IIDans l’après-midi de ce jour où Mme Barduzac m’avait fait part de l’invitation des Samponi, je sortis pour faire quelques courses. Le temps était orageux ; je m’en allais sans entrain, avec le même air lassé, je pense, que tous les gens coudoyés par moi. Comme je traversais une rue, un homme jeune, bien mis, me salua. Je reconnus le docteur Borday, un jeune médecin que Mme Geolle avait récemment présenté à Mme Barduzac, lors de sa dernière soirée mensuelle.
Tout en continuant ma route, je me remémorais quelques mots aimables prononcés par ce jeune homme, qui avait une figure agréable et des manières distinguées. Il m’avait regardée ce jour-là un peu plus longuement, peut-être, qu’il n’eût dû le faire, et j’avais détourné les yeux en prenant un petit air digne. Parce que j’étais jolie, s’ensuivait-il que l’on pût se permettre de me dévisager ainsi ?
Car j’étais jolie. Dire le contraire eût été de la fausse humilité. La régularité de mes traits laissait peut-être à désirer, mais j’avais un teint délicat, des cheveux châtain doré, qui ondulaient tous seuls, et de grands yeux noirs vifs et doux. D’après ce que m’avait dit un jour Mme Geolle, ma physionomie devait être très expressive. En outre, j’étais mince, bien faite, habillée d’un rien, et mes mains, la finesse de mes attaches, dénotaient mon origine aristocratique, s’il fallait en croire toujours Mme Geolle.
Ces constatations ne me rendaient pas vaniteuse. Jusqu’ici, j’ignorais la coquetterie. Si j’aimais être gentiment mise, ce n’était aucunement dans le but d’attirer l’attention masculine. Celle-ci, je dois le dire, me laissant fort indifférente, aucun des cinq ou six jeunes gens que j’avais pu connaître jusqu’à ce jour, dans le cercle des relations de Mme Barduzac, n’ayant eu l’heur d’attirer ma sympathie.
En songeant ainsi, j’avais atteint le magasin « Aux Rois Mages », but de ma sortie. Près de la poste, je croisai M. Huchard, un ancien commerçant, ami des Barduzac, chez lesquels il venait chaque dimanche dîner et faire sa partie. Il avait très largement dépassé la cinquantaine, portait perruque brune et essayait de me faire la cour, sans se rebuter de ma froideur. Cette fois encore, il m’adressa un grand salut et s’arrêta pour me demander des nouvelles de Mme Barduzac, en bombant son torse sous une jaquette du bon faiseur. Je répondis en quelques mots brefs et le quittai pour pénétrer dans le magasin.
Au rayon de mercerie, je fis mes petites emplettes. Cela réglé, je flânai un instant entre les comptoirs. Des étoffes de tous genres, dépliées, offraient aux yeux des acheteurs l’invite de leurs nuances variées. Il y en avait pour tous les goûts. Mais le mien s’arrêta sans hésitation sur un crêpe bleu pâle – un bleu doux, délicieux, qui rappelait celui d’un ciel d’été, après la pluie.
Je pensai : « Voilà comme je voudrais ma robe, pour la matinée des Samponi. »
Et, aussitôt, un plan s’élabora dans mon esprit. Mme Barduzac allait vouloir me conduire chez sa couturière, qui m’habillait mal. Toutes deux, en outre, m’imposeraient leur goût, lequel n’était jamais conforme au mien. Si j’achetais cette étoffe ? J’étais adroite, je ferais cette robe moi-même... Mme Barduzac serait furieuse, évidemment, mais il faudrait bien qu’elle acceptât le fait accompli, ce magasin ne reprenant pas les marchandises.
Un commis s’approchait. J’indiquai le métrage nécessaire après m’être assuré que j’avais sur moi assez d’argent. Puis, la jolie étoffe enveloppée, je l’emportai, toute satisfaite de mon achat et pas fâchée de jouer un tour à Mme Barduzac.
Elle traversait précisément le vestibule comme j’entrais. Son regard fut aussitôt attiré par mon paquet.
– Qu’apportez-vous là, Gillette ?
– De l’étoffe, madame, du crêpe bleu pâle pour faire ma robe.
– Du crêpe... pour votre robe ? Vous avez choisi sans moi et sans demander conseil à Mlle Boitte ?
– Je n’ai pas besoin de l’avis de Mlle Boitte, car je compte faire cette robe moi-même.
Elle leva un peu les bras en laissant échapper un ricanement.
– Ah ! Ce sera du joli ! Vous serez bien mise ! Mais je n’ai aucunement envie d’attirer les moqueries de tous, en conduisant chez les Samponi une caricature.
