Les cicatrices du silence

914 Mots
La nuit était tombée sur le domaine comme une chape de plomb . L’aile Est baignait dans l’obscurité , seule la lune dessinait une ligne pâle au travers des rideaux entrouverts . Dans sa chambre, Herman dormait . Enfin… il essayait . Au début , le sommeil fut calme . Puis , sans prévenir , le souvenir revint . Un cri , du feu , de la boue et elle . Sa compagne , sa lumière , son égale . Allongée dans ses bras , le souffle court . Du sang sur ses lèvres , ses yeux qui s’éteignaient lentement , comme une étoile qu’on souffle dans l’immensité noire du ciel . Il l’appelait , encore et encore mais sa voix ne portait plus . Il se réveilla en sursaut . Le cœur au bord de l’explosion , le souffle court , le dos trempé de sueur . Il se redressa sur le lit , passa une main sur son visage , elle tremblait . Cela faisait longtemps . Trop longtemps . Il ne savait pas ce qui avait ravivé ce souvenir . Peut-être… le regard d’Eléna , la veille . Ce lien qu’il refusait de nommer . Ce fichu cadeau qui trônait maintenant sur sa table de nuit . Il se leva sans bruit , s’habilla , descendit , sortit . La nuit glacée mordit sa peau mais il s’en moqua . Il resta dehors , debout , à regarder les étoiles jusqu’à ce que l’aube commence à poindre . ⸻ Le lendemain matin , Eléna se réveilla enjouée . Elle avait dormi comme une pierre . Le corps endolori , mais l’esprit léger . Elle était prête à affronter un autre entraînement , même à suer sang et larmes s’il le fallait . Elle descendit dans la cour à 6h02 , Herman était déjà là . Mais il ne la salua pas . Il ne tourna même pas la tête . Il lui jeta une corde . — Échauffement plus sauts , 200 . Elle le fixa un instant . — Bonjour à toi aussi… — T’es deux minutes en retard . — Tu comptes maintenant ? — Je compte depuis toujours . Vas-y . Surprise , elle s’exécuta . Mais chaque fois qu’elle jetait un coup d’œil vers lui , elle le sentait fermé , dur , glacial . Ce n’était pas comme d’habitude . Herman avait toujours été sévère , oui , mais juste . Froid mais pas cruel . Là… c’était autre chose . Le reste de l’entraînement fut plus dur que d’habitude . Aucune parole d’encouragement , aucune remarque sur sa progression . Juste des ordres secs , balancés sans la regarder . À la fin , alors qu’elle s’effondrait sur le tapis , il tourna le dos sans un mot . — J’ai fait quelque chose de mal ? demanda-t-elle , la voix faible . — Non . — Alors pourquoi tu fais la gueule ? Il se figea , dos tourné . — T’es pas ma priorité , Eléna . C’est un rôle , une mission . Rien de plus . Elle cligna des yeux , comme si on venait de lui gifler le cœur . — Tu crois que c’est ce que je veux , moi ? Te coller ? T’offrir des cadeaux ? Juste pour remplir une case ? Pas de réponse . — C’est pas qu’un rôle pour moi , Herman . Il fit un pas , lentement , toujours sans se retourner . — T’attache pas trop vite , gamine . Et il partit . Laissant derrière lui une Eléna tremblante , les bras autour des genoux , sans comprendre ce qui venait de se briser . ⸻ Dans sa chambre , Herman s’appuya contre le mur . Ses poings étaient serrés , il sentait sa respiration encore agitée . Pourquoi elle ? Pourquoi maintenant ? Il revoyait le regard de son âme sœur , juste avant sa fin . Ce regard de confiance absolue . Ce dernier “Je t’aime” silencieux qui le hantait depuis des années . Et là , Eléna . Ses grands yeux , son attachement grandissant . Son rire , sa peur . Sa tendresse naïve . Tu veux quoi , Herman ? Remplacer l’ancienne par une nouvelle ? Te mentir en croyant que cette gamine ne compte pas déjà trop ? Il grogna , donna un coup dans la commode . Le bois craqua sous sa main . La petite boîte — le cadeau d’Eléna — tomba au sol . Il la ramassa , tremblant . Il faillit la jeter . Mais il ne le fit pas. Il la reposa , lentement . Puis s’assit au bord du lit , le regard perdu . T’es pas prêt , tu croyais que tu l’étais . Tu croyais que tu pouvais t’ouvrir à nouveau , juste un peu . Mais t’as peur . T’as peur d’aimer et de reperdre . Il ferma les yeux . Puis il souffla : — J’suis désolé, gamine… Mais elle ne l’entendait pas . ⸻ Ce soir-là, Eléna ne descendit pas dîner . Elle resta dans sa chambre , les yeux secs . Mais le cœur lourd . Elle ne voulait pas pleurer . Elle voulait comprendre . Pourquoi il changeait ? Pourquoi il l’éloignait ? Et une petite voix en elle lui souffla : Il est encore brisé . Et les gens brisés… repoussent tout ce qui peut les réparer .
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