personne ce qui est arrivé à vos gardes-chasse !
Hanson la regarda d’un air mi-figue mi-raisin.
— Avoir des convictions est une chose, dit-il, mais ça ne suffit pas.
Elle compléta :
— Il faut obtenir des aveux, voire retrouver les corps.
— Oui, et vous pouvez toujours courir pour qu’ils s’allongent, ces deux-là !
— Je n’ai pas l’intention de courir, dit-elle, ces gaillards vont trop vite pour moi.
— Alors ?
Le gendarme avait un petit air goguenard.
— Il faut qu’on y réfléchisse, Hanson.
— Ça fait deux ans que j’y réfléchis, grommela le gendarme. Je ne fais même que ça.
— Et si on réfléchissait à deux ? proposa-t-elle.
— Ça changerait quoi ?
— D’abord, il y a plus de matière grise dans deux têtes que dans une.
— C’est certain.
— Et puis, venant sur vos brisées sans a priori, j’aurai peut-être un regard nouveau…
Le gendarme admit :
— Pourquoi pas ?
Il braqua son index sur Mary :
— Vous, vous avez une idée !
Elle plissa les yeux.
— Peut-être…
Et après un silence :
— Je vous la donne pour ce qu’elle vaut ?
— Allez-y !
— Un, on laisse entendre à Conomor qu’on sait que Gaudu est l’auteur de ces coups de fil anonymes, mais qu’on n’a pas de preuves suffisantes pour l’arrêter. Deux, comme il nous faut un coupable, on arrête Conomor en lui expliquant que, s’il veut s’en sortir, il faut qu’il nous donne Gaudu.
L’adjudant-chef objecta :
— Oui, mais il vous a dit qu’il ne le ferait jamais. Et il est homme à tenir parole.
Elle sourit, et, balayant d’un revers de main l’objection, ajouta :
— Trois, on relâche Conomor et on court arrêter Gaudu à grand renfort de trompes.
L’adjudant-chef la contra de nouveau :
— Mais puisqu’il n’y a pas de preuves contre Gaudu !
Il regardait maintenant Mary comme s’il doutait de sa raison.
— Vous faites le grand jeu pour arrêter un type contre lequel on n’a rien ?
Hanson, mécontent, secouait la tête comme un cheval qui a trouvé des cailloux dans son picotin. Il avait du mal à avaler cette potion.
Alors Mary jeta avec insouciance :
— Eh bien on ne l’arrêtera pas !
Cette fois le gendarme ne pipa mot tant sa stupéfaction était grande. Il cessa de mâchouiller dans le vide, et elle lui demanda :
— Et vous savez pourquoi on ne l’arrêtera pas ?
— Non, fit Hanson en secouant la tête.
Elle martela :
— On ne l’arrêtera pas parce qu’il aura été prévenu.
— Par qui ?
— Mais par son gnome de frère et aussi par les deux clampins qui jouaient au billard dans l’arrière-salle ! Ces deux zigotos font partie de la b***e. Lorsque j’ai eu mon altercation avec Gaudu et qu’il s’est blessé, ils ont aidé à le porter hors de la salle. Je m’en souviens bien, on n’oublie pas des minois comme ça ! Vous savez pourquoi ils se planquaient dans la salle de derrière ?
Le gendarme fit « non » de la tête.
— Parce que Lulu Miliner leur a interdit de reparaître dans ce bistrot. Sans cela on les aurait retrouvés devant le bar. Ils ont tout entendu et à l’heure qu’il est, Gaudu a été mis au courant de ce qui vient de se passer au Saloon et il se félicite de l’attitude de son ami Conomor qui a refusé de le vendre, fût-ce au prix de sa liberté. Et puis il va apprendre que Conomor a été relâché. Pourquoi aurions-nous relâché Conomor, adjudant-chef ?
— Parce qu’il n’y avait rien contre lui !
— NON !
Cette fois le regard de l’adjudant-chef disait clairement qu’il doutait de la santé mentale du capitaine Lester.
— On ne l’aura pas relâché parce qu’il n’y avait rien contre lui, mais parce qu’il nous a donné Gaudu !
Hanson protesta :
— Vous savez bien que Conomor n’a rien donné du tout et qu’il n’ajoutera pas un mot !
— Ouais, dit Mary, mais l’essentiel n’est pas là !
— Et il est où, l’essentiel ?
— L’essentiel est que Gaudu en soit persuadé. Et il en sera d’autant plus persuadé que, sitôt Conomor relâché, nous nous mettrons, à grand bruit, à la recherche de Gaudu. Que va faire Gaudu, à votre avis ?
— Il va prendre le maquis et on ne le retrouvera jamais !
— Voilà ! Il va prendre le maquis et comme il connaît la forêt et les landes mieux que personne, comme il sera ravitaillé par les gnomes, il pourra, en effet, échapper aux recherches un certain temps, ce qui nous arrangera bien.
— Ça vous arrangera bien de ne pas le rattraper ?
— Exactement !
— Mais pourquoi ?
— Parce que tant qu’il sera en liberté, Conomor va trembler pour sa vie.