Je ripostai :
– Soyez tranquille, je ne vous ferai pas honte. Et j’aurai une toilette complètement à mon idée.
– Elles sont sensées, vos idées !... Montrez-moi cela.
Je défie le paquet et, dans la salle à manger, j’étalai l’étoffe sur la table. Sous le jour ensoleillé qui pénétrait librement ici elle me parut plus jolie encore.
Mme Barduzac leva les épaules et plissa son nez qu’elle avait large et court.
– C’est une étoffe trop légère, qui ne fera pas d’usage. Et ce bleu ! Quand vous aurez porté trois fois votre robe, vous verrez ce qu’elle sera devenue !
Ses gros doigts palpaient le crêpe et elle renifla de dédain.
– ... Cet achat est une sottise ! Aussi avez-vous eu bien soin de le faire sans me consulter...
Je me retins pour ne pas répliquer : « Naturellement ! »
– ... En outre, vous n’ignorez pas que le bleu pâle a toutes mes antipathies. Sans doute est-ce pour cela que vous avez choisi cette nuance ?
– Oh, pas du tout, madame ! C’est simplement parce que je l’aime.
D’un geste méprisant, elle rejeta l’étoffe.
– Vous ne serez jamais une femme sérieuse. Je l’ai toujours prédit à mon mari, et il peut constater aujourd’hui si j’ai vu juste.
Elle sortit là-dessus en levant les épaules, mouvement fréquent chez elle au cours de nos entretiens. Et, bien vite, j’emportai le crêpe azuré qui semblait un léger morceau du ciel.
Je dois dire en toute sincérité que ma robe était une des plus charmantes parmi celles qui embellissaient la réunion des Samponi. Je l’avais ornée de fort belles broderies blanches qui me venaient de ma mère et qui, à elles seules, lui donnaient un aspect d’élégance discrète, car par ailleurs la façon en était très simple. Un coup d’œil sur mon miroir m’avait appris qu’elle m’allait fort bien et que ce bleu pâle seyait admirablement à mon teint. Mme Barduzac, cependant, trouva moyen de me dire aigrement, en m’inspectant de la tête aux pieds avant le départ :
– Cette toilette ne vous va en aucune façon. Votre teint n’est décidément pas fait pour les nuances claires. Mais peu vous importe, pourvu que vous échappiez aux conseils des personnes expérimentées.
Ce jugement ne m’émut pas. Au contraire, il me confirma dans l’idée que ma toilette était fort réussie. Et les compliments plus ou moins bien tournés que me glissèrent mes danseurs achevèrent de m’en convaincre.
L’après-midi était chaud et beau. Aussi quittait-on volontiers les salons pour se répandre en groupes dans le jardin très ombragé où le buffet était dressé. En terminant une danse pour laquelle il avait été mon cavalier, le docteur Borday me demanda si je voulais prendre une coupe de champagne. J’acquiesçai et il m’emmena au-dehors.
– Voyez, me dit-il à mi-voix, en me montrant une échancrure bleue dans le feuillage touffu des vieux hêtres, votre robe est de la couleur du temps.
Il ramena son regard vers moi, et je rougis un peu, car une lueur d’admiration y avait passé.
Nous nous assîmes non loin des tables du buffet et causâmes en vidant lentement nos coupes. Il avait un tour d’esprit, une culture intellectuelle qui le mettaient au-dessus des autres jeunes gens présents à cette réunion. Son regard était agréable, un peu câlin.
Ce docteur Borday m’eût été fort sympathique sans un certain air de fatuité qui le déparait à mes yeux. Car si je détestais quelque chose au monde, c’était la pose.
Je plaisais sans doute beaucoup au jeune médecin, puisqu’il m’invita encore deux fois, ce qui fut très remarqué, à en croire Mme Barduzac.
– Oui, ma chère, déclara-t-elle pendant le trajet du retour, votre coquetterie a attiré ce jeune homme. Tout le monde l’a constaté.
Je répondis tranquillement :
– Il me semble pourtant que ma coquetterie est peu de chose auprès de celle de Carlotta Samponi.
– Carlotta agit plus franchement. Vous, sous vos airs réservés, vous savez tout aussi bien vous faire remarquer. Mais ne vous illusionnez pas trop. Le docteur Borday recherchera certainement une très grosse dot.
– Cela le regarde, madame, je n’en ferai pas une maladie.
Et, comme nous passions devant une maison contenant des logements d’ouvriers, je m’arrêtai quelques secondes pour demander de ses nouvelles à une vieille femme que j’aidais à vivre – ce qui me valut une sèche mercuriale de Mme Barduzac quand je la rejoignis.