La voiture s’arrêta dans la cour de la gendarmerie. Le gendarme coupa le contact, serra son frein à main et déboucla sa ceinture de sécurité. Pour autant, il n’ouvrit pas sa portière.
— Je n’y suis plus ! avoua-t-il en secouant la tête.
Il avait beau avoir l’aval du commandant Durand pour laisser le capitaine Lester opérer à sa guise, il aurait bien aimé comprendre où tout ceci le menait.
— Ça nous arrange parce qu’on n’a pas de charges contre lui, expliqua Mary patiemment.
— Ah…
— Alors on attend qu’il y en ait.
— On attend quoi ?
— Que Gaudu se mette en situation irrégulière. À votre avis, que va faire Gaudu en apprenant que nous avons relâché Conomor ?
— Je ne sais pas, moi !
— Il va chercher à se venger !
— De Conomor ?
— Évidemment de Conomor, puisqu’il sera persuadé que c’est lui qui l’a donné !
— En somme Conomor joue le rôle de la chèvre ?
— J’aime autant que ça soit lui que moi, dit Mary.
— Mais dites donc, et s’il tue Conomor ?
— Je suis tentée de répondre que ce ne serait pas une grosse perte, mais comme je sens que cette réponse ne vous plaira pas, je préfère penser que ce n’est pas possible.
— Pourquoi ce n’est pas possible ?
— Mais parce que vous êtes averti, adjudant-chef, parce que vos hommes vont veiller sur Conomor comme les agents du FBI veillent sur Obama.
— Avez-vous idée de ce que représente une telle surveillance ?
— Parfaitement.
— Des hommes la nuit, le jour…
— Ça fait partie de votre job, non ?
— Oui, mais on n’a pas que ça à faire, grommela Hanson.
Mary fit celle qui n’avait rien entendu :
— Si je peux me permettre, je suggère de confier cette surveillance au chef Lebœuf. Il paraît qu’il a un contentieux avec Gaudu. Ça remonte à loin, à l’époque de la communale. Mais souvent ces rancunes de gamins sont tenaces. Je mettrais ma main à couper que Lebœuf serait particulièrement heureux de coller son ennemi de toujours à l’ombre. Faites-lui confiance, il saura arrêter Gaudu avant qu’il ne commette l’irréparable.
L’adjudant-chef fit la grimace :
— Vaudrait mieux !
Il sortit de la voiture et, suivi de Mary, entra dans le bureau du chef Lebœuf.
Conomor, toujours menotté, était assis sur une chaise face au chef Lebœuf qui regarda Mary entrer sans aménité. Elle le salua cependant cordialement :
— Bonjour chef…
Lebœuf grommela quelque chose d’indistinct en regardant Hanson avec perplexité, semblant se demander : « À quoi on joue ? »
Mary donna ses directives sur un ton qui n’admettait pas de réplique :
— Nous allons procéder à l’interrogatoire d’identité de ce monsieur puis il nous fera sa déposition.
— J’ai pas de déposition à faire, j’ai rien à dire ! grommela Conomor.
Néanmoins il répondit d’un air exaspéré au questionnement de routine : nom, prénoms, adresse, date de naissance…, renseignements que Lebœuf rentrait avec application en tapant laborieusement à deux doigts sur son clavier d’ordinateur.
Lorsque ce fut fini, Mary prit les choses en main :
— Monsieur Conomor, nous avons enregistré à plusieurs reprises des plaintes d’une habitante des bords du lac qui est harcelée par des coups de téléphone obscènes et menaçants. L’enquête a établi que ces coups de téléphone émanaient de votre établissement Le Saloon. Vous ne pouvez pas ignorer qui a téléphoné à cette dame.
— Je vous ai déjà dit que je n’en savais rien, gronda Conomor.
— Vous n’en savez rien ?
— En quelle langue faut-il que je vous le chante : JE N’EN SAIS RIEN !
Mary leva l’index en s’adressant à Lebœuf :
— Notez chef, monsieur Conomor ne sait pas qui téléphone depuis son bar.
Elle fit quelques pas dans le bureau pendant que Lebœuf tapait « je n’en sais rien ». Puis elle revint vers Conomor :
— Vous n’avez rien à ajouter, monsieur Conomor ?
Conomor secoua la tête énergiquement en fixant le parquet devant lui.
— Il n’a rien à ajouter, constata Mary. Notez, chef !
Pendant que Lebœuf s’escrimait sur son clavier, elle se pencha de nouveau vers le cabaretier :
— Et si je vous dis Frank Gaudu, ça n’éveille pas vos souvenirs ?
Conomor secoua de nouveau la tête sans mot dire. Quand ce silence eut assez duré, Mary insista :
— Vraiment, vous n’avez rien d’autre à déclarer ?
— NON ! hurla Conomor à l’intention de Mary.
— Bien, dit-elle sans se démonter. Je suppose que le chef Lebœuf a entendu. Vous avez entendu, chef ?
— Je ne suis pas sourd, grommela Lebœuf.
— Vous avez noté ?
— Oui !
Mary sentait le gendarme au bord de l’exaspération.
— Alors tout est en ordre, dit-elle. On peut débarrasser monsieur Conomor de ses menottes. Ça sera plus commode pour signer sa déposition.
Lebœuf, sous le coup de la surprise, regarda l’adjudant-chef, qui d’un mouvement de tête lui fit signe de s’exécuter. Conomor, libéré, se massait les poignets en regardant autour de lui d’un air incrédule.
Mary prit le document qui venait de tomber de l’imprimante et le lui tendit :
— Il vous reste à signer ceci, monsieur Conomor.
Le bistrotier ricana :
— S’il n’y a que ça pour vous faire plaisir…
Il raya la feuille d’un paraphe si rageur qu’il en perça presque le papier, plaqua le stylo bille sur la table et demanda :
— C’est tout ? Je peux y aller ?
— Oui, dit Mary. On va même vous reconduire, et ensuite on va aller arrêter Gaudu.
Conomor stoppa net :
— Qu’est-ce qu’il a fait, Gaudu ?
— Ben, si ce n’est pas vous qui avez téléphoné, c’est certainement lui. D’ailleurs, ce n’est pas vous qui avez prononcé son nom ?
— Moi ?
Conomor se frappait la poitrine, la mâchoire béante sous le coup de la stupéfaction. Il finit par la fermer pour clamer son innocence : « Mais je n’ai rien dit… »
— Ah bon, fit Mary avec son air le plus benêt, ce n’est pas vous qui avez parlé de Frank Gaudu ?
Conomor regarda les gendarmes l’un après l’autre :
— Elle se fout de ma gueule ou quoi ? Vous m’avez entendu parler de Gaudu ?
— Peut-être bien, hasarda l’adjudant-chef, tandis que Lebœuf, qui ne comprenait rien au film, regardait effaré Mary, Conomor et l’adjudant-chef Hanson.
— Peu importe, assura Mary d’un ton léger, à cette heure votre excellent ami Frank Gaudu, pour lequel vous étiez prêt à sacrifier un an de votre vie, est persuadé que vous l’avez donné. Je n’aimerais pas être à votre place, Conomor.
Le truand avait pâli.
— Qu’est-ce que c’est que cette magouille ?
Le front bas, il se tenait comme un taureau furieux, prêt à charger.
De la main, Mary lui donna son congé :
— Allez, filez ! Le chef Lebœuf va se faire un plaisir de vous raccompagner.
— Eh, doucement, fit le truand, c’est trop facile…
Il pointa Mary du doigt :
— Vous m’avez piégé, maintenant il faut me donner une protection !
— J’t’en foutrais des protections ! gronda Lebœuf.
Il poussa Conomor vers la porte en grondant :
— Allez, ouste ! Tu ne sais pas ce que tu veux, toi, tout à l’heure tu ne voulais pas nous accompagner, et maintenant tu ne veux plus nous quitter ! C’est quoi ce bordel ?
Mary leva la main pour retenir les deux hommes :
— Attendez, chef, je crois que monsieur Conomor vient d’avoir une excellente idée ! Il serait bon, en effet, de mettre une voiture avec deux hommes en protection devant Le Saloon.
— Vous n’y pensez pas ! s’exclama l’adjudant-chef.
— Mais si, comme ça, si Gaudu avait encore un doute sur la collusion de son ami Conomor avec la gendarmerie, il sera fixé.
— s****e ! hurla Conomor avant de sortir poussé par Lebœuf.
Ils n’étaient plus que deux dans le bureau, alors l’adjudant-chef laissa libre cours à sa colère ; et comme il n’avait que Mary face à lui, ce fut elle qui en bénéficia.
— Si vous croyez que j’ai les effectifs pour garder ce voyou…
— Tsss… fit Mary. Que vous manquez d’imagination, Hanson ! Vous avez bien dans votre garage une camionnette de réforme qui ne sert plus à rien ?
— Je peux en demander une au garage central, dit l’adjudant-chef après une seconde d’hésitation.
Après son mouvement d’humeur, il avait repris toute sa maîtrise et était redevenu l’homme pondéré que Mary avait apprécié dès leur première rencontre.
— Eh bien voilà ! Stationnez-la près du Saloon, et tout le monde pensera qu’il s’agit d’un soum et, même si ce « soum » est vide, tout le monde pensera que Le Saloon est sous surveillance.
Être redevenu courtois ne l’empêcha pas de marquer sa désapprobation :
— Tsss ! on a de drôles de méthodes chez les flics !
— C’est ce que me disent mes collègues, reconnut gravement Mary. Mais ne généralisez pas, adjudant-chef, tout le monde n’est pas comme moi dans la police.
Hanson, les lèvres pincées, ne répondit pas. Mais ce qu’elle l’énervait, bon Dieu, ce qu’elle l’énervait !
Elle ajouta d’une toute petite voix :
— Je pense que vous conviendrez qu’il n’y a rien dans ma manière d’opérer qui soit contraire à la procédure.
Hanson réfléchit quelques instants et reconnut, comme à regret :
— En effet, je n’y vois rien d’illégal.